Étiquette : Utilitarisme

  • Radical ou Dogmatique ? Cohérent !

    C’est un sujet difficile, mais qui me tient à  coeur. Dans beaucoup de discussions avec des gens intelligents, si vous vous accrochez un peu trop à  un principe, ils finissent par vous cataloguer comme étant un « idéologue », un « radical », voire un « dogmatique ». Ceux là  bien sûr, se pensent comme des pragmatiques (ils le sont d’ailleurs). J’ai longtemps pensé que le pragmatisme était la seule manière intelligente de raisonner. Mais ça n’est pas si simple.
    (suite…)

  • DLL – Introduction

    C’est parti ! Voici quelques citations choisies dans le chapitre d’introduction de « Droit, législation et liberté », de Hayek. L’articulation du livre y est décrite : les trois livres regroupés parlant respectivement du droit, de l’économie et des institutions politiques y sont décrits dans les grandes lignes. Mais je préfère revenir sur quelques passages que je trouve beaux, ou importants, ou les deux. Je redis que mon but n’est pas ici de livrer une analyse de cet ouvrage magistral (il se suffit bien à  lui-même), mais de partager avec vous ce que j’y trouve de bien.
    Cette introduction s’ouvre sur une citation de Montesquieu :

    Des êtres intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites, mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites.

    De l’esprit des lois, I, p. I

    Assurer la liberté individuelle : un combat d’actualité

    Lorsque Monstesquieu et les rédacteurs de la constitution américaine exposèrent la conception, qui s’était développée en Angleterre, d’une constitution limitative, ils proposèrent un modèle qu’a toujours suivi le constitutionalisme libéral. Leur objectif principal était de fournir des sauvegardes institutionnelles à  la liberté individuelle ; et le dispositif dans lequel ils placèrent leur confiance fut la séparation des pouvoirs. Dans la forme où nous la connaissons, cette division du pouvoir, entre la législature, le judiciaire et l’administration, n’a pas atteint le but auquel elle était censée parvenir. Partout les gouvernements ont obtenu, par des moyens constitutionnels, des pouvoirs que ces hommes entendaient leur dénier. La première tentative en vue d’assurer la liberté individuelle par des constitutions a manifestement échoué. […] Pour moi, leurs buts (des rédacteurs de la constitution, ndr) apparaissent aussi valables que jamais. Mais comme leurs moyens se sont avérés inadéquats, quelque nouvelle invention institutionnelle est nécessaire.

    Causes de l’échec

    […] j’en suis venu à  voir clairement pourquoi ces idéaux n’avaient pas su garder l’adhésion des idéalistes, à  qui sont dus tous les grands mouvements politiques, et à  comprendre quelles sont les croyances de notre époque qui se sont montrés inconciliables avec les idéaux en question. Il me semble à  présent que les raisons de cette évolution ont été principalement : la perte de la croyance en une justice indépendante de l’intérêt personnel ; par voie de conséquence, le recours à  la législation pour autoriser la contrainte, non plus simplement pour empêcher l’action injuste, mais pour atteindre des objectifs particuliers concernant des individus ou des groupes spécifiques ; et la fusion, entre les mains des mêmes assemblées représentatives, de la mission d’énoncer les règles de juste conduite, avec la mission de diriger le gouvernement.

    Tôt ou tard, les gens découvriront que non seulement ils sont à  la merci de nouvelles castes privilégiées, mais que la machinerie para-gouvernementale, excroissance nécessaire de l’Etat tutélaire, est en train de créer une impasse en empêchant la société d’effectuer les adaptations qui, dans un monde mouvant, sont indispensables pour maintenir le niveau de vie atteint, sans parler d’en atteindre un plus élevé.

    Je passe sur les idées d’ordre spontané et de justice sociale, qui sont évoquées dans l’introduction : nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin.

    Un but : une nouvelle constitution

    C’est seulement dans ce livre-ci que je me pose la question de savoir quel arrangement constitutionnel, au sens juridique du terme, pourrait le mieux conduire à  préserver la liberté individuelle.

