Étiquette : Bertrand Russell

  • De la fumisterie intellectuelle

    De la fumisterie intellectuelle

    Bertrand Russell est un philosophe que j’apprécie. Je n’ai donc pas résisté quand je suis tombé sur ce petit essai écrit en 1943, « De la fumisterie intellectuelle » (Editions de l’Herne). Il se lit rapidement et son propos est très simple (même si un peu daté) :
    L’homme est un animal crédule, il a besoin de croire et, à  défaut de fondements solides à  sa croyance, il se contentera de fondements bancals.
    Et Russell de passer en revue un certain nombre de croyances de ses contemporains, notamment religieuses, ou sur les femmes, avec un esprit critique décapant. C’est tout à  fait juste sur le fond, et le côté daté de certaines réflexions nous force à  nous questionner sur nos propres croyances. Si Russell, invité en 1940 à  donner une série de conférence à  New-York, a déclenché malgré lui une véritable polémique (pour les aspects anti-religieux de sa pensée critique), quels en sont les équivalents de nos jours ? Nous avons quelques éléments de réponse
    Ce petit essai devrait faire partie des textes que l’on découvre au lycée : facile d’accès, direct, et faisant la promotion d’un esprit critique et lucide salutaire. J’en ai gardé quelques citations, et cette liste (que je recopie en supprimant des passages entiers, et en créant les mises à  la ligne, pour la rendre digeste) de conseils pour éviter les « erreurs idiotes ».

    Pour se soustraire aux opinions ineptes auxquelles les hommes ont tendance, nul besoin d’être un génie. Voici quelques règles simples qui vous prémuniront, sinon contre l’erreur, du moins contre les erreurs les plus idiotes.

    • Si la question peut être élucidée par l’observation, observez de vos propres yeux. Aristote aurait pu éviter l’erreur de croire que les femmes ont moins de dents que les hommes s’il s’était donné la peine de demander à  Madame Aristote d’ouvrir la bouche et s’il s’était mis à  compter. (…) Penser savoir quand on ne sait pas est une erreur fatale, à  laquelle nous sommes tous enclins. (…)
    • Même si, comme la plupart de vos semblables, vous avez des idées bien arrêtées, il est toujours possible de prendre conscience de vos propres préjugés. Si la moindre contradiction vous met en colère, c’est qu’inconsciemment vous vous savez incapable de justifier l’opinion qui est la vôtre. (…) Les controverses les plus hargneuses portent sur des questions qui n’admettent de preuve ni d’un côté ni de l’autre. (…) Quand une divergence d’opinion vous irrite, méfiez-vous : vous verrez peut-être, après examen, que votre croyance va au-delà  de ce que justifient les preuves.
    • Pour se débarrasser de certains dogmatismes, rien de tel que de se confronter aux opinions qui ont cours dans d’autres sociétés que la nôtre. (…) Si vous n’avez pas l’occasion de voyager, fréquentez des gens avec lesquels vous n’êtes pas d’accord et lisez un journal favorable au parti opposé. Si vos interlocuteurs et votre journal vous paraissent fous, pervers et méchants, songez que c’est aussi ce qu’ils pensent de vous. Or l’une ou l’autre partie peuvent avoir toutes les deux raisons, mais elles ne peuvent toutes les deux avoir tort. Cette réflexion devrait vous inciter à  la prudence.(…)
    • Avec un peu d’imagination, vous pouvez polémiquer avec un interlocuteur qui défend un préjugé différente du vôtre. Ce dialogue fictif présente un avantage, et un seul, par rapport à  une polémique réelle : il n’est limité ni dans le temps ni dans l’espace. (…) Il m’est arrivé d’être amené à  changer d’avis en conséquence de ce genre de dialogue imaginaire ou, au moins, de devenir moins dogmatique et arrogant en pesant les arguments d’un hypothétique adversaire.
    • Méfiez-vous des opinions qui flattent votre amour-propre.
    • Il est bien d’autres passions que l’orgueil qui nous induisent en erreur, et la principale est sans doute la peur. La peur opère tantôt directement, en propageant des rumeurs ou en brandissant des spectres terrifiants, tantôt indirectement, en nous faisant miroiter une perspective rassurante, comme l’élixir de vie ou le paradis pour nous et l’enfer pour nos ennemis. (…) La peur entretient la superstition et la méchanceté. Surmonter sa peur, c’est le premier pas vers la sagesse dans la recherche de la vérité comme dans la quête d’une vie digne.
  • Histoire de la philosophie occidentale

    Histoire de la philosophie occidentale

    J’ai fini il y a quelques mois le formidable livre de Bertrand Russell, « Histoire de la philosophie occidentale » (éditions Les belles lettres).

    Les idées, et leurs auteurs

    C’est un livre formidable, mêlant philosophie bien sûr, mais aussi histoire de la pensée : Russell, dans sa plongée historique, met l’accent sur des auteurs. C’est-à -dire qu’il donne des éléments permettant de comprendre d’une part, qui était tel ou tel philosophe, et dans quel contexte il a produit ses idées, et d’autre part ce que ce philosophe a apporté au monde (idées, théories, ouvrages, actions.
    Les chapitres sont assez courts, donc faciles à  lire séparément, comme un lit on feuilleton ou comme on regarde une série, et le style est stimulant et drôle. Russell n’est jamais dans la révérence par rapport à  ces grands penseurs (au contraire), et il ne se prive jamais de souligner ce qui dans les théories des uns ou des autres a pu se révéler complètement faux. Il ne se prive pas non plus de mettre en avant les décalages parfois profonds entre les théories professées, et les manières de vivre de ceux qui les portaient.

    Amour de la vérité

    Pour finir de vous convaincre de lire cette somme indispensable, un dernier mot. Russell fait partie des philosophes qui ne sont pas « que » philosophes : wikipedia et sa biographie nous montrent qu’il était « mathématicien, logicien (il a croisé Popper au Cercle de Vienne), philosophe, épistémologue, homme politique et moraliste ». Esprit très large, critique au sens positif du terme. Ce qui me touche dans le livre de Russell, et je crois que c’est en lien avec cette formation scientifique et philosophique, c’est son amour sincère, humble et rationnel de la vérité. Je lui laisse donc le mot de la fin (cité d’ailleurs en épilogue de l’excellentissime Impostures intellectuelles) :
    Le concept de « vérité », compris comme dépendant de faits qui dépassent largement le contrôle humain, a été l’une des voies par lesquelles la philosophie a, jusqu’ici, inculqué la dose nécessaire d’humilité. Lorsque cette entrave à  notre orgueil sera écartée, un pas de plus aura été fait sur la route qui mène à  une sorte de folie – l’intoxication de la puissance qui a envahi la philosophie avec Fichte et à  laquelle les hommes modernes, qu’ils soient philosophes ou non, ont tendance à  succomber. Je suis persuadé que cette intoxication est le plus grand danger de notre temps et que toute philosophie qui y contribue, même non intentionnellement, augmente le danger d’un vaste désastre social.

  • Essais Sceptiques

    Essais Sceptiques

    Les Essais Sceptiques (1928), de Bertrand Russell, est un recueil de petits textes très directs, pleins d’humour et de doute, sur des sujets très variés.

    Penseur original et sceptique

    C’est un ouvrage facile et agréable à  lire, percutant sur plein d’aspects. Daté en terme de réflexions « géopolitiques », mais clairvoyant sur les modes d’éducations qui formaient des enfants, quelques années avant la seconde guerre mondiale, à  devenir des êtres « intolérants, cruels et belliqueux ». Notons au passage qu’il mentionne déjà  des travaux montrant que les structures cognitives sont en place, dans les grandes lignes, avant l’âge de 6 ans.
    Bertrand Russel, d’après ce que j’ai pu lire, a eu une vie romanesque et digne d’être racontée. Original, libre penseur, philosophe et logicien de premier plan, prix Nobel de littérature. Son scepticisme pourrait être résumé par ce principe d’éducation : « apprendre aux gens à  n’accepter une proposition que s’il y a quelque raison de penser qu’elle est vraie. »
    Voici une phrase que j’ai retenu de ses écrits et qui dit bien son état d’esprit sceptique :

    Si vous êtes certain, vous vous trompez certainement, parce que rien n’est digne de certitude ; et on devrait toujours laisser place à  quelque doute au sein de ce qu’on croit ; et on devrait être capable d’agir avec énergie, malgré ce doute. — Bertrand Russell

    Relations entre doutes et croyances

    J’aime beaucoup cette citation de Russell, car elle montre bien la manière qu’il avait d’être sceptique. Non pas un nihiliste qui ne croit en rien, mais simplement un esprit libre et lucide. Et scientifique : qui valorise la raison humaine, et la démarche scientifique et logique comme des outils d’émancipation par la connaissance. Elle résonne avec cette phrase d’Amin Maalouf :

    Le doute […] n’est pas une absence de croyance, c’est un mode de croyance. Amin Maalouf

    Bien sûr : L’être humain est un animal croyant, c’est bien clair, et n’a pas le choix. Une partie de nos structures mentales et de nos représentations, importantes, utiles, sont des croyances. D’ailleurs le moteur de l’action, mentionnée par Russell dans sa phrase, est bien un ensemble de croyances. Mais ce ne doit pas être une raison pour se faire croire que ces croyances sont des connaissances. Douter, donc, toujours et de tout. Et croire.
    Les écrits de Russell transpirent d’ailleurs une croyance que je partage : notre raison nous permet de nous confronter au monde et au réel d’une manière riche, utile. Il est proche en cela de Karl Popper. Le doute est un des instruments de la raison. Qui pose un postulat simple et puissant (une croyance), celui de la science : le réel existe (« est ») et c’est la réalité qui a le dernier mot sur la véracité de nos représentations. Ce qui revient à  penser l’esprit humain comme « limité », et le monde comme « stable », et « formulable », « compréhensible ».

    Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. Albert Einstein