Étiquette : Christianisme

  • Le Royaume

    Le Royaume

    Je viens de lire « Le Royaume« , d’Emmanuel Carrère.

    L’histoire des premiers chrétiens à  travers les Evangiles

    C’est un livre racontant dans un style très original l’histoire des premiers chrétiens, à  savoir les apôtres et leurs proches. Le style est original parce qu’il mêle habilement des évènements se passant il y a plus de deux mille ans, et des éléments autobiographiques, des réflexions de l’auteur, concernant sa propre relation à  la foi.
    J’ai vraiment beaucoup apprécié ce livre. L’éclairage apporté par Emmanuel Carrère sur les évangiles, et l’histoire des premiers chrétiens est extraordinaire. A la fois historique (très documenté), et aussi très personnel. Luc, particulièrement, est mis au centre de la narration, parce qu’Emmanuel pense, avec d’autres, que c’est le plus « neutre » des observateurs (à  la différence de Paul, qu’il a accompagné sur de longue période, et qui était beaucoup plus engagé dans un combat presque politique, et beaucoup moins intéressé par le véritable Jésus).

    Rapport à  la Foi

    Ce qui donne une saveur particulière au livre pour terminer, c’est le rapport très particulier d’Emmanuel Carrère à  la foi : d’abord non croyant, il a connu une sorte de « révélation » il y a plus de dix ans, pour finalement ne plus croire en Dieu, tout en restant sensible au message des Evangiles. Pendant ces années où il était croyant, il a travaillé, énormément, sur les textes des Evangiles, sur des documents historiques, des livres, et son rapport aux Evangiles est extraordinairement riche. Tous les jours, Emmanuel Carrère, lisait des passages des Evangiles, et les commentait dans des carnets. Pas de Foi sans Travail ?

    Bref, je vous recommande ce livre chaudement. Pour moi qui ne connaissait rien aux Evangiles (j’ai un peu honte), j’avoue que ça été passionnant, enrichissant, et vraiment fort. Et c’est à  mon goût très bien écrit, puissant et drôle par moment. Et très touchant dans le chapitre de conclusion où Emmanuel Carrère partage avec nous une expérience très particulière, de manière simple et émouvante.

  • Interview d’Alain Boyer : septieme partie

    Suite et fin de la partie de l’interview consacrée à  l’Islam. Alain Boyer revient ici aux sources philosophiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam. L’exposé est plus long, mais précise bien les différences existant entre ces trois courants de pensée. Et la difficulté intrinsèque pour une religion comme l’islam, dans laquelle le texte est sacré, à  s’adapter à  une société ouverte.

    {suite de la partie précédente}

    A. Boyer : […] Le judaïsme était fondamentalement une religion « pour les Juifs », c’est à  dire un alliance particulière d’un peuple particulier avec le Dieu créateur de tous les hommes. Déjà  il y a une petite difficulté, que certains Juifs croyants réfutent en s’appuyant sur le fait qu’on a mal interprété la Bible, mais il y a quand même l’idée de « peuple élu ». Elu, ça veut dire « choisi » en latin (on dit « mon élu(e) », pour dire « mon aimé(e) »). Donc le peuple élu, c’est le peuple préféré, les autres peuples étant restés dans le polythéisme. Mais le judaïsme, comme tu le sais, n’est pas prosélyte — sauf juste avant JC — fondamentalement, les Juifs veulent rester entre eux. C’est une forme de communautarisme religieux. Encore fois, je n’ai rien contre, si ils veulent être entre eux, mais ils n’ont pas l’intention de convertir le monde entier à  leur religion.