    Une méthode de réflexion : le rationnalisme évolutionniste

    J’ai été effectivement amené à  la conviction que les plus importantes divergences de notre temps, non seulement scientifiques mais aussi politiques (ou « idéologiques »), proviennent initialement de certaines différences entre deux écoles de pensée, dont on peut démontrer que l’une est dans l’erreur. Les deux sont communément appelées rationalisme, mais je devrais les distinguer en rationalisme évolutionniste (ou comme l’appelle Sir Karl Popper, « critique »), et rationnalisme constructiviste (« naif », selon Popper), le second étant erroné. Si le rationalisme constructiviste peut être montré comme reposant sur des présomptions matériellement fausses, c’est tout une famille de pensées et d’écoles qui se trouvera convaincue d’erreur.

    Un résultat : réfutation du socialisme

    Dans les domaines théoriques, c’est en particulier le positivisme juridique et la croyance connexe en la nécessité d’un pouvoir « souverain » illimité, dont le sort est lié à  celui de cette erreur. Il en va de même de l’utilitarisme, au moins dans sa variante axée sur l’acte ; je crains aussi qu’une part non négligeable de ce qu’on appelle « sociologie » ne soit une progéniture directe du constructivisme lorsqu’elle présente son but comme étant de « créer l’avenir du genre humain » ou, selon les mots d’un auteur, affirme « que le socialisme est l’aboutissement logique et inévitable de la sociologie ». Toutes les doctrines totalitaires, dont le socialisme n’est que la plus noble et la plus influente, sont concernées par cette critique du constructivisme. Elles sont fausses, non en raison des valeurs sur lesquelles elles s’appuient, mais parce qu’il y méconnaissance des forces qui ont rendu possible la Grande Société et la civilisation. La démonstration que les oppositions entre socialistes et non-socialistes sont fondées initialement sur des questions purement intellectuelles susceptibles de solution scientifique, et non sur des jugements de valeur différents, me semble l’un des aboutissements les plus importants de la réflexion poursuivie dans ce livre.

    Si Hayek, dans l’introduction, n’annonce pas une réfutation théorique du socialisme, ni plus ni moins, c’est que je ne sais plus lire ! Tout un programme, qui va être passionnant à  suivre. J’aime beaucoup l’idée de raisonner en se basant sur des choses qui sont de l’ordre de la connaissance, et non sur des jugements de valeurs : indispensable pour pouvoir progresser ensemble.
    Retrouvez les autres notes de lectures sur la page d’index de « Droit, législation et liberté »

  • Interview d'Alain Boyer : neuvieme partie

    On continue l’interview avec le récit de la rencontre entre Alain Boyer et Karl Popper, et l’examen de la philosophie politique de ce dernier. On y parle de « société ouverte », de démocratie, de libéralisme et d’utilitarisme. Vous pouvez retrouver toutes les parties de l’interview dans le sommaire ! …Bonne lecture !

