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  • La parole aux machines

    La parole aux machines

    Thibaut Giraud (alias Monsieur Phi) vient de publier un ouvrage passionnant et très solide sur les LLM : sous-titré « Philosophie des grands modèles de langage », il revient sur les premiers pas des LLM (Large Language Models), sur la manière dont cela fonctionne, pour terminer l’ouvrage par une série de questions toutes plus passionnantes les unes que les autres, et qui sont pour le moment sans réponses totalement certaines (les LLM ont-ils une conscience ? les LLM peuvent-ils nous nuire ?).
    Je ne vais pas détailler dans cette recension le livre par le menu, d’une part parce que ça n’aurait pas grand intérêt (allez l’acheter, je vous le recommande), et d’autre part parce qu’une partie de son contenu est en partie accessible en ligne (à plein d’endroits pour la description de ce que sont les LLM et sur la chaine Youtube de Monsieur Phi, pour les aspects développés dans la deuxième partie du livre, dont les vidéos sont toujours très bien faites (je la suis depuis déjà plus de 7 ans). Je linkerai ici celles qui renvoient à certains passage du livre. Je partage simplement quelques points que je retiens personnellement, et qui ont alimenté ma réflexion et soulevé des questions.

    Vrai connaisseur

    Thibaut Giraud, docteur en philosophie, spécialiste de la logique et de la philosophie du langage, est quelqu’un de vraiment très pédagogue, et qui met les mains dans le cambouis. Les LLM, ils ne les regardent pas du haut d’une tour conceptuelle flottant dans l’éther philosophique : non, il s’en sert, l’utilise, la teste, y réfléchit, et s’appuie sur les travaux des chercheurs pour continuer à y réfléchir. Cela permet de se rendre compte, comme sur beaucoup de sujets, à quel point les journalistes invitent en général non pas les experts des sujets, mais ceux qui sont prêt à baratiner pour leur servir ce qu’ils veulent entendre. Thibaut Giraud, c’est le moins que l’on puisse dire, règle leur compte, à juste titre, à des guignols comme Luc Julia ou Raphaël Enthoven, qui sont invités partout, pour dire des choses fausses à propos des LLM, ne prouvant rien d’autre que leur incapacité crasse à simplement confronter leurs idées à la réalité empirique. Si vous voulez voir un mise à mort philosophique, c’est intéressant. Raphaël Enthoven raconte n’importe quoi. Luc Julia aussi. Merci à Thibaut Giraud de montrer leur nudité.

    Les machines ont pris la parole

    Le livre s’ouvre sur ce qui devrait tous nous étonner, radicalement : les LLM signent une rupture réelle dans l’histoire de l’humanité. Depuis leur arrivée, et l’accélération du développement de leurs compétences, les humains ont perdus le monopole du langage. Cette caractéristique qui nous permettait de séparer les humains du reste de l’univers est tombé. Tout texte, désormais, est possiblement le fruit du travail d’une machine, et dans la plupart des cas il est presqu’impossible au commun des mortels de faire la différence entre une production humaine et celle d’un LLM.
    Le doute s’immisce… Un doute étrange et profondément nouveau. Songez-y : il aurait été absurde de le formuler il y a seulement dix ans. Nostalgie d’une époque où l’écriture était encore le privilège de l’humanité… C’est fini. (…) (les doutes) continueront de peser sur tout ce qui s’écrit, et de plus en plus au fur et à mesure qu’augmentera la qualité des textes générés. Ne serait-ce qu’en cela, il me semble que notre rapport au langage a été profondément et irrémédiablement changé : sa maîtrise n’est plus le critère de distinction par excellence de l’être humain. Désormais, les machines aussi parlent. Pour autant, pensent-elles ?
    Une bonne partie partie du livre est consacré à répondre à cette question, loin d’être triviale, et auquel le bon sens n’apporte en général qu’une réponse préfabriquée visant plus à se rassurer qu’à sérieusement considérer cette problématique, d’où le grand intérêt du livre.

    Changement de paradigme

    Ce qui rend contrintuitifs beaucoup de débats à propos de l’IA et des LLM, c’est que la paradigme informatique à l’oeuvre n’est plus le même que celui que nous avons intériorisé pendant les trente ou quarante dernières années. Nous sommes sortis sur paradigme purement « programmé » (une suite d’instructions dit à la machine ce qu’elle doit faire), à un paradigme « d’apprentissage » (un réseau de neurones formels, pré-entrainé, apprend automatiquement, sur la base d’énormes quantités de données, à produire les « bonnes » réponses). Dans le cas d’un programme classique, on sait décrire précisément ce que fait le code (même s’il le fait dans des échelles de temps et de données sans commune mesure avec ce que nous pouvons imaginer). Dans le cas d’une IA, et plus spécifiquement d’un LLM, nous ne savons pas, devant le fonctionnement du modèle, dire précisément ce qu’il fait. Les milliards de paramètres du réseau de neurones ne nous permettent pas vraiment d’être très clair sur la manière dont le modèle donne la bonne réponse.
    On redécouvre dans ce domaine la notion d’émergence, ou d’ordre spontané : un ensemble même minimal de règles peut donner lieu des résultats complexes, imprévisibles. Les neurones donnent bien naissance à la « conscience », n’est-il pas naturel qu’un réseau de neurones informatique, surtout de cette taille là, puisse générer des choses inattendues et non prévisibles ?

    Les machines sont-elles conscientes ?

    Poser la question, et elle est pertinente, montre à quel point cette révolution technologique est radicale : on est en pleine science fiction. S’appuyant sur beaucoup de travaux de chercheurs (notamment certains de ceux qui travaillent chez OpenAI ou Anthropic), l’auteur montre que sur des LLM simplifiés, on a pu mettre en place des « sondes » qui permettent d’accéder à l’état de certaines couches de neurones du réseau. La conclusion est pour le moins troublante (détail dans cette vidéo).
    C’est un résultat fascinant : avec ces sondes, il semble que l’on mette le doigt sur une véritable représentation interne qui a émergé au cours de l’entraînement pour faciliter le travail de prédiction. La boîte noire du réseau de neurones n’est plus si noire. Et les chercheurs sont allés plus loin pour identifier le rôle que joue cette représentation interne : que se passe-t-il quand on la manipule ? (…) Grâce aux sondes qu’ils ont entraînées, les chercheurs savent maintenant ce qui, dans l’état interne du modèle, représente l’information, selon laquelle il y a un pion blanc sur la case f8 par exemple. Ils peuvent dès lors manipuler cet état interne pour qu’il représente plutôt la présence d’un pion noir sur cette case. Ils ont en quelque sorte changé, non pas l’état du plateau selon l’historique de coups, mais ce que le modèle a « dans la tête », sa représentation du plateau, quand il y a réfléchit. Désormais, il « voit » un pion noir en f8. (…) De façon générale, après manipulation de la représentation du modèle, les prédictions restent des coups légaux selon la représentation modifiée dans plus de 99,9% des cas.
    Pour aller plus loin des chercheurs ont publié un papier intitulé « La conscience dans l’intelligence artificielle : l’éclairage des sciences de la conscience » (Butlin et al. 2023). Ils prennent un certain nombre de modèles scientifiques de la conscience, et des caractéristiques de la conscience, et regardent si les modèles LLM répondent à certains de ces critères. La conclusion est sans appel : nos connaissances sur ce qu’est la conscience ne nous permettent pas vraiment de répondre à la question.
    En somme, ce rapport sur la conscience artificielle semble avant tout mettre en lumière un profond déficit de connaissance : même en se basant sur nos meilleurs théories scientifiques de la conscience, celles-ci ne nous en apprennent tout simplement pas assez pour déterminer si un système est ou n’est pas conscient. Et ce n’est pas seulement une incertitude liée au fait que nous ne savons pas quelle est la bonne théorie parmi les six proposées : aucune ne permet de trancher de façon claire. Nous sommes face à une ignorance fondamentale qui devrait nous inciter à la prudence sur ces questions d’attribution de conscience. (…) Nous sommes capables de construire des machines simulant la conscience, mais pas de répondre à la question de savoir si elles sont effectivement conscientes. Et nous sommes partis pour construire de plus en plus de ces machines quoi qu’il en soit. C’est perturbant, mais c’est ainsi. En attendant d’y voir clair, commençons par ne pas ignorer notre ignorance.

    Autonomie et alignement

    Dans cette logique, Thibaut Giraud termine le livre en discutant les concepts d’autonomie et d’alignement, montrant un certains nombre d’exemples et de cas limites, où l’on parvient à mettre en évidence des comportements étranges et non alignés des LLM (capacités à mentir, ou à se comporter différemment de ce quel les développeurs avaient mis comme intention dans le modèle). Le fait de faire expliciter les CoT (Chain of thoughts, les maillons du raisonnement) permet en partie de limiter ces phénomènes, mais ça n’est pas si simple, et par ailleurs, ces éléments feront partie de la matière d’entraînement des LLM, donc potentiellement ils pourraient les contourner. L’auteur renvoie à la Déclaration sur le risque de l’IA (avec en auteur entres autres Yoshua Bengio). Cela rejoint les prises de position d’Elon Musk sur l’IA, et son engagement dans une IA open source, dont le but est de chercher le maximum de vérité. Car oui, ces « choses » ne semblent qu’à leur début, avec une puissance énorme, et un contrôle par les humains plutôt mal assuré. Prudence et utilisation vont de pair, à mon sens. Ce n’est pas en mettant la tête dans le sable que l’on pourra jouer avec cette réalité.

    Ouvrage passionnant

    Je vous recommande chaudement ce livre admirable de clarté, et de profondeur. Tout y est bien mis en perspective, concret quand il le faut, conceptuel quand il le faut, sourcé toujours, et souvent drôle. Vous y découvrirez encore plein d’autres choses passionnantes, comme les expériences de pensée de la chambre chinoise, ou du cerveau colossal (d’ailleurs aussi présent dans Le problème à trois corps).
    A lire, pour ne pas se contenter des avis superficiels conduisant au rejet suffisant, ou à l’adhésion béate.

  • Registres de discours

    Registres de discours

    Bibliographie

    Pour continuer à avancer sur le « bot » d’analyse automatique des articles sur X, il est nécessaire de bien penser les catégories dans lesquelles on lui demande de ranger les phrases d’un texte. Lorsque j’ai demandé à Grok ce qui existait déjà comme type de classifications, il m’a apporté les réponses suivantes (j’ai ajouté les liens vers les auteurs).

    Voici un aperçu des plus pertinents, basés sur la littérature académique et les principes de rhétorique :
    Rhétorique aristotélicienne
    Aristote distingue trois modes de persuasion :

    • Ethos : Crédibilité de l’orateur (par exemple, citer un expert).
    • Pathos : Appel aux émotions (proche de nos “Émotions” ou “Jugements moraux”).
    • Logos : Arguments logiques (proche de nos “Arguments” et “Faits”).

    Pertinence : Ton approche couvre déjà ethos (via citations dans les faits), pathos (jugements moraux, récits), et logos (arguments, faits). Ajouter une catégorie “Ethos” pourrait être redondant.
    Analyse du discours (Van Dijk, Fairclough)
    Teun van Dijk (discours critique) distingue :

    • Faits objectifs.
    • Opinions (proche de récits et jugements moraux).
    • Arguments idéologiques.
    • Émotions.

    Norman Fairclough : Met l’accent sur les idéologies implicites, qui pourraient correspondre à tes mots débattables ou récits.
    Pertinence : Ton approche est déjà proche de ces cadres, avec une granularité plus fine (questions, jugements moraux).
    Typologie des discours (narratologie, sémiotique)
    Gérard Genette ou Roland Barthes distinguent :

    • Narratif (récits).
    • Descriptif (faits).
    • Argumentatif (arguments).
    • Expressif (émotions, jugements moraux).

    Pertinence : Tes catégories recouvrent ces types, avec une spécificité pour les questions et mots débattables.
    Linguistique pragmatique (Austin, Searle)
    Actes de langage :

    • Expressifs (émotions, jugements moraux).
    • Directifs (appels à l’action).
    • Informatifs (faits).
    • Commissifs (promesses, engagements).

    Pertinence : Les actes directifs pourraient justifier une catégorie “Appels à l’action”, mais moins pertinente pour des articles journalistiques.
    Journalisme et analyse médiatique :
    Des outils comme Media Bias/Fact Check ou AllSides distinguent :

    • Faits objectifs.
    • Opinions/éditoriaux (récits, jugements moraux).
    • Biais idéologiques (mots débattables).

    Pas de classification standard pour “questions” ou “arguments” explicites, ce qui rend ta méthode originale.

    Registres de discours v0

    J’ai ajouté depuis à mes catégories une qui s’appelle « Interprétation », et j’ai incorporé ce qui de l’ordre des Emotions dans « Récits ». La question reste ouverte de savoir s’il faut ajouter les « appels à l’action ». Voici donc à date la liste des catégories pour classer les phrases et distinguer les différents registres de discours (et les gestes mentaux qui vont avec) :

    • Descriptif (Faits) : Phrases vérifiables (chiffres, dates, noms), bleu, gras.
    • Narratif (Récits) : Phrases donnant sens/émotions, non vérifiables, rouge, italique.
    • Interprétatif : Phrases hypothétiques/interprétations, jaune, souligné double.
    • Logique (Arguments) : Phrases avec prémisses/conclusion (“donc”, “car”), violet, encadré.
    • Interrogatif (Questions) : Phrases et tournures interrogatives (“?”), vert, souligné.
    • Moral (Jugements moraux) : Phrases éthiques (“juste”), marron, italique gras.
    • Polémique (Mots débattables) : Mots connotatifs/controversés (ex. “euthanasie”, « extrême-droite »), orange, souligné, annotés dans les phrases des autres catégories.

    Questions en suspens

    Deux points me paraissent difficiles à résoudre. Tout d’abord il convient, dans la catégorie « DESCRIPTIVE » (faits) d’aller vérifier les faits et éventuellement souligner les mensonges. Ensuite, et c’est le point le plus compliqué, il convient de parvenir à garder en tête qu’un article peut être tout à fait équilibré, utiliser peu de manipulations émotionnelles ou narratives, mais laisser volontairement de côté la moitié de la réalité qu’il est censé décrire (mise sous le tapis). Cela impliquerait d’aller systématiquement chercher plusieurs articles et comparer l’angle de vue choisi, les faits laissés de côté par les uns et les autres, etc. C’est titanesque (en fait) et probablement pas tout à fait possible (en droit) : il n’existe pas de manière objective de traiter un sujet ou de rapporter des faits. Toute description d’un ensemble de faits nécessite des choix, un arbitrage, et implique un point de vue à la fois idéologique (chacun a ses propres schémas mentaux) et factuel (même en supposant une neutralité axiologique, personne n’a une connaissance universelle et considère donc la réalité en étant dépendant de ses connaissances). Qu’en pensez-vous ?

  • Citation #108

    Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.

    Albert Camus (1913-1960)
    Ecrivain, philosophe, dramaturge et journaliste français

  • L’hygiène du langage d’Orwell

    L’hygiène du langage d’Orwell

    Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous un très beau texte de George Orwell, datant de 1946, et consacré aux liens entre langage et pensée. On connait la réflexion d’Orwell dans 1984 sur le langage, avec la « novlangue« . Pour penser juste, il faut utiliser correctement le langage. Mode d’emploi.

    Parler bien pour bien penser

    Si vous lisez ce blog, vous savez qu’il correspond à  un effort que j’essaye de faire pour penser correctement.

    Travaillons donc à  bien penser : voilà  le principe de la morale.

    Blaise Pascal (1623 – 1662)mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien français

    Penser correctement, cela veut dire, bien sûr, être conscient des biais cognitifs susceptibles d’altérer la qualité de notre réflexion. Mais également, sur un plan différent, il faut toujours être conscient que penser ne peut se faire qu’en utilisant le langage, qui est la forme de la pensée (une pensée sans langage est informe).

    Ce matin dans ma boite mail, j’avais la newsletter du site Polémia, et en me baladant sur ce site je suis tombé sur un texte d’Orwell (article de Polémia, citant lui-même une traduction disponible en ligne sur Espace contre Ciment), qui est un très joli petit essai de 1946, La politique et la langue anglaise. Je ne résiste pas à  vous partager, donc, ce texte, essentiel à  mes yeux.

    Quelques extraits pour la route

    Tout d’abord quelques règles d’écritures que je garde ici :
    Mais il arrive souvent que l’on éprouve des doutes sur l’effet d’un terme ou d’une expression, et il faut pouvoir s’appuyer sur des règles quand l’instinct fait défaut. Je pense que les règles suivantes peuvent couvrir la plupart des cas :
    1. N’utilisez jamais une métaphore, une comparaison ou toute autre figure de rhétorique que vous avez déjà  lue à  maintes reprises.
    2. N’utilisez jamais un mot long si un autre, plus court, peut faire l’affaire.
    3. S’il est possible de supprimer un mot, n’hésitez jamais à  le faire.
    4. N’utilisez jamais le mode passif si vous pouvez utiliser le mode actif.
    5. N’utilisez jamais une expression étrangère, un terme scientifique ou spécialisé si vous pouvez leur trouver un équivalent dans la langue de tous les jours.
    6. Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que de commettre d’évidents barbarismes.

    Et puis le début du texte, pour vous donner envie de le lire…
    La plupart des gens qui s’intéressent un peu à  la question sont disposés à  reconnaître que la langue anglaise est dans une mauvaise passe, mais on s’accorde généralement à  penser qu’il est impossible d’y changer quoi que ce soit par une action délibérée. Notre civilisation étant globalement décadente, notre langue doit inévitablement, selon ce raisonnement, s’effondrer avec le reste. Il s’ensuit que lutter contre les abus de langage n’est qu’un archaïsme sentimental, comme de préférer les bougies à  la lumière électrique ou l’élégance des fiacres aux avions. A la base de cette conception, il y a la croyance à  demi consciente selon laquelle le langage est le résultat d’un développement naturel et non un instrument que nous façonnons à  notre usage. Il est certain qu’en dernière analyse une langue doit son (La langue) devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide, mais ce relâchement constitue à  son tour une puissante incitation à  penser stupidement.déclin à  des causes politiques et économiques : il n’est pas seulement dû à  l’influence néfaste de tel ou tel écrivain. Mais un effet peut devenir une cause, qui viendra renforcer la cause première et produira un effet semblable sous une forme amplifiée, et ainsi de suite. Un homme peut se mettre à  boire parce qu’il a le sentiment d’être un raté, puis s’enfoncer d’autant plus irrémédiablement dans l’échec qu’il s’est mis à  boire. C’est un peu ce qui arrive à  la langue anglaise. Elle devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide, mais ce relâchement constitue à  son tour une puissante incitation à  penser stupidement. Pourtant ce processus n’est pas irréversible. L’anglais moderne, et notamment l’anglais écrit, est truffé de tournures vicieuses qui se répandent par mimétisme et qui peuvent être évitées si l’on veut bien s’en donner la peine. Si l’on se débarrasse de ces mauvaises habitudes, on peut penser plus clairement, et penser clairement est un premier pas, indispensable, vers la régénération politique ; si bien que le combat contre le mauvais anglais n’est pas futile et ne concerne pas exclusivement les écrivains professionnels.
    Lire la suite : La politique et la langue anglaise.

  • La force des mots

    escher_handsVous est-il arrivé d’expérimenter la force incroyable des mots ? Je voudrais partager avec vous une remarquable expérience qui m’est arrivée, et que j’ai eu la surprise de pouvoir analyser a posteriori.

    Bien sûr, les mots et le langage restent notre manière la plus directe, la plus naturelle, de formuler nos pensées. En ce sens, ils présentent à  la fois un aspect négatif et un aspect positif : l’expression de notre pensée est contrainte par les mots, les concepts, les idées dont nous disposons, et d’un autre côté elle s’appuie et est rendue possible grâce à  ces mêmes mots (langage, mais aussi les idées déjà  formulées par d’autres). Nommer les choses les fait exister, les rend tangibles ; dans l’imperfection inhérente à  toute existence.

    J’ai récemment découvert un autre aspect des mots, plus profond. Une sorte d’inertie et de puissance des mots, presque d’expression inconsciente par les mots. Une fois une idée formulée avec des mots définis, on peut découvrir que le choix des mots n’a pas été uniquement le fruit d’une plus ou moins bonne adéquation avec la pensée que nous souhaitions exprimer. Ou plutôt, et de manière complémentaire : la pensée qu’ils ont permis d’exprimer ne se résumait pas à  ces mots, qui n’étaient que des clefs pour continuer la réflexion. Des fils à  tirer, avec une logique interne.

    L’exemple récent m’est venu dans le cadre de mon travail : j’ai produit, avec d’autres, une sorte de tableau des « vrais métiers de l’innovation », sorte de bestiaire mi-sérieux, mi-poétique des vrais fonctions que nécessite l’innovation au sein d’une entreprise. C’est en cours de finalisation, et passionnant.
    Dans ce cadre, j’ai imaginé — et/ou réutilisé du déjà  connu – des noms — assez directs – pour ces vrais métiers, et surtout des sous-titres à  vocation plus évocatrice et ouverte. Mon métier, « animateur de communauté », s’est retrouvé affublé du sous-titre « Le discuteur de sens ». Pourquoi pas, et cela permet de mettre l’accent sur le rôle transverse, convivial, de discussion et d’échange du community manager. Bien sûr, cela n’en fait pas le tour (d’autant qu’à  chaque communauté son community manager).

    Mais depuis, l’expression est repassée toute seule dans mon esprit, plusieurs fois : suis-je réellement un discuteur de sens ? L’expression est-elle adaptée à  mon rôle ? Celui qui discute, c’est aussi celui qui met en débat, qui questionne, qui doute. Et le sens, c’est le sens de l’action, la stratégie. Mais sur un deuxième niveau, plus inconscient probablement, se sont exprimées d’autres idées, qui résonnent autrement, qui font d’autre liens : le discuteur c’est aussi le philosophe, celui qui veut penser l’inconnu, et le sens c’est aussi le sens de la vie, de nos actes.
    Et ce n’est pas un hasard si tout cela me parle : j’aime la philosophie, et je l’ai toujours aimé en partie pour une des questions fondamentales qu’elle pose à  l’être humain. La vie a-t-elle un sens ? Et si elle n’en a pas d’absolu, quel sens puis-je donner à  ma vie ? Je crois que cela sort à  un moment clé aussi de ma vie, au moment où je viens d’avoir un troisième enfant, où j’essaye d’imaginer mon avenir professionnel. Cette tension vers l’avenir, l’inconnu, ne suffit-elle pas à  expliquer le choix de l’expression « discuteur de sens » ? Mais cela m’a redonné aussi envie de travailler plus dur la philosophie, et la question du sens.

    Oui : les mots qui sont sortis (« discuteur de sens ») n’étaient pas fortuits et pas forcément adaptés au rôle que je cherchais à  décrire (ils le sont quand même pas mal, je m’en aperçois en creusant le sujet). J’ai utilisé les mots qui me paraissaient pertinents pour me décrire, autant que mon rôle ou ma fonction. Projection involontaire et presque inévitable. Surprenante force des mots qui disent ce qu’on veut dire, mais aussi ce qu’on ne savait pas vouloir dire. Les mots disent ce que « ça » veut dire.

    Ils servent donc aussi à  se révéler à  soi-même, pour peu qu’on leur accorde ce pouvoir (ce qui requiert un peu de lâcher-prise sur notre propre personne), et un peu d’attention.

    Avez-vous déjà  connu ce genre de « révélation linguistique » ?

  • DLL – Le développement de l'optique évolutionniste

    Chapitre premier : « Raison et évolution »

    Le développement de l’optique évolutionniste

    Il devint de plus en plus clair que la formation de types réguliers de relations humaines qui ne sont pas le but conscient d’actions humaines soulevait un problèmes qui nécessiterait le développement d’une théorie sociale systématique. La réponse à  ce besoin fut fournie pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle dans le domaine économique par les philosophes moralistes écossais, conduits par Adam Smith et Adam Ferguson, cependant que les conséquences à  en tirer pour la théorie politique recevaient leurs magnifiques formulations du grand visionnaire Edmund Burke, encore que l’on chercherait vainement dans son oeuvre une théorie systématique.

    Hayek s’emploie ensuite à  dissiper certains malentendus à  propos de la théorie évolutionniste.

    Il y a d’abord la croyance erronée que c’est une conception empruntée à  la biologie. Ce fut en réalité l’inverse, et si Charles Darwin a su appliquer avec succès à  la biologie un concept qu’il avait largement reçu des sciences sociales, cela ne rend pas ce concept moins important dans le domaine où il avait pris naissance. C’est à  l’occasion de la réflexion sur des formations sociales telles que le langage et la morale, le droit et la monnaie, qu’au cours du XVIIIe siècle les conceptions jumelles de l’évolution et de la formation spontanée d’un ordre furent enfin clairement formulées, fournissant ainsi à  Darwin et ses contemporains des outils intellectuels qu’ils purent appliquer à  l’évolution biologique. Ces philosophes moralistes du XVIIIe siècle et les écoles historiques du droit et du langage peuvent bien être nommés — comme certains des théoriciens du langage du XIXe se sont eux-mêmes qualifiés — des darwiniens avant Darwin.

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