Catégorie : 🎙️ Interviews

  • Interview d’Alain Boyer : dixième et avant-dernière partie

    Suite de la partie de l’interview consacrée à  Karl Popper. On continue à  y parler de mots en « isme » (nihilisme, relativisme, essentialisme, déclinisme, marxisme), du sens de l’histoire, d’écologie, de science, de la possibilité de changer et d’évoluer. Et du commerce qui est décidemment mal compris en France. Passionnant ! C’est l’avant-dernière partie de cette interview. Vous pouvez retrouver toutes les parties de l’interview dans le sommaire ! …Bonne lecture !

    C’est passionnant ! En préparant l’interview, j’avais également vu qu’il était souvent cité comme un philosophe qui dénonçait le relativisme, et le nihilisme. Est-ce que tu penses que c’est un combat qui est toujours d’actualité ?
    Ah oui ! Il a une théorie là -dessus que je trouve assez intéressante, c’est de dire que le dogmatisme en philosophie et en politique, souvent conduit à  des déceptions. Même le rationalisme dogmatique ! Le dogmatisme en philosophie et en politique, souvent conduit à  des déceptions. Même le rationalisme dogmatique !Quand on est un rationaliste dogmatique, qu’on a une espèce de vision hyper rationnelle de la société idéale, que l’on va pouvoir imposer, à  ce moment là  ça conduit à  des catastrophes. Et le rationaliste déçu va renoncer à  la raison. Et à  la Vérité, et va devenir un nihiliste et un irrationaliste. C’est pour ça qu’il faut avoir un rationalisme critique, et autocritique. Qui lui sait que nous sommes faillibles, que nous nous trompons, que nous n’avons pas la possession d’une vérité, d’une maîtrise totale.
    Popper était d’ailleurs assez écologiste. Le slogan de Descartes, mais qui vient en fait de Bacon, « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » c’est la bête noire des écologistes. « se rendre comme maitre et possesseur de la nature » du Discours de la méthode (les écologistes disent : se rendre « protecteurs » de la nature) et Popper considérait que c’était une hubris (une démesure), on ne sera jamais maître et possesseur de la nature (qu’on ne saura jamais maîtriser que très partiellement), mais simplement — comme il n’est pas rationaliste dogmatique — il ne tombe pas dans l’irrationalisme qui consiste à  dire : il faut abandonner la pensée scientifique !
    Au contraire, il pensait que les problèmes écologiques, ce serait grâce à  la science et à  la technique elles-mêmes, qu’on résoudrait les problèmes des conséquences inattendues … de la technique. Il me semble, à  l’heure actuelle, il ne faut surtout pas abandonner la science, c’est grâce à  de nouvelles techniques que l’on pourra – peut-être — sauver la planète. Il fait aussi une critique de l’historicisme, qui est la théorie qui donne un sens prédéterminé à  l’histoire — le marxisme, le christianisme dogmatique, le « déclinisme », etc. — il y a sens, nous sommes dominés par un sens pré-déterminé. Pour lui, non ! le sens de l’histoire, c’est nous qui le donnons. Rien ne nous dit que dans 50 ans il n’y aura pas une catastrophe. Rien ne nous dit qu’il y en aura une. Il faut tout faire pour qu’il n’y en ait pas, mais rien n’est écrit à  l’avance.
    En ce sens c’est un philosophe très humain, très proche. Ce qu’il dit là  est applicable au niveau individuel : le sens c’est ce que moi j’y met, il n’y a pas de destin.
    Oui. C’est pour ça qu’il a critiqué l’essentialisme. C’est à  dire de croire que par exemple nous serions définis par une essence dès notre naissance. Né catholique, je reste catholique. Non ! Dans une société ouverte (qui n’est pas un société d’atomes, d’individus séparés !!!!), dans une société ou il y a beaucoup d’interactions, d’échanges, ceux qui pensent que nous sommes des sociétés purement égoïstes, qu’ils regardent le moyen âge…! Notre société a des défauts, mais il y a aussi des gens qui donnent beaucoup de temps pour les ONG, etc. . Je trouve que la société est pas si égoïste que ça. Enfin bref, lui, ce qu’il pensait, c’est qu’on appartient toujours plus ou moins à  des groupes, mais la société ouverte, c’est le fait qu’on peut toujours divorcer. On n’est pas obligé de rester. Et c’est là , d’ailleurs, où il y a un problème avec l’Islam, si on revient à  ça, c’est qu’il interdit l’apostasie, comme le faisait le christianisme médiéval.
