Romaric Sangars est Ă©crivain, essayiste et rĂ©dacteur en chef de l’excellente section Culture du magazine L’incorrect. J’ai eu la chance d’aller faire dĂ©dicacer son dernier ouvrage, « La dernière avant-garde » dans la librairie Philippe Brunet (et de passer une bien bonne soirĂ©e ensuite avec la bande de l’Inco). Je lui ai dit que je le trouve « bouleversant », et c’est ce que je pense. Je lui ai dit aussi que je trouve qu’il est un très grand passeur de symboles et de sens. Je vais essayer d’expliquer cela. En prĂ©cisant en prĂ©ambule que le style de Romaric Sangars, flamboyant, lyrique et romantique, prĂ©cis Ă©galement, est vraiment très agrĂ©able, avec les accents d’un auteur qui mĂŞlerait Chateaubriand avec Philippe Muray. Un rĂ©gal !
S’appuyer sur le Christianisme et les cisterciens
Le sous-titre le dit (Le Christ ou le NĂ©ant) : il s’agit pour Romaric Sangars de puiser dans les racines chrĂ©tiennes de l’Occident pour retrouver du ressort et faire revivre notre monde dĂ©cadent, en lui rĂ©insufflant dĂ©sir, passion, goĂ»t du dĂ©fi, projection vers l’avenir. Ce qui est passionnant, dans cet essai, c’est que le sujet est traitĂ© par le biais du prisme de l’art et de son histoire. Que nous dit l’art sur l’Ă©tat de notre sociĂ©tĂ© ?
L’auteur revient sur un moment particulier de l’histoire, chez les Cisterciens, avec Bernard de Clairvaux11. Bernard de Fontaine, abbĂ© de Clairvaux, nĂ© en 1090 Ă Fontaine-lès-Dijon et mort le 20 aoĂ»t 1153 Ă l’abbaye de Clairvaux, est un moine bourguignon, rĂ©formateur de la vie religieuse catholique.. Il explicite en quoi, spirituellement, philosophiquement, ce moment a constituĂ© un tournant majeur en Occident : Bernard de Clairvaux (et les cisterciens) ont re-interprĂ©tĂ© et donnĂ© une nouvelle perspective, humaniste, au symbole du Christ, et de l’incarnation. Parvenant Ă joindre les contraires dans un mĂŞme symbole, faisant tenir les opposĂ©s en Ă©quilibre, la croix montre qu’il faut penser le corps spirituellement et l’esprit de manière charnelle :
Ni simple matière, ni signe transparent, le corps crucifiĂ© renverse sa signification par une transmutation spirituelle. Le corps est un signe, mais un signe cryptĂ©, Ă traduire. Parallèlement, l’esprit est quelque chose qui s’incarne. Toute la spiritualitĂ© chrĂ©tienne est fondĂ©e sur cette permutation […].
Pour sortir du dualisme, et pour rĂ©intĂ©grer dans la pensĂ©e et dans l’art une visĂ©e qui sans nier le rĂ©el cherche Ă le transfigurer. Pour Romaric, les deux fruits de la crucifixion, symboliquement, sont « le rĂ©alisme transfigurateur et le dĂ©ploiement de la personne ». C’est ce qu’a apportĂ© Bernard de Clairvaux avec le « troisième avènement ». Le troisième avènement, c’est le Christ qui s’incarne en chacun de nous. Bernard a rĂŞvĂ© cela, et l’a traduit dans sa spiritualitĂ© en l’Ă©tendant Ă chaque ĂŞtre humain.
Passant de l’universel Ă une personne prĂ©cise et de l’absolu au relatif, le processus de l’incarnation venait de franchir un nouveau degrĂ© dans l’Histoire humaine en intĂ©grant une articulation inĂ©dite. C’Ă©tait dĂ©sormais un phĂ©nomène aux Ă©chos infinis qui pouvait se rĂ©pliquer en chacun, n’importe oĂą, Ă n’importe quelle Ă©poque, et cette nouvelle interprĂ©tation de la kĂ©nose22. La kĂ©nose est une notion de thĂ©ologie chrĂ©tienne qui signifie que Dieu se dĂ©pouille de certains attributs de sa divinitĂ©., son actualisation intime, Bernard allait la nommer « troisième avènement », ou « avènement intermĂ©diaire ». Cet avènement intermĂ©diaire, voilĂ ce qui allait nous offrir un destin. Ce qui avait lieu dans la grande Histoire sacrĂ©e avait dĂ©sormais un reflet dans l’humilitĂ© de nos brèves existences. De lĂ , des possibilitĂ©s narratives jusqu’alors inconnues Ă l’humanitĂ©. De lĂ , l’intĂ©rĂŞt inĂ©dit, du moins Ă ce niveau, de reprĂ©senter un visage singulier, un paysage rĂ©el, une aventure personnelle, alors que l’Esprit divin pouvait y reluire, justifiant tous ces sujets jugĂ©s autrefois dĂ©risoires, mettant Ă disposition des artistes l’entièretĂ© du monde créé.
Il y a Ă©normĂ©ment d’autres choses passionnantes dans ce remarquable essai, que je relirai. Je n’avais Ă vrai dire jamais eu une explication si claire et si directe de la symbolique du Christ sur sa croix. Et un Ă©clairage aussi limpide sur les implication philosophiques du Christianisme… Ă part dans Nemo.
Le pendant charnel et sensible de Philippe Nemo
Je ne peux pas faire d’Ă©loge plus direct et plus sincère pour saluer cet essai : il rĂ©sonne de toutes part avec l’excellent livre de Philippe Nemo « Qu’est-ce que l’Occident ?« . Nemo revenait sur chacun de ce qu’il appelle les 5 miracles de l’Occident, et notamment : la « RĂ©volution papale » des XIe-XIIIe siècles, qui a choisi d’utiliser la raison de la science grecque et du droit romain pour l’inscrire dans l’histoire Ă©thique et eschatologique bibliques, rĂ©alisant ainsi la première vĂ©ritable synthèse entre « Athènes », « Rome » et « JĂ©rusalem » ».
Il y est question de l’Ă©norme travail mis en branle par GrĂ©goire VII, et les moines. On dĂ©couvre aussi, dans Nemo, comment les rĂ©flexions, Ă la mĂŞme Ă©poque que Bernard de Clairvaux, d’un Saint Anselme33. Anselme de CantorbĂ©ry (en latin : Anselmus Cantuariensis), connu comme le « Docteur magnifique » (Doctor magnificus), est un moine bĂ©nĂ©dictin italien nĂ© Ă Aoste (Italie) en 1033 ou 1034 et mort Ă CantorbĂ©ry (Angleterre) le 21 avril 1109. impulsent une bascule profonde dans la manière de considĂ©rer nos pĂ©chĂ©s, notre salut, et la valeur de notre action individuelle. Il s’agit de l’invention de la responsabilitĂ© (ni plus, ni moins) donc de la libertĂ© :
RĂ©sumons l’argument. La justice requiert que l’homme fournisse rĂ©paration du pĂ©chĂ© originel. Mais il ne le peut. Dieu le peut, mais il ne le doit pas. C’est pourquoi le rachat ne peut ĂŞtre accompli que par un homme-dieu, seul ĂŞtre qui, tout Ă la fois, le doive et le puisse. D’oĂą l’Incarnation et la Croix. Or, celles-ci Ă©tant survenues, la question dĂ©sespĂ©rante de la disproportion entre faute et salut est rĂ©solue. Le Christ, en effet, expie alors qu’il est totalement innocent ; il gagne, de ce fait, un excĂ©dent infini de mĂ©rites – un « trĂ©sor de mĂ©rites surĂ©rogatoires », comme on dira plus tard – dĂ©sormais disponible pour abonder la dette infinie rĂ©sultant du pĂ©chĂ© de l’homme. Ainsi, le salut n’est plus une simple perspective. La grâce de Dieu a Ă©tĂ© donnĂ©e. L’humanitĂ© est d’ores et dĂ©jĂ sauvĂ©e par le sacrifice du Christ. De cette doctrine anselmienne de l’expiation rĂ©sultait implicitement un changement de perspective quant Ă la valeur de l’action humaine. Si le « pĂ©chĂ© originel » a Ă©tĂ© intĂ©gralement rachetĂ©, il ne reste plus alors Ă chaque homme qu’Ă racheter les « pĂ©chĂ©s actuels » accomplis pendant sa propre vie et dont il est individuellement responsable. […] Dans ce schĂ©ma, l’action humaine retrouve un sens, puisque, dĂ©sormais, toute action humaine, quoique finie, compte dans le bilan. Quoi que fasse chacun, en bien ou en mal, cela importe rĂ©ellement.
VoilĂ qui complète l’Ă©clairage de la symbolique de la crucifixion d’une autre manière.
Le mot de la fin
Vous pouvez aller Ă©couter/voir Romaric parler de son livre chez Lignes Droites, ou lire son interview dans les pages de L’incorrect. Mais je lui laisse ici le mot de la fin. Cette foi dans la possibilitĂ© de perpĂ©tuer la lumière divine dans l’humain, exprimĂ©e avec force, et beautĂ©, je la partage.
Alors certes, la civilisation nĂ©e du christianisme, poursuivie sous la forme profane et dĂ©sormais dĂ©passĂ©e de la « modernitĂ© occidentale », après s’ĂŞtre globalisĂ©e, est aujourd’hui en pleine crise. Pour autant, les vĂ©ritĂ©s spirituelles dont cette civilisation s’est faite le vĂ©hicule avant de les dĂ©voyer, ces vĂ©ritĂ©s-lĂ sont inarrĂŞtables. Après leur manifestation, tout se trouve Ă jamais trouĂ© d’infini. A nous rendre fou, Ă nous faire totalement dĂ©railler, Ă nous faire regretter l’ancien esclavage tant le vertige nous parait insoutenable. Comment assumer une telle libertĂ© et une telle exigence que celles qu’a dĂ©livrĂ©es le Christ ? Comment supporter une telle dignitĂ© et ce Ă quoi elle nous oblige ? Et comme il est plus rassurant d’aller se terrer parmi les mammifères ou de se muer en zombie fanatique.
Les anciens cycles ayant Ă©tĂ© dĂ©finitivement dĂ©bordĂ©s, la posture d’avant-garde ne se rĂ©vèlera par consĂ©quent jamais ni dĂ©passĂ©e ni caduque, du moment qu’on ne se trompe pas de champ d’action. Il n’y a qu’un contexte plus ou moins opaque, qu’un rĂ©trĂ©cissement temporaire sur la voie majeure, mais une seule ligne et aucune recommencement.
La lumière lui quelle que soit l’Ă©paisseur des tĂ©nèbres ; quelle que soit l’Ă©paisseur des tĂ©nèbres, la lumière poursuit sa course. Et tout au long de sa course, afin de se rĂ©vĂ©ler, la lumière rĂ©clame de pouvoir atteindre de nouvelles beautĂ©s. Car du point de vue du dieu que nous portons en nous, et qui s’incarne : c’est la beautĂ© qui justifie la lumière. Que les nihilistes se dĂ©chaĂ®nent par leurres ou par balles, qu’enragent les iconoclastes, que se rĂ©voltent les somnolents, mais beaucoup de beautĂ©s nouvelles, encore, manquent Ă la lumière.
Nous n’en avons pas fini.