    Je rebondis juste en tant que scientifique, parce que je trouve que c’est une idée très forte, mais que je ne connaissais pas (mais que je sentais intuitivement) mais effectivement les sciences sont basées sur la construction de « théories » que l’on peut réfuter (c’est la base), et je trouve passionnant le fait que ça n’abolisse pas du tout la métaphysique. Ce sont deux choses qui existent ensembles, et beaucoup de grands scientifiques sont d’ailleurs amateurs de réflexions métaphysiques parce qu’il y a des conséquences métaphysiques aux théorie scientifiques…
    Et Popper permet de dire, ce que ne permettait pas le positivisme, que les assertions des religions ne sont pas dénuées de sens. Il existe un x qui est omnipotent, omniscient, etc. c’est à  dire Dieu, c’est doué de sens. C’est pour ça que ça m’a plu (bien que je sois athée, mais « Dieu n’existe pas » n’a pas non plus de sens pour les positivistes radicaux), et c’est pour ça que j’ai décidé de faire mon mémoire de maîtrise sur lui. Et je me suis dit « j’ai de la chance, je fais un mémoire de maîtrise sur un homme qui est encore vivant, alors je vais lui écrire ». J’ai d’abord écrit à  Jacques Monod, qui était prix Nobel de médecine, bien connu, et qui avait préfacé et fait traduire en français l’ouvrage fondamental de Popper qu’il a écrit à  l’âge de 32 ans (die Logik der Forschung) (« Logic of scientific discovery« ). Je fais une plaisanterie avec mes étudiants (en anglais c’est LSD), je leur dit que c’est un livre hallucinant !
    Donc j’ai écrit à  Monod, à  l’institut Pasteur, puis il m’a téléphoné, j’étais très impressionné, il y a copain qui m’a dit « tu as un prix Nobel au téléphone » alors comme à  Ulm on faisait des blagues, j’ai dit « ouais et moi je suis le pape » alors j’ai dit :
    « -AAAllloo » (voix raillarde. Ndr)
    « ici jacques Monod »
    « euh, oui…euh bonjour Mon…Monsieur »
    Il avait un prestige incroyable, prix Nobel, auteur du « Hasard et la nécessité », un homme d’une droiture, d’un charme ! Une autorité scientifique et morale. Et ami de Popper. Et il m’a donné l’adresse, en me félicitant. Donc je suis allé voir Popper. Je m’attendais à  tomber sur quelqu’un qui m’aurait reçu au plus heure, en étant sec. Il m’a accueilli avec du thé, et puis il m’a gardé 4 heures…
    Accessible, donc ?
    Avec un grand sourire. Il était très déçu de ne pas être connu en France. Alors un jeune français qui vient le voir, il était content. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en 1993, un an avant sa mort, où il était obsédé par deux problèmes — moraux – : le bombardement de Sarajevo (ça lui rappelait la première guerre mondiale, parce qu’il était autrichien, l’assassinat de l’archiduc Ferdinand !) et puis deuxièmement il était complètement obsédé par la montée de la violence chez les jeunes. Il accusait la télévision. On parlait de ça, mais il était capable d’un seul coup de me dire : « vous intéressez vous à  la mécanique quantique? » alors je dis « euh, oui », et alors, braaaa, il se mettait à  dérouler ses nouvelles idées. Un personnage tout à  fait étonnant. Et donc en fait, c’est sans le vouloir, c’est souvent comme ça la vie, que je suis devenu poppérien. Parce mon idée, c’était de faire une maîtrise sur lui, et puis passer à  autre chose pour ma thèse. Mais l’ayant vu et rencontré, et rencontré des disciples, dont mon excellent ami logicien David Miller, je me suis mis à  aller aux colloques, etc. Et à  ce moment là , je me suis aperçu, contrairement à  ce que je pensais au départ, puisqu’à  l’époque j’étais encore socialiste de gauche, et je me disais « c’est un bon épistémologue, mais en philosophie politique c’est un type de droite ». Donc « non leguntur », on ne lit pas.