    Donc l’apostat, celui qui abandonne la foi, est condamné à  mort. à‡a c’est fondamentalement contraire à  la société ouverte. On a le droit de divorcer.
    On peut changer…
    On peut changer d’appartenance, et on n’est pas défini par une seule appartenance. Je peux à  la fois être de gauche, puis changer, mais aussi amateur de rugby, de musique classique, avoir des amis, etc. . Je ne suis pas défini par une seule appartenance. Je peux me sentir plus proche d’un démocrate chinois que d’un français nazi !!!
    Je rebondis juste pour repasser un peu sur les histoires de politique française. Quant tu parles de Popper, on voit que c’est quelqu’un de fondamentalement raisonnable, d’ouvert et qui avait une grande culture — y compris scientifique -. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de débats, en France, qui sont faussés par le fait qu’on manque de culture philosophique, et surtout économique.
    Ah oui. La France est totalement arriérée de ce point de vue là .
    J’ai fait un an d’économie, en classe de seconde, un survol. Mais les connaissances d’économie objectives ne sont pas diffusées dans la population…
    Mais c’est lié à  ce qu’on disait tout à  l’heure de la France qui a cette tradition, depuis la Révolution de considérer les conflits comme des guerres. En théorie des jeux on appelle ça des conflits à  somme nulle (une partie d’échec : l’un gagne l’autre perd). Alors, qu’on peut considérer qu’une société libérale, ouverte, est une société qui accepte le conflit non violent, mais ces conflits peuvent être résolus par un compromis, où tous les deux gagnent ! C’est à  dire un jeu à  somme positive. Tandis que la lutte des classes, idée marxiste fondamentale, c’est sur le mode de la guerre.
    Sur cette idée là , philosophiquement, il y a une incompréhension complète de ce qu’est le commerce. Le commerce, fondamentalement est quelque chose qui n’est pas à  somme nulle !
    Tout à  fait. J’ai fait un cours, et je vais le refaire cette année, sur « commerce et moralité ». On peut opposer un texte de Montaigne qui dit que dans l’échange il y a toujours un perdant et un gagnant. En revanche, il y a un texte de Montesquieu, deux siècles plus tard, – deux bordelais — chapitre 20 de l’Esprit des lois fait l’éloge du « doux commerce ». Et c’est Montesquieu qui pose cette idée, après d’autres, que le commerce est une alternative à  la guerre. Parce que si j’échange, dans un commerce – équitable, bien sûr – j’ai intérêt à  ce que l’autre survive. J’ai pas intérêt à  le tuer. Il a de la laine, j’ai du tissu : si je le tue je n’aurai pas de laine. Donc le commerce, normalement, est un jeu à  somme positive.
    à‡a rejoint la vision qu’en a Bastiat, que j’ai découvert il n’y a pas longtemps, cette vision que le commerce n’est pas la guerre !
    Oui c’est une grande idée libérale ! La France paradoxalement a oublié sa grande tradition libérale aussi importante que la tradition anglaise. Ce sont la France et l’Angleterre qui ont fondé le libéralisme. Il y a eu une marxisation de l’intelligentsia française.En Angleterre John Locke, David Hume, Adam Smith, John Stuart Mill, et en France, on a oublié notre importante tradition libérale, Montesquieu, Turgot (grand ministre), Benjamin Constant, Tocqueville penseur libéral un peu particulier, Jean-Baptiste Say, Bastiat, Walras, Cournot. On a beaucoup de penseurs libéraux qu’on a un peu oubliés (à  part des gens comme Raymond Aron, proche de Popper). Il y a eu une marxisation de l’intelligentsia française. Cela a fait qu’on a considéré tous ces libéraux comme des idéologues. La définition marxiste de l’idéologie, « soutenir un pouvoir arbitraire, fondé sur la domination, transformer des idées (visant à  asseoir la domination) en réalité objective ». Pour Marx, ce sont des idéologues puisqu’il transforment une idéologie en réalité objective, pour tromper les classes dominées.
    A suivre !