    Si on en revient au Christianisme, fondé par Jésus, bien sûr, Dieu pour les chrétiens, un homme admirable pour les autres (dont je suis, puisque j’ai perdu la foi catholique, j’ai oublié de le dire tout à  l’heure, mais c’est important : en Mai 68 en devenant marxiste, je devenais athée, c’était conséquent, Dieu était l’image du père, et je n’ai jamais retrouvé cette foi. Parfois je regrette de ne plus l’avoir parce que c’est bien utile, quand on y croit, pour se consoler des deuils successifs), donc le christianisme, fondé par Jésus, mais qui n’a rien écrit (comme Socrate) a été fondé du point de vue scripturaire par saint Paul, qui est comme je le dis souvent à  mes étudiants le seul être humain à  ma connaissance a avoir été à  la fois rabbin juif, éduqué en grec (la langue dans laquelle il écrivit), citoyen romain et chrétien ! Le seul homme a avoir ces 4 « qualités ». Et c’est lui le premier fondateur du christianisme comme « nouvelle religion ». Les Epîtres de Paul précèdent les Evangiles. C’est une histoire de conversion, parce qu’il a commencé par martyriser les chrétiens, c’est raconté par son disciple Luc, dans les Actes de apôtres. Deux phrases importantes : une dans l’Evangile, lorsque les Pharisiens, un des groupes qui, sous l’occupation romaine, (coloniale, impérialiste) ont décidé, non pas de collaborer, mais de ne pas se révolter contre les Romains, à  partir du moment où ceux-ci acceptaient que la religion (la chose la plus importante) juive puisse être pratiquée, en particulier dans le Temple. C’étaient des gens très pieux, dont Jésus critique la pratique de certains (pas tous !), car ils lui semblaient pratiquer la Thora seulement de manière « extérieure », hypocritement. C’est le courant pharisien qui a donné le judaïsme après la destruction du Temple d’Hérode à  Jérusalem (dont il ne reste que le fameux « Mur des Lamentations », enjeu politique actuel considérable !) par les Romains (Titus, pourtant amoureux de la Juive Bérénice..) , en 70.

    Ce sont des gens qui comme Jésus croyaient à  la vie après la mort, et ce contrairement aux Saducéens, les grands prêtres du Temps, mais qui se demandaient ce qu’était ce rabbin, ce docteur de la foi appelé Jésus. Les pharisiens viennent dire à  Jésus, est-ce que tu es sur notre position, ou est-ce que tu es un zélote ? Les zélotes c’étaient ceux qui proposaient la révolte armée. Certains historiens émettent l’hypothèse que Juda était un zélote, voire un sicaire, et au fond pensait qu’il fallait passer à  la lutte armée, et que le sacrifice de Jésus était quelque chose qui allait provoquer le soulèvement. Le soulèvement a eu lieu puisque Jésus est mort en 30 après JC (né .. en 3 avant JC ! ), et la révolte a eu lieu 40 ans après, en 69-70, mais sans rapport avec la crucifixion de Jésus. Les pharisiens veulent le piéger, en demandant à  Jésus : « Est-ce qu’il faut payer l’impôt ? »

    La question de l’impôt est toujours une question centrale, philosophiquement, politiquement, et économiquement. Dès qu’il y a Etat, il y a impôt. Et dès qu’il y a colonisation, il y a impôt. Faut-il payer le tribut à  Rome ? La désobéissance civile, c’est d’abord refuser de payer l’impôt. Quand on n’est pas d’accord, et qu’on ne veut pas se révolter militairement. Mais c’est déjà  une forme de révolte, puisque si on ne paye l’impôt, les Romains vont venir nous mettre en prison. On était sous Tibère, le premier tyran romain. L’envoyé de Tibère, c’était Ponce Pilate, c’était une domination très forte, mais ils laissaient la religion tranquille. Alors les Pharisiens demandent : « Faut-il payer l’impôt ? » et ils montrent à  Jésus une pièce de monnaie, où il était écrit « César » (le nom de tous les empereurs). Jésus prend la pièce et dit « qu’est ce qu’il y a sur cette pièce de monnaie? » : c’est l’image de « César » (L’Empereur Romain, l’Etat incarné et quasi divinisé..) . Et il leur rend la pièce en disant cette phrase célèbrissime :  » Il faut rendre à  César, ce qui est à  César, et à  Dieu ce qui est à  Dieu ». L’évangile dit que les pharisiens sont repartis en se demandant ce qu’il avait bien voulu dire… Mais c’est une phrase qui a eu énormément de conséquences politico-philosophiques. Ce qui est à  Dieu est plus important que ce qui est à  César (la religion est au-dessus de tout). Mais en même temps, séparation du politique et du religieux.. C’est à  dire pas de révolte contre les Romains, et dualité des autorités. Mais dualité hiérarchisée, Dieu est au-dessus de César, même s’il faut quand même obéir à  César. La solution sera la conversion pacifique de l’Empire, a urique du martyr, et qui aura lieu avec la conversion de l’Empereur Constantin, trois siècles après ou presque, et qui est l’évènement le plus important de l’histoire de l’Europe ! Et le propos de Jésus est corroboré dans l’Epitre de Paul au Romains (« épître », c’est une lettre, il écrivait aux chrétiens de Rome), 13 ligne 1 ; Paul devenu chrétien, car converti sur le chemin de Damas, où Jésus lui était apparu et lui avait dit « Pourquoi me fais-tu du mal? » puisqu’il faisait partie des gens qui martyrisaient les premiers chrétiens, en tant que rabbin juif orthodoxe. Converti, donc, il annonce « la bonne nouvelle » (« évangile » en Grec), Claude était l’empereur à  ce moment , mais Paul finira martyrisé par Néron, comme Pierre (lui, sur le mont Vatican), saint Paul dit donc « toute autorité vient de Dieu » (« Omnis potestas a Deo »). Cette phrase aura une importance considérable.

