De quelle manière les morts existent-ils ?

Tout simplement un mort que j’aime ne sera jamais mort pour moi. Je ne peux même pas dire : je l’ai aimé ; non, je l’aime. Et si je refuse de parler de mon amour pour lui au temps passé, cela veut dire que celui qui est mort est. C’est là peut-être que se trouve la dimension religieuse de l’homme.

Milan Kundera (1929 – 2023) écrivain tchèque naturalisé français.

Inconsolables

J’avais fait un brouillon de réflexion, jamais avancé, sur le thème de la mort et de la perte. Et l’écoute de l’excellente émission de Finkielkraut, Répliques, sur le sujet de « l’écriture du deuil » (conversation avec Adèle Van Reeth et Jérôme Garcin, tous deux auteurs de livres racontant leurs morts), m’a donné envie de le (re)travailler. Je me suis senti très proche du point de vue d’Adèle Van Reeth, dont le livre « Inconsolable » montre à quel point, et les autres membres de cette conversation en étaient bien d’accord, l’expression « faire son deuil » est assez horrible et convient très mal pour décrire ce que nous vivons quand nous perdons un être cher. L’introduction de Finkielkraut le dit très bien :

Si l’on en croit l’esprit du temps, celle ou celui qui vient de perdre un être cher doit impérativement “faire son deuil”, c’est-à-dire accepter cette disparition, prendre acte de la réalité, et se vider, se délester du mort, afin de réintégrer dans les meilleures conditions et dans les plus brefs délais le monde trépidant des vivants. Heureusement pour l’Humanité, la littérature prend les choses à l’envers. Adèle Van Reeth, dans Inconsolable, et Jérôme Garcin, dans Mes fragiles, disent un chagrin dont ni l’un ni l’autre ne peuvent, ni ne veulent guérir. » (A. Finkielkraut)

Le terme de chagrin est évoqué pour parler de ce qui se passe après. Il n’y a pas vraiment de raison, finalement d’être, consolables. Il faut apprendre à vivre sans, donc avec. Pourquoi cela passerait-il par la disparition du chagrin ? Nous avons dû, à notre grande douleur, laisser partir la personne : pourquoi devrions-nous en plus l’oublier ? Car ne nous trompons pas : il faut bien sûr continuer à vivre, pour les vivants et avec ceux qui sont là. Mais le trou béant laissé dans le réel par la disparition d’un être cher, ne saurait être oublié, ou rempli, ou recousu. Il s’agit de ne pas tomber dedans, mais pas non plus de prétendre qu’il n’existe pas. Je ne peux pas ne pas partager la magnifique citation de Michelet que Finkielkraut donne en fin d’émission :

Rien de tel avant, rien après, Dieu ne recommencera point ; il en viendra d’autres sans doute, le monde qui ne se lasse pas amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables jamais, jamais, jamais.

Jules Michelet (1798 – 1874) historien français.

Présence des morts : au-delà des traces

Alors bien sûr : les morts sont morts, et on ne les ramènera pas. Je ne crois pas aux mondes alternatifs, ou à la vie après la mort. Je ne retrouverai pas ceux qui sont partis. Mais cela, heureusement, ne signifie pas que l’on doive les réduire à l’état de traces (souvenirs, photos, écrits, etc.). Ces traces ont une valeur inestimable, mais elles sont statiques. Je crois que les morts sont présents en nous, et que quelque chose d’eux se perpétue, dynamiquement, parmi les vivants. Il me semble que c’est d’ailleurs quelque chose de fragile, et qu’il faut entretenir et protéger comme une petite flamme dans la tempête. Quel est donc ce « mode de présence » des morts parmi nous ? Puisqu’à l’évidence, comme le dit quelqu’un dans l’émission, « les morts n’ont que les vivants comme ressource pour exister », il nous faut bien penser ce « mode d’existence » pour les maintenir, malgré la mort, parmi nous. D’ailleurs, il s’agit plus de comprendre ce que l’on peut garder d’eux, malgré leur disparition, et ce que l’on peut en faire. Comme le disait Chateaubriand :

Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants.

François-René de Chateaubriand (1768 – 1848) écrivain, mémorialiste et homme politique français.

Je ne prétends pas avoir de réponse définitive sur le sujet, mais plutôt quelques pistes qui me paraissent intéressantes.

Transmission

Bien sûr, nos morts continueront d’exister, indirectement, si nous perpétuons leur lignée : des gènes, bien sûr, mais aussi une histoire, des histoires, que l’on va continuer à incarner et à transmettre à notre tour.

Evocation & invocation

Se souvenir est indispensable (Evoquer : « Faire apparaître par ses propos (quelque chose) à l’esprit »), et c’est le premier moyen dont nous disposons pour garder un peu avec nous ceux qui sont partis. Certains vont jusqu’à invoquer les disparus, en général pour se soutenir. C’est une piste que je trouve difficile : je suis mauvais en invocation, j’ai le sentiment de me parler à moi-même, en déformant encore plus les choses qu’en évoquant simplement la personne.

Sublimation

Bien sûr, il y aussi un travail de purification (Sublimer : « Action de purifier, de transformer en élevant. ») C’est ce qu’exprime magnifiquement Alain, dans un petit texte splendide (Immortalité des morts parmi les vivants) dont il avait le secret :

Nos dieux naturels sont nos morts grandis et purifiés.

Alain (Emile Chartier, dit) (1868 – 1951) philosophe, journaliste, essayiste et professeur de philosophie français

Nos morts deviennent (ils l’étaient déjà en partie de leur vivant) des modèles à suivre ; cette transformation n’est pas trahir leur mémoire, c’est continuer de polir ce qu’ils avaient apporté au monde de meilleur. Je crois que, même sans vie après la mort, nous avons à nos côtés un peuple de Dieux :
Elle était profonde sans le savoir, cette croyance des anciens qui voyaient partout autour d’eux se mouvoir et agir l’âme des ancêtres, qui sentaient revivre à leurs côtés les morts, peuplaient le monde d’esprits et douaient ces esprits d’une puissance plus qu’humaine. Si la pensée traverse la mort, elle doit devenir pour autrui une providence. Il semble que l’humanité ait le droit de compter sur ses morts comme elle compte sur ses héros, sur ses génies, sur tous ceux qui marchent devant les autres. S’il est des immortels, ils doivent nous tendre la main, nous soutenir, nous protéger : pourquoi se cachent-ils de nous ? Quelle force ne serait-ce pas pour l’humanité de sentir avec elle, comme les armées d’Homère, un peuple de dieux prêt à combattre à son côté !
Jean-Marie Guyau (dans le très beau Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction)

Inconsolables … et fidèles

Pour conclure ce post trop long, j’ai le sentiment que le terme qui convient le mieux, finalement est, celui de fidélité. Les morts continuent d’exister par le biais de notre fidélité à ce qu’ils étaient, à ce que nous avons partagé, à ce qu’ils nous ont donné et transmis, et à ce qu’ils auraient voulu que l’on continu à être. C’est un programme simple et ambitieux à la fois, et qui nécessite, pour en vérifier la cohérence, de toujours faire exister en nous la singularité de ceux qui sont morts. C’est pour cela que le propos d’Adèle Van Reeth m’a touché : il nous faut bien accepter d’être inconsolables pour pouvoir être fidèles. Qu’en-pensez vous ?


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Commentaires

7 réponses à “De quelle manière les morts existent-ils ?”

  1. Avatar de FRANCOIS UNGER
    FRANCOIS UNGER

    Merci pour ton très beau post, sensible et réfléchi, qui s’il ne console en rien montre que la peine se partage comme le souvenir. Et je trouve ta conclusion très juste: « Les morts continuent d’exister par le biais de notre fidélité à ce qu’ils étaient, à ce que nous avons partagé, à ce qu’ils nous ont donné et transmis, et à ce qu’ils auraient voulu que l’on continu à être ».

  2. Avatar de BLOmiG
    BLOmiG

    salut, merci beaucoup pour ton commentaire. Nous savons bien que c’est d’elle que nous parlons, bien sûr. Je découvre que la fidélité est à la fois difficile, exigeante, mais également un guide. bisou

  3. Avatar de max
    max

    Oui merci pour ton beau post! Bisous

    1. Avatar de BLOmiG
      BLOmiG

      merci pour le compliment et d’avoir pris le peine de faire un petit feedback, ça fait toujours plaisir :)

  4. Avatar de Jean-Marc
    Jean-Marc

    Merci Lomig pour ce très beau texte. Je te partage juste un étonnement personnel qui pourrait peut-être faire écho à ta question. Je constate que les relations que j’entretiens avec « mes morts » (mes morts réels et symboliques) ne sont pas figées. Tout est perpétuellement reconsidéré. C’est peut-être cela qu’on appelle le travail du deuil. Faire vivre, malgré tout, une relation entre un vivant et un vécu. Ce qui revient à remettre constamment « la fidélité » sur le « métier à tisser ». Nous sommes tous inconsolables puisque mortels et la fidélité est sans doute un rempart pour conjurer la mort…. Un autre étonnement personnel : ces trous béants dont tu parles, consécutifs à l’expérience de la confrontation à ce qui ne peut plus être, et que nous finissons par recoudre année après année jusqu’à former une grosse cicatrice bien visible parce que bien boursouflé, et que nous pensons, non sans fierté, solide et définitive. Et bien non ! Une parole, une image, un événement… et elle se déchire ! Mais nous avons appris à réparer donc tout se referme vite et la vie continue.

    1. Avatar de BLOmiG
      BLOmiG

      salut Jean-Marc, merci pour ton commentaire. Tout à fait d’accord avec la première partie : la fidélité ne peut être que dynamique (ne serait-ce que parce notre mémoire est changeante et tente en permanence de reconstruire les choses)…
      Quant aux cicatrices qui peuvent se rouvrir, je comprends l’image, mais je ne suis pas sûr que le terme de cicatrice convienne tout à fait. j’ai plus en tête l’image d’un trou – l’absence de l’être cher – dont nous apprenons à quelle distance nous pouvons / devons nous en tenir. ça ne cicatrise pas selon moi, le trou sera toujours là. C’est pour cela que je disais qu’il nous fallait apprendre à être inconsolables (le trou jamais fermé), pour pouvoir être fidèles… mais tout cela ne sont que des images et des mots, justement, et c’est pour cela que d’autres images et d’autres mots peuvent les bousculer.
      mais je comprends l’image de cicatrisation : en nous, l’inacceptable devient peu à peu accepté. L’idée de la disparition définitive, inacceptable, devient – par la force du réel – une idée que nous acceptons. à bientôt

  5. Avatar de FRANCOIS UNGER
    FRANCOIS UNGER

    Merci à Jean Marc et Lomig pour leur échange. Comme Lomig j’adhère à la première partie du message de Jean Marc et comme lui je ne me retrouve pas dans l’idée de « cicatrice ».
    J’ai réfléchi à mon expérience personnelle et j’ai essayé de comprendre comment certaines pertes peuvent s’atténuer alors que d’autres ne le font pas. Tout dépend de la personne disparue (de qui elle était en elle même), des relations personnelles qu’on avait avec elle, de l’histoire qui avait été construite et vécue, mais aussi de la place qu’elle prenait dans l’équilibre global de la vie de ceux qui restent, et des conditions de sa disparition.
    Il y a des décès qui sont « normaux » comme des parents âgés, avec qui les relations ont été vécues jusqu’où elles devaient l’être; leur disparition est une douleur et modifie les équilibres de vie mais ne provoquent que rarement un « trou » au sens de Lomig. La vie va continuer et petit à petit les souvenirs de la personne sont moins fréquents (on ne l’oublie pas et on regrette toujours ce qu’on a pas fait ensemble), moins douloureux. Il n’y a pas de « travail » à proprement parler mais simplement l’usure du temps qui fait que notre propre vie disparait aussi petit à petit. Comme un rivage qui disparaîtrait au fur et à mesure que notre embarcation dérive au large avec le courant.
    Et puis il y a des disparitions qui je le crains ne laissent place à aucune réparation. Je pense à ces parents qui perdent un jeune enfant, ou adolescent avec qui ils avaient encore tant de choses à vivre ensemble et que la maladie ou un accident ou un conflit vient tuer. Quand je pense aux parents des jeunes soldats de 14-18 morts par millions, quand je pense à ces petits cancéreux, quand je songe à ces jeunes « tués pour un regard », je crois que les parents n’auront pas assez de leur vie pour cesser de souffrir de la mort de leur petit. Certains sans doute arrivent à « cicatriser » et c’est peut être bien. Mais franchement je ne sais pas de quelles qualités il faut bénéficier pour refermer cette plaie.
    La perte d’un conjoint, quand le couple fonctionne, quand il ne demandait qu’à fonctionner encore, quand les bilans restaient à faire et que tant de choses devaient encore être dites et faites, est aussi une épreuve qui me semble insurmontable. Rien ne peut être réparé ni oublié. D’autant que si ce couple a créé une famille, alors les enfants et petits enfants souffrent également et matérialisent aussi les carences créées par la perte. La douleur se répand en écho et tout développement de la vie, souhaitable au plus haut point, rappelle en sourdine le manque du pilier disparu. C’est effectivement un trou et je ne vois pas ce qui pourrait le combler. L’amour de tous? L’espoir d’une vie sur-naturelle? L’oubli et le changement de vie? Les médicaments et les drogues? Pour moi, non, je crois qu’il faut s’habituer à un paysage avec un trou qui n’existait pas et que rien ne comblera. Je comprends parfaitement Lomig.

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