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !

  • Interview d'Alain Boyer : neuvieme partie

    On continue l’interview avec le récit de la rencontre entre Alain Boyer et Karl Popper, et l’examen de la philosophie politique de ce dernier. On y parle de « société ouverte », de démocratie, de libéralisme et d’utilitarisme. Vous pouvez retrouver toutes les parties de l’interview dans le sommaire ! …Bonne lecture !

    Je rebondis juste en tant que scientifique, parce que je trouve que c’est une idée très forte, mais que je ne connaissais pas (mais que je sentais intuitivement) mais effectivement les sciences sont basées sur la construction de « théories » que l’on peut réfuter (c’est la base), et je trouve passionnant le fait que ça n’abolisse pas du tout la métaphysique. Ce sont deux choses qui existent ensembles, et beaucoup de grands scientifiques sont d’ailleurs amateurs de réflexions métaphysiques parce qu’il y a des conséquences métaphysiques aux théorie scientifiques…
    Et Popper permet de dire, ce que ne permettait pas le positivisme, que les assertions des religions ne sont pas dénuées de sens. Il existe un x qui est omnipotent, omniscient, etc. c’est à  dire Dieu, c’est doué de sens. C’est pour ça que ça m’a plu (bien que je sois athée, mais « Dieu n’existe pas » n’a pas non plus de sens pour les positivistes radicaux), et c’est pour ça que j’ai décidé de faire mon mémoire de maîtrise sur lui. Et je me suis dit « j’ai de la chance, je fais un mémoire de maîtrise sur un homme qui est encore vivant, alors je vais lui écrire ». J’ai d’abord écrit à  Jacques Monod, qui était prix Nobel de médecine, bien connu, et qui avait préfacé et fait traduire en français l’ouvrage fondamental de Popper qu’il a écrit à  l’âge de 32 ans (die Logik der Forschung) (« Logic of scientific discovery« ). Je fais une plaisanterie avec mes étudiants (en anglais c’est LSD), je leur dit que c’est un livre hallucinant !
    Donc j’ai écrit à  Monod, à  l’institut Pasteur, puis il m’a téléphoné, j’étais très impressionné, il y a copain qui m’a dit « tu as un prix Nobel au téléphone » alors comme à  Ulm on faisait des blagues, j’ai dit « ouais et moi je suis le pape » alors j’ai dit :
    « -AAAllloo » (voix raillarde. Ndr)
    « ici jacques Monod »
    « euh, oui…euh bonjour Mon…Monsieur »
    Il avait un prestige incroyable, prix Nobel, auteur du « Hasard et la nécessité », un homme d’une droiture, d’un charme ! Une autorité scientifique et morale. Et ami de Popper. Et il m’a donné l’adresse, en me félicitant. Donc je suis allé voir Popper. Je m’attendais à  tomber sur quelqu’un qui m’aurait reçu au plus heure, en étant sec. Il m’a accueilli avec du thé, et puis il m’a gardé 4 heures…
    Accessible, donc ?
    Avec un grand sourire. Il était très déçu de ne pas être connu en France. Alors un jeune français qui vient le voir, il était content. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en 1993, un an avant sa mort, où il était obsédé par deux problèmes — moraux – : le bombardement de Sarajevo (ça lui rappelait la première guerre mondiale, parce qu’il était autrichien, l’assassinat de l’archiduc Ferdinand !) et puis deuxièmement il était complètement obsédé par la montée de la violence chez les jeunes. Il accusait la télévision. On parlait de ça, mais il était capable d’un seul coup de me dire : « vous intéressez vous à  la mécanique quantique? » alors je dis « euh, oui », et alors, braaaa, il se mettait à  dérouler ses nouvelles idées. Un personnage tout à  fait étonnant. Et donc en fait, c’est sans le vouloir, c’est souvent comme ça la vie, que je suis devenu poppérien. Parce mon idée, c’était de faire une maîtrise sur lui, et puis passer à  autre chose pour ma thèse. Mais l’ayant vu et rencontré, et rencontré des disciples, dont mon excellent ami logicien David Miller, je me suis mis à  aller aux colloques, etc. Et à  ce moment là , je me suis aperçu, contrairement à  ce que je pensais au départ, puisqu’à  l’époque j’étais encore socialiste de gauche, et je me disais « c’est un bon épistémologue, mais en philosophie politique c’est un type de droite ». Donc « non leguntur », on ne lit pas.
    Mais, il y a bien fallu quand même que je lise ses ouvrages de philosophie politique. Et son principal, écrit en Nouvelle-Zélande en exil, pendant la guerre, avec ce titre absolument magnifique « la société ouverte et ses ennemis ». J’ai écrit il y a quelque temps que je n’avais ressenti avec autant de force la pertinence de cette expression qu’au moment du 11 septembre. La société ouverte a des ennemis. C’est un livre assez curieux, parce que c’est en pleine guerre, il souhaite la victoire des alliés, donc alliés avec Staline, et l’ennemi c’est Hitler. Mais le livre est essentiellement contre le totalitarisme, et pour la démocratie libérale (la société ouverte) que lui fait remonter, contrairement à  beaucoup de libéraux et c’est un peu son originalité, il la fait remonter aux Grecs ! Périclès, Protagoras, Démocrite sont les inventeurs de la société ouverte. Je crois qu’il a raison. Et c’est pour ça qu’il attaque Platon, bien que le plus grand des philosophes, parce qu’il attaque la démocratie qui avait condamné à  mort son maître Socrate, Platon était extrêmement anti-démocrate. Il était pour le pouvoir des philosophes. C’est pour ça que le livre est pas tellement anti-fasciste, mais anti-communiste ! Parce que son idée était : »les alliés vont gagner la guerre. Mais juste après, c’est la confrontation avec le marxisme qui va devenir la menace ». La marxisme incarné par Staline. Le livre est paru en 1945 (écrit en 1942)…
    A nouveau avec une vision assez prophétique des évènements…
    Complètement. Il considérait que l’ennemi principal de la société ouverte devenait le communisme. Et donc le livre était essentiellement une critique de toutes les utopies, communistes en particulier. Une défense de la société ouverte. Mais une défense qui n’est pas du tout libertarienne, mais libérale. Je pense qu’il aurait été d’accord, pour dire les choses simplement, il aurait été d’accord avec une phrase de Lionel Jospin, qui avait été très critiquée, à  la fois à  droite et à  gauche, mais que je trouvais bien. Jospin avait dit : »je suis pour une économie de marché, mais pas pour une société de marché ». Je pense que c’est une phrase qui a du sens, et qui peut être défendue. Je ne suis pas pour le « tout marché », mais pas pour le zéro marché.
    Une phrase équilibrée…
    Voilà  ! et c’est très poppérien. Et donc la Société Ouverte est un livre largement inspiré par sa jeunesse sociale démocrate. Il est resté social démocrate jusque dans les années 45, là  où il est devenu plus libéral. Mais quand même il a toujours gardé cette idée d’une vision morale de la politique en disant « il ne faut surtout pas essayer de faire le bonheur des gens ». La politique n’est pas là  pour faire le bonheur des gens. C’est totalitaire. Il critiquait un mouvement qui est très connu en philosophie et en politique, c’est l’utilitarisme. Issu de Bentham, et qui consiste à  dire « La bonne société, c’est la société qui maximise le bien-être collectif ». Il en avait vu tout de suite les dangers.
    Mais il a proposé quelque chose qu’on a appelé l’utilitarisme négatif (mais l’expression est un peu trompeuse), qui consiste à  dire et ça c’est très libéral, et en même temps c’est social démocrate, c’est un compromis, ou plutôt un synthèse : « notre préoccupation ne doit pas être de faire le bonheur des gens, c’est une affaire privée, mais de minimiser les souffrances, et les manques ». Par exemple, le manque d’éducation, la maladie, le chômage, la manque de liberté. le politique doit avoir un « agenda » des problèmes à  résoudre . Mais pas en faisant table rase des institutions, comme le fait un révolutionnaire, mais à  partir du réel. Donc il propose une véritable théorie du réformisme, qu’il appelle en anglais « piecemeal social engineering ». L’ingénierie sociale « par morceaux ». Et donc il est favorable à  l’ingénierie sociale, ce que ne sont pas les libéraux, y compris son ami Hayek. « La main invisible » du marché d’Adam Smith. Souvent incompris d’ailleurs, puisque Adam Smith accordait un rôle important à  l’Etat. Et donc il pense qu’il faut une intervention de l’Etat, en particulier dans l’éducation, la santé. Et cette position, qu’au départ je considérais de droite, à  cause de mes préjugés, m’apparaît en fin de compte extrêmement raisonnable.
    C’est l’impression que ça fait pour quelqu’un comme moi, pas très politisé d’éducation, ça paraît très raisonnable et difficile à  contredire…
    Beaucoup d’hommes politiques, d’ailleurs, se sont réclamés de lui. De droite et de gauche, d’ailleurs. Par exemple, les deux Helmut allemands Helmut Schmidt et Kohl le social démocrate et le chrétien démocrate, sont allés le voir. Même Gorbatchev ! Il a dit avoir été influencé par l’idée de société ouverte. Et la perestroika qu’il a voulu introduire, c’était de l’ouverture justement.
    A suivre !

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !

  • Interview d’Alain Boyer : huitième partie

    Je reprends la publication de l’interview d’Alain Boyer, professeur de philosophie politique à  la Sorbonne. Vous pouvez retrouver les autres parties de l’interview dans le sommaire ! Le dernier morceau publié datait du 25 janvier, et le sujet était l’Islam, et les religions en général. Nous abordons maintenant Karl Popper, dont Alain Boyer est un spécialiste, et donc la philosophie des sciences, la métaphysique…Bonne lecture !
    (suite…)

  • Interview de Sabine Herold

    Sabine HeroldAprès l’interview d’Aurélien Véron, j’ai le plaisir de vous présenter l’interview de Sabine Herold, candidate pour être présidente d’Alternative Libérale. Elle a gentiment accepté de répondre à  mes questions (par écrit), et je publie donc cette interview inédite en espérant qu’elle vous intéressera. Il est à  noter qu’Aurélien Véron et Sabine Herold sont les porteurs des deux listes en concurrence pour la présidence d’AL.

    (suite…)

  • Interview d'Aurélien Veron, Président d'Alternative Libérale

    Aurelien VeronJe vous avais promis de continuer à  publier des interviews inédites spécialement pour vous, chers lecteurs ! Je tiens parole : voici une interview d’Aurélien Véron, président du parti Alternative Libérale. Il a gentiment accepté de répondre par écrit à  une première série de questions…il dépend de vos réactions en commentaires que cette série se prolonge, en l’enrichissant de vos questions, de vos remarques. Bonne lecture !
    (suite…)

  • Interview d’Alain Boyer : septieme partie

    Suite et fin de la partie de l’interview consacrée à  l’Islam. Alain Boyer revient ici aux sources philosophiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam. L’exposé est plus long, mais précise bien les différences existant entre ces trois courants de pensée. Et la difficulté intrinsèque pour une religion comme l’islam, dans laquelle le texte est sacré, à  s’adapter à  une société ouverte.

    {suite de la partie précédente}

    A. Boyer : […] Le judaïsme était fondamentalement une religion « pour les Juifs », c’est à  dire un alliance particulière d’un peuple particulier avec le Dieu créateur de tous les hommes. Déjà  il y a une petite difficulté, que certains Juifs croyants réfutent en s’appuyant sur le fait qu’on a mal interprété la Bible, mais il y a quand même l’idée de « peuple élu ». Elu, ça veut dire « choisi » en latin (on dit « mon élu(e) », pour dire « mon aimé(e) »). Donc le peuple élu, c’est le peuple préféré, les autres peuples étant restés dans le polythéisme. Mais le judaïsme, comme tu le sais, n’est pas prosélyte — sauf juste avant JC — fondamentalement, les Juifs veulent rester entre eux. C’est une forme de communautarisme religieux. Encore fois, je n’ai rien contre, si ils veulent être entre eux, mais ils n’ont pas l’intention de convertir le monde entier à  leur religion.

    Si on en revient au Christianisme, fondé par Jésus, bien sûr, Dieu pour les chrétiens, un homme admirable pour les autres (dont je suis, puisque j’ai perdu la foi catholique, j’ai oublié de le dire tout à  l’heure, mais c’est important : en Mai 68 en devenant marxiste, je devenais athée, c’était conséquent, Dieu était l’image du père, et je n’ai jamais retrouvé cette foi. Parfois je regrette de ne plus l’avoir parce que c’est bien utile, quand on y croit, pour se consoler des deuils successifs), donc le christianisme, fondé par Jésus, mais qui n’a rien écrit (comme Socrate) a été fondé du point de vue scripturaire par saint Paul, qui est comme je le dis souvent à  mes étudiants le seul être humain à  ma connaissance a avoir été à  la fois rabbin juif, éduqué en grec (la langue dans laquelle il écrivit), citoyen romain et chrétien ! Le seul homme a avoir ces 4 « qualités ». Et c’est lui le premier fondateur du christianisme comme « nouvelle religion ». Les Epîtres de Paul précèdent les Evangiles. C’est une histoire de conversion, parce qu’il a commencé par martyriser les chrétiens, c’est raconté par son disciple Luc, dans les Actes de apôtres. Deux phrases importantes : une dans l’Evangile, lorsque les Pharisiens, un des groupes qui, sous l’occupation romaine, (coloniale, impérialiste) ont décidé, non pas de collaborer, mais de ne pas se révolter contre les Romains, à  partir du moment où ceux-ci acceptaient que la religion (la chose la plus importante) juive puisse être pratiquée, en particulier dans le Temple. C’étaient des gens très pieux, dont Jésus critique la pratique de certains (pas tous !), car ils lui semblaient pratiquer la Thora seulement de manière « extérieure », hypocritement. C’est le courant pharisien qui a donné le judaïsme après la destruction du Temple d’Hérode à  Jérusalem (dont il ne reste que le fameux « Mur des Lamentations », enjeu politique actuel considérable !) par les Romains (Titus, pourtant amoureux de la Juive Bérénice..) , en 70.