    Mais, il y a bien fallu quand même que je lise ses ouvrages de philosophie politique. Et son principal, écrit en Nouvelle-Zélande en exil, pendant la guerre, avec ce titre absolument magnifique « la société ouverte et ses ennemis ». J’ai écrit il y a quelque temps que je n’avais ressenti avec autant de force la pertinence de cette expression qu’au moment du 11 septembre. La société ouverte a des ennemis. C’est un livre assez curieux, parce que c’est en pleine guerre, il souhaite la victoire des alliés, donc alliés avec Staline, et l’ennemi c’est Hitler. Mais le livre est essentiellement contre le totalitarisme, et pour la démocratie libérale (la société ouverte) que lui fait remonter, contrairement à  beaucoup de libéraux et c’est un peu son originalité, il la fait remonter aux Grecs ! Périclès, Protagoras, Démocrite sont les inventeurs de la société ouverte. Je crois qu’il a raison. Et c’est pour ça qu’il attaque Platon, bien que le plus grand des philosophes, parce qu’il attaque la démocratie qui avait condamné à  mort son maître Socrate, Platon était extrêmement anti-démocrate. Il était pour le pouvoir des philosophes. C’est pour ça que le livre est pas tellement anti-fasciste, mais anti-communiste ! Parce que son idée était : »les alliés vont gagner la guerre. Mais juste après, c’est la confrontation avec le marxisme qui va devenir la menace ». La marxisme incarné par Staline. Le livre est paru en 1945 (écrit en 1942)…
    A nouveau avec une vision assez prophétique des évènements…
    Complètement. Il considérait que l’ennemi principal de la société ouverte devenait le communisme. Et donc le livre était essentiellement une critique de toutes les utopies, communistes en particulier. Une défense de la société ouverte. Mais une défense qui n’est pas du tout libertarienne, mais libérale. Je pense qu’il aurait été d’accord, pour dire les choses simplement, il aurait été d’accord avec une phrase de Lionel Jospin, qui avait été très critiquée, à  la fois à  droite et à  gauche, mais que je trouvais bien. Jospin avait dit : »je suis pour une économie de marché, mais pas pour une société de marché ». Je pense que c’est une phrase qui a du sens, et qui peut être défendue. Je ne suis pas pour le « tout marché », mais pas pour le zéro marché.
    Une phrase équilibrée…
    Voilà  ! et c’est très poppérien. Et donc la Société Ouverte est un livre largement inspiré par sa jeunesse sociale démocrate. Il est resté social démocrate jusque dans les années 45, là  où il est devenu plus libéral. Mais quand même il a toujours gardé cette idée d’une vision morale de la politique en disant « il ne faut surtout pas essayer de faire le bonheur des gens ». La politique n’est pas là  pour faire le bonheur des gens. C’est totalitaire. Il critiquait un mouvement qui est très connu en philosophie et en politique, c’est l’utilitarisme. Issu de Bentham, et qui consiste à  dire « La bonne société, c’est la société qui maximise le bien-être collectif ». Il en avait vu tout de suite les dangers.
    Mais il a proposé quelque chose qu’on a appelé l’utilitarisme négatif (mais l’expression est un peu trompeuse), qui consiste à  dire et ça c’est très libéral, et en même temps c’est social démocrate, c’est un compromis, ou plutôt un synthèse : « notre préoccupation ne doit pas être de faire le bonheur des gens, c’est une affaire privée, mais de minimiser les souffrances, et les manques ». Par exemple, le manque d’éducation, la maladie, le chômage, la manque de liberté. le politique doit avoir un « agenda » des problèmes à  résoudre . Mais pas en faisant table rase des institutions, comme le fait un révolutionnaire, mais à  partir du réel. Donc il propose une véritable théorie du réformisme, qu’il appelle en anglais « piecemeal social engineering ». L’ingénierie sociale « par morceaux ». Et donc il est favorable à  l’ingénierie sociale, ce que ne sont pas les libéraux, y compris son ami Hayek. « La main invisible » du marché d’Adam Smith. Souvent incompris d’ailleurs, puisque Adam Smith accordait un rôle important à  l’Etat. Et donc il pense qu’il faut une intervention de l’Etat, en particulier dans l’éducation, la santé. Et cette position, qu’au départ je considérais de droite, à  cause de mes préjugés, m’apparaît en fin de compte extrêmement raisonnable.
    C’est l’impression que ça fait pour quelqu’un comme moi, pas très politisé d’éducation, ça paraît très raisonnable et difficile à  contredire…
    Beaucoup d’hommes politiques, d’ailleurs, se sont réclamés de lui. De droite et de gauche, d’ailleurs. Par exemple, les deux Helmut allemands Helmut Schmidt et Kohl le social démocrate et le chrétien démocrate, sont allés le voir. Même Gorbatchev ! Il a dit avoir été influencé par l’idée de société ouverte. Et la perestroika qu’il a voulu introduire, c’était de l’ouverture justement.
    A suivre !

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !