Étiquette : Athéisme

  • Des vérités devenues folles

    Des vérités devenues folles

    Ce livre de Rémi Braque traînait dans ma pile depuis déjà 4 ou 5 ans : « Des vérités devenues folles » est sorti en 2019. C’est un recueil de conférences données en langue anglaise par Rémi Brague dans différents pays, et qui, comme il l’introduit très bien en début d’ouvrage, sont soit des regroupements et synthèses de choses déjà présentes dans ses ouvrages, soit des préfigurations de ce qu’allaient être les prochains. C’est donc un ouvrage traduit, sous la supervision de l’auteur.

    Format très agréable

    Le découpage en conférences, elles-mêmes découpées en sous-parties relativement courtes, rend la lecture très aisée. Le style, comme toujours, est d’une grande clarté et d’une grande pédagogie. Rémi Brague est une érudit, mais il n’utilise ses connaissances qu’au moment nécessaire dans sa réflexion, et cite toujours les autres quand il leur emprunte des idées, pour les articuler avec les siennes, les commenter, ou les enrichir. Sous-titré « la sagesse du moyen-âge au secours des temps moderne », il débute sur le constat d’échec du projet moderne, et de l’athéisme (rejoignant en cela la pensée de Philippe Nemo, et la précisant à mon sens), pour ensuite enchaîner sur une réflexion très riche sur la nécessité du Bien, la nature, la création, la culture et les valeurs et vertus. Il insiste aussi sur les thèmes de la famille comme creuset indispensable, et la civilisation comme conservation et conversation. Il y a beaucoup de passage splendides, de citations passionnantes, et Rémi Brague, surtout, assume de toujours mettre les pieds dans le plat des sujets qui lui paraissent centraux. Il ne tourne pas autour du pot, et ça fait du bien. Ça bouscule parfois, ça intrigue, et ça donne envie de pouvoir échanger avec lui là où naissent des désaccords.

    Obsédé du sens

    Rémi Brague, dont je respecte et reconnait très sincèrement la rigueur, est à mon sens parfois victime de sa foi, et la quête du sens qui va avec ; il pose comme prémisse dans certains raisonnement des choses qui me semble, à tout le moins, discutables. En voici quelques-unes, en exemple :
    – « … l’idée de providence ne désigne pas quelque chose qui tient dans les mains des humains de l’homme, mais quelque chose qui vient de plus haut. » Pourquoi « d’en haut » ? Pourquoi pas simplement « quelque chose d’extérieur à l’homme » ?
    – le chapitre 3 me semble être une pure tautologie (je peux me tromper et avoir mal compris), mais je le lis comme un chapitre dont le propos est de montrer que le Bien est nécessaire parce que.. le Bien est nécessaire.
    – évoquant notre compréhension de la nature, notamment au moyen des sciences et techniques, il écrit « Il ne nous est plus possible de comprendre la nature. Comprendre suppose l’introduction de causes finales. » Cela me semble, à nouveau, un double saut philosophique : « plus possible », parce qu’il nous a déjà été possible de comprendre la nature ? Par ailleurs, cette affirmation suppose qu’une compréhension n’est possible que si elle est totale, ce qui est un méprise sur ce que signifie connaître. La connaissance et la compréhension ne sont jamais totales. Exiger cela de notre rapport à la nature, c’est déjà créer les conditions d’un raisonnement biaisé.
    – j’ai noté à plusieurs endroits, la même incompréhension de la technique que chez Finkielkraut. Brague semble penser l’homme comme un animal pensant et parlant, mais dont la relation technique avec le monde est « non naturelle ». Or, je crois, profondément, que l’homme est un animal technique avant d’être un animal parlant. Cette séparation est artificielle, et conduit à de mauvaises représentations de notre rapport au monde.
    – « le monde doit être considéré comme porteur de sens » : c’est la posture du croyant telle que décrite par Adin Steinsaltz, mais on a bien le droit de ne pas la partager. Le besoin de sens pour l’humain, et son utilité pour mener notre action et nos vies, n’est pas nécessairement une preuve d’un « monde porteur de sens ». Il est possible d’imaginer que c’est une caractéristique des animaux pensant que nous sommes, que d’utiliser cette chose que l’on appelle « sens ».
    J’en ai noté deux ou trois autres comme cela : ce sont les passages où j’aimerais pouvoir échanger avec Brague : je suis sûr que ma lecture est partiale, probablement branlante et j’aimerais pouvoir approfondir ces points. Le reste du livre est à mon sens absolument superbe, indispensable, car il apporte sur, notamment, la liberté, la nature, la civilisation des éléments de réflexions, des idées, des mots, qui sont incroyablement féconds. J’ai nourri mon essai en lisant Brague.

    Habiter la nature et penser l’homme

    Je suis tout à fait touché par la pensée de Brague dont je me sens très proche, sur sa manière de penser la liberté, la culture, l’importance de la conversation civilisée comme marqueur de civilisation, et sur plein d’autres sujets (la morale par exemple, ou le christianisme). Et sur la nécessité de « louer » la création, d’en chanter les louanges, de garder sa capacité à s’émerveiller, et à dire en quoi l’existence même du monde (quelle que soit la manière de le penser) est une bénédiction, une source de joie, et une raison de vouloir « continuer », prolonger, la fantastique histoire de la vie. J’ai du choisir un passage pour terminer cet article et vous donner à voir le style et l’ampleur du propos de Rémi Brague. J’ai pris un passage de la fin du très beau chapitre « Valeurs ou vertus ? », car il résonne avec le sous-titre du livre.
    De quoi avons-nous besoin pour que l’Occident continue à se prendre au sérieux, avec ce qu’il représente ? Comment pouvons-nous le proposer de manière responsable au reste du monde sans nous livrer à un impérialisme culturel ?
    Mon intuition est que nous devrions, pour commencer, dire adieu à l’idée même de « valeurs ». Il va sans dire que nous devrions garder comme un trésor précieux le contenu de ces soi-disant valeurs, car se débarrasser de ce contenu moral peut conduire à notre perte. Mais nous devrions libérer ce noyau positif de la suspicion de n’être guère plus que le folklore de l’homme blanc. Pour y parvenir, il nous faut revenir aux deux notions prémodernes évoquées plus haut, à savoir les vertus et les commandements. Au lieu de jouer les unes contres les autres, nous devrions tenter une synthèse qui leur permettrait de se stimuler mutuellement.
    À vrai dire, cette synthèse n’est pas quelque chose que nous aurions à établir. Elle a déjà existé au Moyen Âge dans les trois religions. (…)
    Pour nous, cela suppose un double effort, pour repenser à la fois les vertus et les commandements. D’un côté, nous devrions tenter de comprendre que les vertus sont l’épanouissement de l’homme en tant que tel, en dépit de la diversité des cultures et des religions. Cela implique de reconnaître une sorte de nature humaine. De l’autre, nous devrions nous débarrasser de la représentation des commandements divins comme « hétéronomie ». En termes plus simples, en évitant tout terme technique, ces commandements ne sont pas les caprices d’un tyran imposés à un troupeau d’esclaves. L’ensemble des commandements bibliques proviennent d’un premier commandement aussi simple que fondamental: « Sois! », « Sois ce que tu es! » Le « Deviens qui tu es » n’as pas eu à attendre Pindare, et encore moins Nietzsche. Tout ce qui ressemble à une décision juridique dans la Bible, c’est la petite monnaie de la création ou, si vous préférez, sa réfraction dans les différents milieux qui déploient les capacités dont elle est grosse. Cette interprétation a presque atteint le niveau d’une pensée consciente et réflexive dans la Bible elle-même, par exemple lorsque le Deutéronome résume l’ensemble des commandements à observer la formule « Choisis la vie » (30, 19).
    Aujourd’hui, l’humainté occidentale a grand besoin de cette redécouverte et de cette récupération : d’un côté, des vertus comme étant bonnes pour chaque être humain et, de l’autre, des l’obéissance au commandement d’être, et d’être ce que nous sommes. Puisse-t-elle comprendre cette nécessité et cette urgence.

  • La belle mort de l’athéisme moderne

    La belle mort de l’athéisme moderne

    Le christianisme est vrai

    C’est un livre fascinant que « La belle mort de l’athéisme moderne » de Philippe Nemo. Il regroupe 7 articles que Philippe Nemo a cru bon de réunir en un recueil pour une raison simple, explicitée dans l’avant propos : « ils font l’hypothèse que le christianisme est vrai. »

    Depuis quelques deux siècles, un mélange de recherches intellectuelles sincères et de propagande avait voulu nous convaincre des erreurs et des fautes du christianisme et, ultimement, de son insignifiance, puisqu’il ne serait qu’une parmi les n religions que le monde a connues et connaît, partageant avec elles le statut d’une vaine illusion. Une politique délibérée avait même entrepris d’extirper complètement le christianisme de la société française et de faire en sorte que les nouvelles générations n’en entendent plus jamais parler. Or, il se trouve que ces recherches ont échoué et que cette propagande s’est épuisée. Il se trouve que l’athéisme moderne est mort de sa belle mort. Il n’a pas été tué, puisqu’au contraire le monde présent lui a donné et continue à  lui donner toutes les opportunités de plaider sa cause et d’offrir à  l’humanité de nouvelles raisons de vivre. Vain sursis…Si l’athéisme est mort c’est parce que, décidément, il n’a pas tenu ses promesses et n’a pas établi que l’homme est moins misérable sans Dieu qu’avec Dieu. (…) Naturellement, le fait que le christianisme soit vrai ne signifie pas que tout en lui soit vérité ni qu’il existe pas de vérité en dehors de lui. Ce qu’on soutient ici, c’est qu’il seul à  receler la vérité qui importe le plus à  la vie humaine. Certes, le christianisme peut et doit reformuler certains aspects de ses dogmes, et prendre quelque distance par rapport à  l’enveloppe anthropologique dans laquelle sont message a été jusqu’à  présent porté. Mais il excède cette enveloppe. Il est une doctrine essentiellement ouverte, pour la bonne raison qu’il n’est pas du tout une doctrine, fruit de l’intellect humain. Il est le sillage de la charité du Christ. (…) Les hommes touchés au coeur par la charité du Christ inventeront au christianisme un avenir que les hommes de dogme et d’antidogme ne peuvent anticiper.

    La charité est définie plus loin dans le livre par Nemo : « l’énergie spirituelle qui permet de s’atteler à  tous les chantiers susceptibles de diminuer l’emprise du mal sur le monde et les souffrances des hommes. »
    Beaucoup de choses passionnantes dans le livre, sur le Mal, sur la révolution éthique et eschatologique qu’a représenté le christianisme. L’éclairage du Livre de Job est superbe, et le passage sur la hiérarchie des transcendentaux également. J’ai retrouvé certains des thèmes développés par Philippe Nemo dans « Qu’est-ce que l’Occident?« . C’est de cela dont il s’agit, d’ailleurs : plus qu’une promotion du christianisme, c’est un appel à  la prolongation de celui-ci, par une ré-appropriation, une interprétation actualisée, permettant une transmission de son essence. Un travail sur l’identité de l’Occident chrétien. Un chapitre résonne avec le bel essai de Weiler (« L’Europe chrétienne ? » sur les racines chrétiennes de l’Europe : Nemo ne mâche pas ses mots et considère qu’en plus d’être une « erreur historique massive », le fait de ne pas mentionner les racines chrétiennes dans la Constitution européenne est une forme de « négationnisme » (« un révisionnisme antichrétien ») car cela revient à  « jeter un interdit sur l’identité d’une communauté, à  nier son âme et à  compromettre son avenir ». Je suis d’accord avec lui.

    Les 3 libéralismes

    Le chapitre 5 sur les rapports entre libéralisme et christianisme m’a passionné. C’est le texte d’une conférence donnée à  Turin, et que j’avais déjà  lue il y a longtemps (sans l’avoir plus remarquée que cela, car elle figurait parmi des textes très nombreux dans un livre en hommage à  Pascal Salin, « L’homme libre »). Comme quoi, il fait bon relire son Nemo, de temps en temps. L’auteur y montre à  quel point l’éthique du christianisme est au fondement et a accompagné tout le développement de la philosophie libérale (ce sont les 4 thèses développées par Nemo dans ce chapitre):

    1. c’est l’éthique biblique qui a apporté au monde la liberté ontologique fondamentale d’où découlent toutes les autres libertés ;
    2. le faillibilisme chrétien a joué un rôle-clef dans la genèse du libéralisme intellectuel et de la science moderne ;
    3. l’éthique chrétienne a joué un rôle non moins important dans genèse du libéralisme économique ;
    4. si christianisme et libéralisme semblent, à  certains égards, incompatibles et, à  d’autres égards, intimement liés, cette contradiction apparente est due à  ce qu’il y a plusieurs niveaux de libéralismes dont seuls les plus superficiels sont ou paraissent antichrétiens.

    Nemo distingue en fin de chapitre entre 3 niveaux de libéralisme, qu’il hiérarchise moralement par ordre croissant d’importance : la liberté pour elle-même, la liberté pour le progrès, la liberté pour la charité. C’est passionnant, stimulant, et il termine en citant Benjamin Constant, que je n’ai pas lu, et que je vais devoir lire.

    Questions

    Bref : un livre passionnant, riche et d’une grande densité. A lire sans modération. Le seul point qui m’interroge, c’est que si Nemo définit précisément la charité, ou l’âme, il ne définit jamais le terme « Dieu ». Cela rejoint les propos d’Adin Steinsaltz dans « Mots Simples » : si le mot Dieu n’est qu’une béquille pour l’intelligence humaine, n’est-ce pas aussi un des axes de travail du christianisme que de réformer et repenser, dans sa manière d’apporter son message, l’utilisation de ce terme équivoque qui brouille, je pense, la compréhension que l’on peut en avoir ? Qu’est-ce qu’une éthique qui prend comme point focal la volonté d’un être jamais défini ? Et si l’éthique nécessite un saut philosophique, un acte de foi, ne faudrait-il pas mieux expliciter cette foi, ce qui me semble possible sans passer par Dieu ?