    Ce sont des gens qui comme Jésus croyaient à  la vie après la mort, et ce contrairement aux Saducéens, les grands prêtres du Temps, mais qui se demandaient ce qu’était ce rabbin, ce docteur de la foi appelé Jésus. Les pharisiens viennent dire à  Jésus, est-ce que tu es sur notre position, ou est-ce que tu es un zélote ? Les zélotes c’étaient ceux qui proposaient la révolte armée. Certains historiens émettent l’hypothèse que Juda était un zélote, voire un sicaire, et au fond pensait qu’il fallait passer à  la lutte armée, et que le sacrifice de Jésus était quelque chose qui allait provoquer le soulèvement. Le soulèvement a eu lieu puisque Jésus est mort en 30 après JC (né .. en 3 avant JC ! ), et la révolte a eu lieu 40 ans après, en 69-70, mais sans rapport avec la crucifixion de Jésus. Les pharisiens veulent le piéger, en demandant à  Jésus : « Est-ce qu’il faut payer l’impôt ? »

    La question de l’impôt est toujours une question centrale, philosophiquement, politiquement, et économiquement. Dès qu’il y a Etat, il y a impôt. Et dès qu’il y a colonisation, il y a impôt. Faut-il payer le tribut à  Rome ? La désobéissance civile, c’est d’abord refuser de payer l’impôt. Quand on n’est pas d’accord, et qu’on ne veut pas se révolter militairement. Mais c’est déjà  une forme de révolte, puisque si on ne paye l’impôt, les Romains vont venir nous mettre en prison. On était sous Tibère, le premier tyran romain. L’envoyé de Tibère, c’était Ponce Pilate, c’était une domination très forte, mais ils laissaient la religion tranquille. Alors les Pharisiens demandent : « Faut-il payer l’impôt ? » et ils montrent à  Jésus une pièce de monnaie, où il était écrit « César » (le nom de tous les empereurs). Jésus prend la pièce et dit « qu’est ce qu’il y a sur cette pièce de monnaie? » : c’est l’image de « César » (L’Empereur Romain, l’Etat incarné et quasi divinisé..) . Et il leur rend la pièce en disant cette phrase célèbrissime :  » Il faut rendre à  César, ce qui est à  César, et à  Dieu ce qui est à  Dieu ». L’évangile dit que les pharisiens sont repartis en se demandant ce qu’il avait bien voulu dire… Mais c’est une phrase qui a eu énormément de conséquences politico-philosophiques. Ce qui est à  Dieu est plus important que ce qui est à  César (la religion est au-dessus de tout). Mais en même temps, séparation du politique et du religieux.. C’est à  dire pas de révolte contre les Romains, et dualité des autorités. Mais dualité hiérarchisée, Dieu est au-dessus de César, même s’il faut quand même obéir à  César. La solution sera la conversion pacifique de l’Empire, a urique du martyr, et qui aura lieu avec la conversion de l’Empereur Constantin, trois siècles après ou presque, et qui est l’évènement le plus important de l’histoire de l’Europe ! Et le propos de Jésus est corroboré dans l’Epitre de Paul au Romains (« épître », c’est une lettre, il écrivait aux chrétiens de Rome), 13 ligne 1 ; Paul devenu chrétien, car converti sur le chemin de Damas, où Jésus lui était apparu et lui avait dit « Pourquoi me fais-tu du mal? » puisqu’il faisait partie des gens qui martyrisaient les premiers chrétiens, en tant que rabbin juif orthodoxe. Converti, donc, il annonce « la bonne nouvelle » (« évangile » en Grec), Claude était l’empereur à  ce moment , mais Paul finira martyrisé par Néron, comme Pierre (lui, sur le mont Vatican), saint Paul dit donc « toute autorité vient de Dieu » (« Omnis potestas a Deo »). Cette phrase aura une importance considérable.

    Le christianisme est donc fondé sur cette espèce de tension terrible, mais féconde, avec l’idée d’une séparation des autorités, mais en même temps qu’il faut obéir aux autorités politiques, quelles qu’elles soient, sauf si elles empêchent le culte chrétien, qu’on continuera à  faire, même dans les « catacombes ». Mais il vaut mieux obéir à  Dieu, en cas de conflit. C’est ce que Spinoza appellera le problème théologico-politique. Mais cette phrase de Jésus (« rendre à  césar ce qui est à  césar, et à  dieu ce qui est à  dieu ») ouvre la voie à  l’idée d’une séparation possible du politique et du religieux. Mais Pierre a aussi dit « il vaut mieux obéir à  Dieu qu’aux hommes », phrase sur la quelle s’appuieront les Protestants au 16e siècle, après l’horrible massacre de la Saint Bathélémy (1572), pour justifier le « tyrannicide ».

    L’Islam, de l’autre côté, refuse plusieurs thèses du christianisme : d’abord l’idée de l’incarnation. si on me demande si je suis chrétien, je réponds « ça veut dire quoi être chrétien ? ». J’admire la morale évangélique (pas tout) ! Mais, « être chrétien », ça veut dire que Dieu s’est incarné, en Jésus. Jésus est Dieu, et il est ressuscité. On rajoute le Saint-Esprit, ça fait trois personnes en une seule nature. C’est le dogme chrétien : Sainte-Trinité. Cette idée, l’islam la refuse et fait de Jésus l’avant-dernier prophète. Les Juifs disent, quant à  eux, que Jésus est un faux-prophète. L’islam reconnait que le christianisme fait partie des écritures saintes. Abraham, Marie sont très importants dans l’Islam. Alors que pour les juifs, Abraham oui ! mais pas Jésus ni sa mère ! (Il y a une plaisanterie juive là -dessus, qu’un ami (juif) m’a racontée : comment on est sûr que Marie était juive ? parce qu’elle prenait son fils pour un dieu ! C’est une blague sépharade…) L’islam abandonne l’idée de la nature divine de Jésus, revient à  la circoncision (ce qu’avaient aboli Paul, Pierre et Jacques). La circoncision doit être celle du coeur (en hébreux, circoncision c’est le même mot que alliance, berith, c’est le signe de l’alliance d’Abraham avec son Dieu). L’islam est proche du judaïsme au point de vue doctrinal. Monothéiste. Mais ils retiennent du christianisme l’idée que la religion doit être universalisée. Ce que les juifs ne voulaient pas. Mais les musulmans n’ont pas à  « rendre à  césar ce qui est à  césar , et à  dieu ce qui est à  dieu ». Ce qui fait que l’idéal coranique, c’est l’oumma (communauté), régie par la charia (droit) qui n’est pas toute abbérante (il y a des choses très bien dans la charia, l’idée de justice sociale…) mais qui est quand même du 7ème siècle ! Lapidation des femmes adultères ! (refusée par Jésus dans un des plus beaux passages de l’Evangile…)

    à‡a date un peu…

    à‡a date un peu, quand même ! Mais il n’y a pas cette possibilité d’ouverture que donnait la phrase de Jésus. C’est un problème. Le second problème, qui est important, c’est que, aussi bien pour les juifs que pour les chrétiens, les textes sacrés sont sacrés (ce sont des « auctoritates »), mais ce sont quand même des oeuvres d’hommes (à  part les 10 commandements dictés à  Moïse par Yavhé sur le mont Sinaï), tout le reste c’est l’oeuvre d’hommes. La Bible est écrite par des hommes. D’une certaine manière, ça peut être discuté. à‡a a été écrit par des hommes, à  une certaine époque. La doctrine musulmane consiste à  dire que le Coran est « incréé », comme …Jésus-Christ (= Messie) pour les Chrétiens. Il a le même statut que Dieu. Absolument intouchable. Evidemment interprétable, tout est interprétable, c’est ce qu’on appelle l’herméneutique, ça a été inventé pour l’interprétation de la Bible (Schleiermacher). Mais il y a quelque chose de beaucoup plus, je ne veux pas être insultant, de plus rigide dans l’adhésion au Coran. C’est Dieu. C’est Dieu lui-même qui prononce ces mots ! Puisqu’on sait en plus que Mahomet était illettré. Ce n’est pas lui qui parle, il n’est que le transmetteur. Il y a Mahomet qui parle, et on rapporte aussi ses propres propos humains (les hadiths), mais le Coran c’est Dieu ! Comme c’est Dieu, tout est absolument vrai ! on ne touche pas une virgule !

    Ca, ça pose un problème, parce qu’il y a une sourate, la sourate 4 sur les femmes, qui contient un certain nombre de choses qui sont un progrès par rapport à  ce qu’étaient les pratiques des nomades arabes à  l’époque pré-islamique. On ne peut avoir que 4 femmes, avant c’était autant qu’on voulait. Mais Mahomet précise qu’on peut avoir aussi des maitresses. Il en avait lui-même 9. C’était un homme qui …aimait les femmes, et le sexe, contrairement à  Jésus (d’après les textes). Il a deux caractéristiques, Mahomet, qui le distingue des autres fondateurs de religions comme Moïse ou Bouddha ou Jésus : c’est un homme qui aime les femmes, mais qu’il ne les rends pas égales en droit aux hommes,et surtout c’est un chef militaire, un conquérant. Historiquement, étant donné cette foi universelle, l’islam a fourni une idéologie pour conquérir un empire mondial ! En un siècle, les Arabes sont arrivés à  Poitiers ! A partir de la Mecque, en un siècle ! Et de l’autre côté jusqu’en Chine et en Inde. Donc, potentiellement, le monde doit être musulman, pour son bien, son salut.

    C’est ce que j’avais cru comprendre, qu’il y avait la distinction entre l’umma, le monde musulman, et le reste du monde qui est à  laisser en paix si on ne peut pas faire autrement, soit à  conquérir.

    Absolument ! cela dit, alors qu’on était dans la période la plus noire du moyen âge occidental. Culturellement, il n’y avait plus que les couvents, c’était le moyen âge le moins cultivé (à  part la parenthèse de Charlemagne), les musulmans ont développé à  Bagdad, ou à  Cordoue, des civilisations extrêmement raffinées, évoluées. A partir du 12ème siècle, je n’ai pas d’explication, c’est l’inverse qui s’est passé. L’Europe a pris son envol, profitant d’ailleurs de la science arabe, inspirée surtout des Grecs. Mais aussi, les chiffres, que les Arabes avaient pris chez les Indiens, notamment le zéro Les grammairiens indiens avaient inventé un signe pour décrire l’absence de phonème, c’est à  dire avaient inventé le 0., que les Grecs n’avaient pas, pour des raisons philosophiques profondes. L’Un est avant tout, le rien, le « zéro », n’est pas.

    Oui, on dit « szifr » en arabe, qui a donné « chiffres »

    Oui. Donc les Arabes avaient importé et fait progresser la culture grecque. Il y a eu de très grands philosophes, Avicenne, Avérroès. Mais tout ça s’est arrété au 13ème sicèle. Alors qu’au 13ème siècle, l’occident commence la renaissance, la science, l’art, les républiques reviennent, les idéaux de liberté, la bourgeoisie commerçante. Le monde arabo-musulman, lui n’a pas bougé. Il y avait une lutte entre les philosophes éclairés, pour aller vite, et les théologiens dogmatiques, qui l’ont emporté. Et depuis, rien….

    Pour un observateur non érudit, on a l’impression que c’est ce qui manque, en ce moment, cette prise de distance par rapport au texte, et que c’est ce qui remettrait cette culture en mouvement ?

    Oui, simplement elle est nécessaire, mais elle est plus difficile ! Etre chrétien, c’est croire à  la divinité du Christ, être musulman, c’est croire à  la divinité du Coran. Du texte. C’est difficile d’être musulman, et de dire, « bon, la sourate 4 sur les femmes, c’est lié à  l’époque, mais ce n’est plus valable maintenant ». Qu’il faille trois femmes pour le témoignage d’un homme, c’est dans le Coran. Et le Coran, c’est Dieu. Et Dieu est éternel et absolument véridique.

    De là , effectivement, viennent beaucoup des difficultés d’adaptation à  une société ouverte et démocratique.

    Exactement. « Société ouverte » c’est une expression de Popper.

    Justement, on va peut-être passer à  Popper. En tout cas merci beaucoup pour ces éléments historiques et philosophiques, que je ne connaissais pas bien du tout, et …

    Mais je ne veux pas être catégorisé comme anti-musulman. Simplement, si j’étais musulman, avec des convictions démocratiques et libérales, j’aurais un problème.
    Oui clairement, l’Islam à  un problème avec la démocratie

    Il faut qu’ils le règlent.

    Oui, et je trouve que pour ça il faut qu’on entende des gens qui se revendiquent comme musulmans, désolé je sors un peu de l’interview, et qui en même temps prônent une distance par rapport aux textes. Certains le font, y compris dans des pays où l’islam est la règle, avec beaucoup de courage, mais ça reste rare, je trouve…

    Le problème, c’est que pour les fanatiques, parfois dirigeants religieux, les musulmans dont tu parles, et qui existent, en Inde, en Egypte, en Iran, en Algérie, sont pour les fanatiques dogmatiques les pires ennemis. Parce que ce sont des traitres. Ce n’est pas l’adversaire chrétien. C’est le traitre interne. Alors lui, couic !

    Justement, dans les pays démocratiques, c’est notre rôle d’aider cette prise de parole, et de la favoriser….?

    Oui tout à  fait.

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !