Interview d’Alain Boyer : huitième partie

Je reprends la publication de l’interview d’Alain Boyer, professeur de philosophie politique à  la Sorbonne. Vous pouvez retrouver les autres parties de l’interview dans le sommaire ! Le dernier morceau publié datait du 25 janvier, et le sujet était l’Islam, et les religions en général. Nous abordons maintenant Karl Popper, dont Alain Boyer est un spécialiste, et donc la philosophie des sciences, la métaphysique…Bonne lecture !

Revenons à  nos sociétés ouvertes, c’est une bonne transition pour parler de Popper, notre dernier thème. Et qui est une de tes spécialités, visiblement ?
Je reviens de Prague, où j’ai passé une semaine, dans cette merveilleuse ville. La ville de Kafka, de Kepler, et des évènements de 68, le « Printemps« , Dubcek, l’invasion soviétique…. Et c’était un colloque sur Popper pendant 8 jours, en anglais, et c’était tout à  fait passionnant, avec des gens de toute les nations. J’étais le seul français. C’est un auteur qui suscite, 13 ans après sa mort, toujours la discussion et c’est une bonne chose.
Très bien. Je ne te cache pas que pour moi Popper, étant scientifique, je le connais en tant que théoricien de la philosophie scientifique. Il a clarifié beaucoup de choses au niveau conceptuel, sur la démarche scientifique. Toi tu l’a connu, personnellement, je crois ? Je ne sais pas trop si tu veux parler de lui, de la personne ?
Oh, simplement, comment je l’ai connu. Je suivais les cours de licence, et je me considérais un peu comme foucaldien, un peu comme deleuzien, et puis j’ai suivi des cours de Jacques Bouveresse et d’autres à  la Sorbonne, qui m’ont ouvert des horizons ! Ils m’ont fait découvrir des auteurs dont on ne parlait jamais en France. On parlait que de Foucault, de Sartre encore, d’Althusser qui a été mon professeur à  Ulm, Derrida aussi à  Ulm. On parlait surout de cette pensée française, et de ses inspirateurs allemands, Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger. Il y avait Lacan, aussi, hélas !, dont j’ai suivi des « cours » au Panthéon. Mais là , avec Bouveresse j’ai découvert le mouvement qu’on appelle l’empirisme logique, le cercle de Vienne, Wittgenstein, et celui qui m’a paru le plus intéressant, c’était Popper. Pourquoi ? Il y avait quelque chose qui me choquait chez Wittgenstein, dans le Tractatus, et le Cercle de Vienne : ils disaient qu’en dehors des mathématiques réduits à  la logique (ce qui n’est pas entièrement possible, d’ailleurs) et des sciences empiriques, le reste était dénué de sens. Et ça, ça me choquait profondément ! Parce que j’avais depuis que je suis tout petit, je me posais des questions métaphysiques. Dieu existe-t-il ? etc.
L’étonnement philosophique ?
Oui. Et la métaphysique m’est toujours apparue comme un discipline importante (qui a pu s’égarer dans une technicité excessive, voire un jargon, depuis Fichte et d’autres). Les grandes questions existent : la liberté, le déterminisme, l’esprit et le corps, comment le cerveau peut-il avoir un conscience ? Tout ça ce sont des questions ouvertes, ….
Oui, où le savoir ne permet pas de trancher ?
Oui, en tout cas pas la science, mais qui ont du sens ! Là , il faut entrer un peu dans la technicité. Les positivistes, suivant Wittgenstein, voire Auguste Comte, disaient que pour qu’un phrase ou une théorie ait du sens (« meaning ») il faut qu’elle soit vérifiable, par un nombre fini d’opérations. Donc, en logique, on sait que si on part de propositions vraies, on ne peut que déduire du vrai. C’est la clôture déductive du vrai. Donc le vérifiable c’est pareil. Tu pars d’une proposition qui est vérifiable empiriquement, par exemple ce verre en face de nous est plein de liquide jaune, on peut le vérifier, et toutes les conséquence d’une proposition vérifiable sont vérifiables. Donc elles ont un sens. Le problème, que Popper a mis en évidence, c’est que ce qu’on appelle les théories universelles, par exemple celle qui avait le plus impressionné Popper quand il avait entendu Einstein à  Vienne en 1919, après la première confirmation de la relativité générale, c’est que ces théories ont une portée infinie, elles portent sur la totalité de l’univers. Donc, elles ne sont pas vérifiables en un nombre fini d’étapes ! Un nombre infini de conséquences ! Donc Popper a remplacé la vérifiabilité par la « falsifiabilité », et puis il avait d’autres raisons liées au marxisme et à  la psychanalyse qui lui semblaient des théories capables d’absorber absolument n’importe quel événement, de « gagner à  tous les coups », ce qui n’est pas la « règle du jeu » de la science, qui doit prendre le risque de la « mort » des idées…
Donc c’est comme ça que s’est construit le fameux concept de la réfutabilité ?
Oui. Et alors, si tu dis qu’une théorie est empirique, et donc peut prétendre à  être scientifique à  la condition qu’elle soit réfutable ; si elle est aussi vérifiable, tant mieux, mais ce n’est pas une théorie universelle. Par exemple un théorie historique peut être vérifiée. Mais les théories universelles (pour tout x..) ne sont pas vérifiables. Popper proposait un autre critère. Les gens (comme Habermas) disaient « oui mais c’est en gros la même chose que le positivisme! ». Pas du tout ! Le réfutable, ou le falsi-fiable, ça veut dire que si tu as une théorie qui est falsifiable (par exemple tous les cygnes sont blancs), elle peut être falsifiée par l’observation d’un cygne noir (c’est seulement quand on est allé en Australie qu’on a découvert que tous les cygnes n’étaient pas blancs). C’est une théorie empirique, parce qu’elle est réfutable. Elle est en l’occurrence fausse, mais elle est empirique. Le réfutable, c’est comme le faux : le vrai n’implique que le vrai, tandis que le faux implique du faux, ET du vrai !
Je prenais toujours comme exemple à  mes étudiants, si on suppose que la théorie de Copernic est vraie, Soleil au centre du système solaire, l’un des foyers des ellipses (Kepler), contre le système des Grecs (sauf Aristarque), par exemple Ptolémée, qui disait que la Terre est au centre de l’univers. La théorie de Ptolémée, elle est vraiment fausse. La Terre n’est pas au centre de l’orbite de tous les astres. Mais elle a une conséquence vraie : la Lune tourne autour de la Terre. Elle est fausse, mais elle a (au moins !) une conséquence vraie. Une théorie réfutable, c’est pareil ! Une théorie réfutable peut avoir des conséquences irréfutables. Par exmple, une phrase qui est dans la Bible, lorsque Dieu n’est pas content avec les descendants d’Adam, il décide que le dernier à  vivre très longtemps serait Mathusalem (969 ans !) d’après la Bible. Il leur dit « vous mourrez tous avant 120 ans ». Proposition empirique assez juste. Cette proposition, elle est réfutable. Si je constate qu’un homme vit 130 ans, elle sera réfutée. Mais elle a pour conséquence une proposition, « tous les hommes sont mortels », qui est une phrase non réfutable.
C’est un peu technique, mais c’est simple. Je dis « pour tout x, il existe au moins un y tel que si x est un homme et y un moment du temps, il existe un y après lequel tout homme sera mort ». Donc cet y ça peut être n’importe quel nombre… c’est irréfutable. C’est un exemple trivial. Mais c’est dire que des théories scientifiques ont des conséquences métaphysiques. Et donc la métaphysique est sauvée, en tout cas une partie de la métaphysique. Par exemple une théorie scientifique peut avoir pour conséquence le déterminisme (Pour tout x il existe une cause, pour tout x, il existe un y (lois+conditions initiales) tel que y implique l’évènement x). Déterminisme classique. Que les positivistes considéraient comme un thèse métaphysique. Tandis qu’avec Popper, il y avait de la place pour une discussion rationnelle des thèses métaphysiques.

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  1. […] (en ligne) : suite de la discussion sur l’Islam et les grandes religions monothéistes. Huitième Partie (en ligne) : On aborde Karl Popper, la science, la […]

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