    Le christianisme est donc fondé sur cette espèce de tension terrible, mais féconde, avec l’idée d’une séparation des autorités, mais en même temps qu’il faut obéir aux autorités politiques, quelles qu’elles soient, sauf si elles empêchent le culte chrétien, qu’on continuera à  faire, même dans les « catacombes ». Mais il vaut mieux obéir à  Dieu, en cas de conflit. C’est ce que Spinoza appellera le problème théologico-politique. Mais cette phrase de Jésus (« rendre à  césar ce qui est à  césar, et à  dieu ce qui est à  dieu ») ouvre la voie à  l’idée d’une séparation possible du politique et du religieux. Mais Pierre a aussi dit « il vaut mieux obéir à  Dieu qu’aux hommes », phrase sur la quelle s’appuieront les Protestants au 16e siècle, après l’horrible massacre de la Saint Bathélémy (1572), pour justifier le « tyrannicide ».

    L’Islam, de l’autre côté, refuse plusieurs thèses du christianisme : d’abord l’idée de l’incarnation. si on me demande si je suis chrétien, je réponds « ça veut dire quoi être chrétien ? ». J’admire la morale évangélique (pas tout) ! Mais, « être chrétien », ça veut dire que Dieu s’est incarné, en Jésus. Jésus est Dieu, et il est ressuscité. On rajoute le Saint-Esprit, ça fait trois personnes en une seule nature. C’est le dogme chrétien : Sainte-Trinité. Cette idée, l’islam la refuse et fait de Jésus l’avant-dernier prophète. Les Juifs disent, quant à  eux, que Jésus est un faux-prophète. L’islam reconnait que le christianisme fait partie des écritures saintes. Abraham, Marie sont très importants dans l’Islam. Alors que pour les juifs, Abraham oui ! mais pas Jésus ni sa mère ! (Il y a une plaisanterie juive là -dessus, qu’un ami (juif) m’a racontée : comment on est sûr que Marie était juive ? parce qu’elle prenait son fils pour un dieu ! C’est une blague sépharade…) L’islam abandonne l’idée de la nature divine de Jésus, revient à  la circoncision (ce qu’avaient aboli Paul, Pierre et Jacques). La circoncision doit être celle du coeur (en hébreux, circoncision c’est le même mot que alliance, berith, c’est le signe de l’alliance d’Abraham avec son Dieu). L’islam est proche du judaïsme au point de vue doctrinal. Monothéiste. Mais ils retiennent du christianisme l’idée que la religion doit être universalisée. Ce que les juifs ne voulaient pas. Mais les musulmans n’ont pas à  « rendre à  césar ce qui est à  césar , et à  dieu ce qui est à  dieu ». Ce qui fait que l’idéal coranique, c’est l’oumma (communauté), régie par la charia (droit) qui n’est pas toute abbérante (il y a des choses très bien dans la charia, l’idée de justice sociale…) mais qui est quand même du 7ème siècle ! Lapidation des femmes adultères ! (refusée par Jésus dans un des plus beaux passages de l’Evangile…)

    à‡a date un peu…

    à‡a date un peu, quand même ! Mais il n’y a pas cette possibilité d’ouverture que donnait la phrase de Jésus. C’est un problème. Le second problème, qui est important, c’est que, aussi bien pour les juifs que pour les chrétiens, les textes sacrés sont sacrés (ce sont des « auctoritates »), mais ce sont quand même des oeuvres d’hommes (à  part les 10 commandements dictés à  Moïse par Yavhé sur le mont Sinaï), tout le reste c’est l’oeuvre d’hommes. La Bible est écrite par des hommes. D’une certaine manière, ça peut être discuté. à‡a a été écrit par des hommes, à  une certaine époque. La doctrine musulmane consiste à  dire que le Coran est « incréé », comme …Jésus-Christ (= Messie) pour les Chrétiens. Il a le même statut que Dieu. Absolument intouchable. Evidemment interprétable, tout est interprétable, c’est ce qu’on appelle l’herméneutique, ça a été inventé pour l’interprétation de la Bible (Schleiermacher). Mais il y a quelque chose de beaucoup plus, je ne veux pas être insultant, de plus rigide dans l’adhésion au Coran. C’est Dieu. C’est Dieu lui-même qui prononce ces mots ! Puisqu’on sait en plus que Mahomet était illettré. Ce n’est pas lui qui parle, il n’est que le transmetteur. Il y a Mahomet qui parle, et on rapporte aussi ses propres propos humains (les hadiths), mais le Coran c’est Dieu ! Comme c’est Dieu, tout est absolument vrai ! on ne touche pas une virgule !

    Ca, ça pose un problème, parce qu’il y a une sourate, la sourate 4 sur les femmes, qui contient un certain nombre de choses qui sont un progrès par rapport à  ce qu’étaient les pratiques des nomades arabes à  l’époque pré-islamique. On ne peut avoir que 4 femmes, avant c’était autant qu’on voulait. Mais Mahomet précise qu’on peut avoir aussi des maitresses. Il en avait lui-même 9. C’était un homme qui …aimait les femmes, et le sexe, contrairement à  Jésus (d’après les textes). Il a deux caractéristiques, Mahomet, qui le distingue des autres fondateurs de religions comme Moïse ou Bouddha ou Jésus : c’est un homme qui aime les femmes, mais qu’il ne les rends pas égales en droit aux hommes,et surtout c’est un chef militaire, un conquérant. Historiquement, étant donné cette foi universelle, l’islam a fourni une idéologie pour conquérir un empire mondial ! En un siècle, les Arabes sont arrivés à  Poitiers ! A partir de la Mecque, en un siècle ! Et de l’autre côté jusqu’en Chine et en Inde. Donc, potentiellement, le monde doit être musulman, pour son bien, son salut.

    C’est ce que j’avais cru comprendre, qu’il y avait la distinction entre l’umma, le monde musulman, et le reste du monde qui est à  laisser en paix si on ne peut pas faire autrement, soit à  conquérir.

    Absolument ! cela dit, alors qu’on était dans la période la plus noire du moyen âge occidental. Culturellement, il n’y avait plus que les couvents, c’était le moyen âge le moins cultivé (à  part la parenthèse de Charlemagne), les musulmans ont développé à  Bagdad, ou à  Cordoue, des civilisations extrêmement raffinées, évoluées. A partir du 12ème siècle, je n’ai pas d’explication, c’est l’inverse qui s’est passé. L’Europe a pris son envol, profitant d’ailleurs de la science arabe, inspirée surtout des Grecs. Mais aussi, les chiffres, que les Arabes avaient pris chez les Indiens, notamment le zéro Les grammairiens indiens avaient inventé un signe pour décrire l’absence de phonème, c’est à  dire avaient inventé le 0., que les Grecs n’avaient pas, pour des raisons philosophiques profondes. L’Un est avant tout, le rien, le « zéro », n’est pas.

    Oui, on dit « szifr » en arabe, qui a donné « chiffres »

    Oui. Donc les Arabes avaient importé et fait progresser la culture grecque. Il y a eu de très grands philosophes, Avicenne, Avérroès. Mais tout ça s’est arrété au 13ème sicèle. Alors qu’au 13ème siècle, l’occident commence la renaissance, la science, l’art, les républiques reviennent, les idéaux de liberté, la bourgeoisie commerçante. Le monde arabo-musulman, lui n’a pas bougé. Il y avait une lutte entre les philosophes éclairés, pour aller vite, et les théologiens dogmatiques, qui l’ont emporté. Et depuis, rien….

    Pour un observateur non érudit, on a l’impression que c’est ce qui manque, en ce moment, cette prise de distance par rapport au texte, et que c’est ce qui remettrait cette culture en mouvement ?

    Oui, simplement elle est nécessaire, mais elle est plus difficile ! Etre chrétien, c’est croire à  la divinité du Christ, être musulman, c’est croire à  la divinité du Coran. Du texte. C’est difficile d’être musulman, et de dire, « bon, la sourate 4 sur les femmes, c’est lié à  l’époque, mais ce n’est plus valable maintenant ». Qu’il faille trois femmes pour le témoignage d’un homme, c’est dans le Coran. Et le Coran, c’est Dieu. Et Dieu est éternel et absolument véridique.

    De là , effectivement, viennent beaucoup des difficultés d’adaptation à  une société ouverte et démocratique.

    Exactement. « Société ouverte » c’est une expression de Popper.

    Justement, on va peut-être passer à  Popper. En tout cas merci beaucoup pour ces éléments historiques et philosophiques, que je ne connaissais pas bien du tout, et …

    Mais je ne veux pas être catégorisé comme anti-musulman. Simplement, si j’étais musulman, avec des convictions démocratiques et libérales, j’aurais un problème.
    Oui clairement, l’Islam à  un problème avec la démocratie

    Il faut qu’ils le règlent.

    Oui, et je trouve que pour ça il faut qu’on entende des gens qui se revendiquent comme musulmans, désolé je sors un peu de l’interview, et qui en même temps prônent une distance par rapport aux textes. Certains le font, y compris dans des pays où l’islam est la règle, avec beaucoup de courage, mais ça reste rare, je trouve…

    Le problème, c’est que pour les fanatiques, parfois dirigeants religieux, les musulmans dont tu parles, et qui existent, en Inde, en Egypte, en Iran, en Algérie, sont pour les fanatiques dogmatiques les pires ennemis. Parce que ce sont des traitres. Ce n’est pas l’adversaire chrétien. C’est le traitre interne. Alors lui, couic !

    Justement, dans les pays démocratiques, c’est notre rôle d’aider cette prise de parole, et de la favoriser….?

    Oui tout à  fait.

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !

  • Interview d’Alain Boyer : sixième partie

    La dernière fois, nous avions discuté avec Alain Boyer (qu’il soit remercié d’être venu participer aux discussions en commentaires) de démocratie, de tyrannie, et de liberté. Une valeur fondamentale qui ressortait était la nécessité d’avoir une égalité de droit entre les individus. Avec la notion de Justice sous-jacente. Cette thématique, la tyrannie et la démocratie, avait une suite naturelle : la religion et ses excès, notamment à  l’heure actuelle avec l’Islam. Ce sera l’objet de cette partie, ainsi que de la suivante…Bonne lecture, et n’hésitez pas à  réagir en commentaire !

    On va aborder l’Islam, alors, puisque c’est le sujet suivant. C’est un peu le sens des questions que je voulais poser sur l’Islam : j’ai l’impression qu’on a pu, en France, faire des concessions sur des choses justement qui font partie du socle de valeurs non négociables. Qu’en penses-tu ?

    Je suis d’accord. Mais c’est un problème extrêmement délicat. Il est normal, et là , je suis popperien, qu’on fasse des erreurs, et qu’on apprenne. On n’a pas de solution toute faite. Il faut avoir cette conviction que quelqu’un qui pratique l’inégalité des hommes et des femmes est en contradiction avec le Droit français. « Mon témoignage d’homme vaut celui de trois femmes », non ! C’est impossible. Mais le problème est complexe. Comme dans tous les problèmes moraux et politiques, on utilise des notions plus ou moins floues, en philosophie on appelle ça des « concepts vagues », c’est le contraire de la pensée scientifique, mais c’est inévitable, et même nécessaire pour que le langage humain soit possible.

    Un concept vague, c’est un concept dont les deux pôles (un concept c’est toujours une opposition) sont clairement identifiés. Par exemple une ville. Là  on est dans une ville, et dans la forêt de Fontainebleau on est clairement à  la campagne. Mais entre les deux, il y a un moment où la question se pose : »est-ce qu’on est dans une ville, ou à  la campagne ? » Il n’y a pas de scission nette. C’est les Grecs qui avaient trouvé ça (ils ont presque tout trouvé), ils appellent ça le paradoxe du « tas » (un « sorite ») : à  partir de combien de grains de sable il y a un tas ? si je prends un tas de grains de sable, et si j’enlève un grain, à  la fin il n’y a plus de tas. A quel moment il n’y a plus de tas ?

    Donc les concepts politiques sont souvent nécessairement vagues. Et le Droit doit trancher dans le vague. Il doit y avoir un moment de convention, ce n’est pas entièrement arbitraire, mais il faut bien dire : là  on arrête. Où faut-il mettre le curseur ? Interdiction du voile dans les écoles, ou autorisation du voile dans les écoles ? Moi j’ai pas de réponse a priori. Il faut des expériences. Peser le pour et le contre. Par exemple, le « pour » l’interdiction est très évident, puisque c’est un symbole d’alénation ou parfois d’auto aliénation de la femme, en plus c’est un signe religieux ostentatoire, donc contraire à  l’idée de laïcité, mais le « contre », c’est à  discuter, est-ce que ces jeunes filles, il vaut mieux qu’elles reçoivent l’enseignement laïc, ou qu’elles soient envoyées dans une école islamique, où là  elles n’apprennent que le Coran ? J’ai fini par être pour l’interdiction du voile dans les écoles, à  cause des premières raisons, mais j’avoue que je n’ai pas de position absolument dogmatique. Ce qui me fait être pour, c’est que je pense que l’islamisme (à  ne pas confondre avec l’islam) dont on connaît les effets, lui, est un ennemi, et lui a une politique. Une politique d’infiltration dans les démocraties européennes, qui est très dangereuse. Ils vont profiter de toutes les failles. Et donc il faut mettre un coup d’arrêt.

    Ce que je trouve difficile, en terme politique, à  ce niveau là , c’est que l’islamisme se sert, dans sa stratégie d’infiltration, de l’Islam au sens large pour venir pousser. Et c’est là  où c’est difficile : la réflexion, avec les arguments que tu énonçais, ne peut pas se faire uniquement en évoquant le voile par rapport à  un islam modéré, parce qu’on sait qu’ils se servent du voile pour…

    Les barbus sont derrière. Et ils sont très très dangereux. La démocratie libérale est fondée sur l’idée que il n’y a pas qu’une conception possible du sens de la vie. Nous pouvons vivre en commun, en ayant des conceptions du sens de la vie différentes. Je cite toujours un beau poème d’Aragon (par ailleurs stalinien épouvantable), mais grand poète, et qui dans « la Rose et le Réséda », à  propos d’un résistant communiste et d’un résistant catholique qui s’étaient fait fusiller par les Allemands, dit « celui qui croyait au ciel, et celui qui n’y croyait pas » : tous les deux ont lutté pour la même cause. Mon père était chrétien, mais il y a eu énormément de résistants communistes. Mais il n’y a pas eu que des résistants communistes.

    Mais, donc, la conception du sens de la vie d’une chrétien, n’est pas la même que celle d’un athée, c’est évident. Pour un chrétien, il y a une vie après la mort. à‡a change fondamentalement l’attitude par rapport à  la mort, par rapport à  l’amour. Par exemple l’avortement, ça peut changer totalement selon qu’on est chrétien ou pas. Mais il faut trouver entre ces conceptions ce que John Rawls appelle un « overlaping concensus », un recouvrement, un « consensus par recoupement ». Les conceptions du bien sont différentes, mais il faut qu’elles aient une intersection commune. Ce qui n’est pas le cas avec le nazi. Sur les principes fondamentaux, il n’y a pas de consensus possible avec un nazi. Et avec un islamiste radical, non plus !

    Par ailleurs, tu disais à  juste titre qu’ils profitaient de l’Islam pour le radicaliser, mais ils profitent aussi de la démocratie ! Comme tous les extrémistes ! C’est formidable pour les extrémistes, la démocratie, puisqu’on leur permet de s’exprimer. Dans une tyrannie, ils n’auraient pas de droit au chapitre. On le voit en Irak : les Chiites, qui s’opposent aux Américains à  l’heure actuelle, par exemple Moktadar al Sadr (dont le père a été fusillé par Saddam Hussein !), n’avaient pas le droit à  la parole sous Saddam Hussein. Mais maintenant qu’il y a un « début de démocratie », par exemple la liberté de la presse, ou des élections (je ne soutiens pas la politique américaine, mais je décris les faits), ils en profitent pour faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire. La démocratie permet aux extrêmes anti-démocrates de s’exprimer. Et là  encore, c’est une question de concept vague, et de seuil : à  quel endroit faut-il placer le curseur ? De la même manière, c’est pour moi un problème ouvert, j’avais fait il y a quelques années un cours sur politique et religion, et j’avais dans la salle des musulmans, des juifs, des catholiques, c’est à  dire qu’il fallait que je fasse très attention pour ne pas blesser, et en même temps dire ce que je pense. Où placer le curseur entre la liberté d’expression (qui est aussi quelque chose sur laquelle on ne peut pas transiger, ça fait partie du socle, de l’intersection commune) et qui comprend la réciprocité (tu m’autorises à  m’exprimer si et seulement si je t’autorises à  t’exprimer), où placer le curseur donc entre cette liberté d’expression, et le respect des croyances différentes ?

    On ne peut interdire le blasphème, on ne peut revenir à  l’Ancien Régime. Mais doit-on accepter qu’une communauté se sente attaquée dans ses croyances, dans ses convictions « non-ouvertes », les plus profondes ? Personnellement, je n’aurais pas publié les caricatures de Mahomet. Mais je pense qu’une religion adulte devrait absolument tolérer ce genre de choses ; il se trouve que ce n’est pas le cas, alors ne jetons pas de l’huile sur le feu ! Je sais que j’ai des amis qui me disent : « si tu soutiens cette position, tu trahis la liberté d’expression ! »

    A nouveau !

    Mais je serais descendu dans la rue si Charlie Hebdo avait été condamné, par exemple. Les caricatures n’étaient pas drôles, d’ailleurs. Sauf une, sur Mahomet qui accueille les martyrs en disant « désolé, on n’a plus de vierges au Paradis » !

    On peut parler un peu d’Islam si tu veux, je ne suis pas spécialiste, mais j’ai quelques petites idées…
    Il faut tout d’abord distinguer l’Islam, religion tout à  fait respectable comme toutes les autres, et l’islamisme. ça rejoint ce que je disais sur la gauche qui était traversée par des tendances totalitaires, c’est la même chose avec le religions. Toutes les religions sont traversées plus ou moins par des tendances totalitaires. Simplement, en ce moment, c’est le fondamentalisme musulman qui est le plus violent. Mais il y aussi un fondamentalisme en Israël, qui est extrêmement violent, et qui veut chasser les Arabes de la « terre sainte » donnée par Dieu aux seuls Juifs, il y a un fondamentalisme chrétien qui peut être aussi violent et raciste. Il ne faut pas uniquement parler de l’Islam. Je suis très prudent, parce que je ne suis pas musulman, et pas spécialiste de l’Islam. Contrairement à  mon homonyme, qui écrit sur l’islam et sur le judaïsme. J’en parle librement, sans être spécialiste. Il faut d’abord revenir au christianisme, qui est une hérésie du judaïsme. Et, entre parenthèses, l’Islam sur bien des points que je pourrais détailler, est plus proche du judaïsme que du christianisme. […]

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !