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  • Citation #137

    La pire des souffrances est celle de ne plus pouvoir aimer.

    Fiodor Dostoïevski (1821 – 1881) écrivain russe

  • Bitcoin : comprendre et investir

    Bitcoin : comprendre et investir

    Philippe Herlin, économiste spécialisé en finance et en cryptomonnaies, vient de sortir chez Eyrolles un très bon guide pratique des cryptomonnaies. J’ai eu la chance de côtoyer l’auteur lorsque j’animais le réseau de blogs libéraux-conservateurs LHC. Tous deux alignés sur l’école autrichienne d’économie, nous avions à  l’époque tenté de fédérer les blogueurs « de droite ». Nous continuons de nous recroiser de temps à  autre dans des évènements politiques.

    Cryptomonnaies et finance décentralisée

    J’ai commencé à  m’intéresser aux cryptomonnaies cet été. Fatigué de constater que l’argent que je mets sur des livrets à  la banque ne rapporte rien, je me suis dit que certainement il serait intéressant de tester un peu ces cryptomonnaies, et leurs usages. J’avais dans le cadre de mon boulot, un aperçu assez détaillé de la blockchain, de sa philosophie (j’avais découvert le fascinant projet Ethereum et la startup ).
    Pour les néophytes comme moi, le livre d’Herlin est super : pratique, relativement simple à  comprendre, il va droit au but, et permet un survol assez global des cryptomonnaies, bitcoins, tokens, et autre plateforme DeFi. Un peu technique par moment, il est reste tout à  fait clair. Il est très utile : je me demandais si au-delà  du simple placement spéculatif, les cryptomonnaies présentaient d’autres intérêts, et j’ai découvert grâce au livre tout un univers déjà  avancé de services financiers. A lire, donc pour tous ceux qui veulent découvrir cet univers.

    Bitcoin : une monnaie dure, sans Etat

    L’histoire du bitcoin est assez fascinante. Au-delà  des aspect très techniques (passionnants eux-aussi), il s’agit de l’histoire de la création d’une monnaie (moyen de transaction) pair-à -pair sans autorité centrale, et à  stock fixe. Basée sur une technologie blockchain, les bases de données enregistrant les transactions sont cryptées, et recopiées sur des ordinateurs multiples du réseau. Il devient ainsi impossible de falsifier des opérations (en truquant un registre), puisque toutes les autres copies du registre montreront la fraude. Par ailleurs, dès sa création, le stock de Bitcoins a été fixé à  21 millions, sans possibilité d’en créer de nouveaux. On est proche du stock d’or, mais en plus « dur » en terme de ratio stock / flux (on peut extraire – difficilement – de nouvelles – petites – quantités d’or, mais on ne peut pas créer de nouveaux Bitcoins). En plein dans la filiation de l’école autrichienne, c’est donc une monnaie à  l’abri (presque) des agissements des hommes de l’Etat, ou des banques centrales, et donc des manipulations arbitraires de sa valeur. D’où sa solidité et sa montée en puissance, notamment dans les pays où les monnaies sont très volatiles, et/ou les systèmes bancaires sont absents ou défaillants. Ainsi, 30% des nigérians, par exemple, ont déjà  utilisé des cryptomonnaies. Nous aurions tout intérêt, collectivement, à  faire progresser l’usage de Bitcoin pour le rendre plus viable, et moins susceptible de se faire récupérer/descendre par les Etats.

    Livre pratique et synthétique

    Je vous recommande vivement ce livre, très riche en ressources, liens et références. Et très pédagogique. Il se termine sur des conseils d’investissements, et sur les outils, ce que je cherchais. Passionnant univers que ces cryptomonnaies, et passionnante progression depuis les débuts en 2008-2009. A ce jour, plus de 500 milliards de dollars sont capitalisés en Bitcoins ! A nous de jouer, pour retrouver, en partie, une souveraineté monétaire individuelle.

  • Histoire de France

    Histoire de France

    Prophète, mais pas que…

    Si vous aimez l’histoire, et l’histoire de France, alors il faut vous précipiter sur l’Histoire de France de Jacques Bainville. Il est souvent présenté comme celui qui avait « prophétisé », en 1920, la seconde guerre mondiale, par des considérations tout à  fait justes sur l’histoire croisée de la France et de l’Allemagne, et sur le Traité de Versailles (Les conséquences politiques de la paix). Je ne goute guère les « prophéties ». Encensées quand elles ont été justes, on oublie rapidement de parler de toutes celles que ne se sont avérées être que des foutaises. Il est normal de louer la pertinence de l’analyse de Bainville, mais je trouve qu’il mérite aussi d’être salué comme un historien exceptionnel, et une très belle plume.

    Histoire de France synthétique

    Bainville le dit très bien dans l’avant-propos (à  lire pour lui-même) de son Histoire de France :

    Nous n’avons pas tenté une oeuvre originale : on peut éclaircir l’histoire, on ne la renouvelle pas. Nous n’avons pas non plus soutenu de thèse. Nous nous sommes efforcé de montrer comment les choses s’étaient produites, quelles conséquences en étaient résultées, pourquoi, à  tel moment, telle décision avait été prise plutôt que telle autre. Ce qu’on découvre, au bout de cette analyse, c’est qu’il n’est pas facile de conduire les peuples, qu’il n’est pas facile non plus de fonder et de conserver un État comme l’État français, et l’on en garde, en définitive, beaucoup d’indulgence pour les gouvernements.

    Peut-être ce sentiment est-il la garantie de notre impartialité. Mais comment serions-nous de parti pris puisque notre objet est de présenter dans leur enchaînement les événements de notre histoire ? Nous ne pouvons la juger que par ses résultats. Et, comparant notre condition à  celle de nos ancêtres, nous sommes amenés à  nous dire que le peuple français doit s’estimer heureux quand il vit dans la paix et dans l’ordre, quand il n’est pas envahi et ravagé, quand il échappe aux guerres de destruction et à  ces guerres civiles, non moins redoutables, qui, au cours des siècles, ne l’ont pas épargné.

    Cette conception de l’histoire est simple. C’est celle du bon sens. Pourquoi juger la vie d’un pays d’après d’autres règles que celle d’une famille ? On peut écrire l’histoire à  bien des points de vue. Il nous semble que l’accord général peut s’établir sur celui-là .

    Les éléments d’un tel livre se trouvent partout. On demandera seulement s’il est possible, en cinq cents pages, de raconter, d’une manière à  peu près complète, deux mille ans d’histoire de France. Nous répondons hardiment : oui. La tâche de l’historien consiste essentiellement à  abréger. S’il n’abrégeait pas, — et la remarque n’est pas nouvelle, — il faudrait autant de temps pour raconter l’histoire qu’elle en a mis à  se faire. Toutefois chaque génération a une tendance naturelle à  donner plus d’importance à  la période contemporaine qu’aux temps plus reculés. C’est la preuve que de grandes quantités de souvenirs tombent en route. Au bout de quatre ou cinq cents ans, on commence à  ne plus guère apercevoir que les sommets et il semble que les années aient coulé jadis beaucoup plus vite que naguère. Nous avons tâché de maintenir une juste proportion entre les époques, et, pour la plus récente, puisque cette histoire va jusqu’à  nos jours, de dégager les grandes lignes que l’avenir, peut-être, retiendra.

    Et il réussit cet effort de manière magistrale. Les chapitres sont courts, denses, et le fil de la narration est simple à  suivre. Il s’agit vraiment d’une histoire de France, et non d’une histoire des évènements en France. Bainville raconte l’histoire de la nation française, de la royauté bien sûr, mais de l’Etat aussi, des frontières. Cette vision « narrative » de l’histoire de France me parle beaucoup, et j’aurais aimé découvrir Bainville au Lycée, car cela m’aurait certainement donné plus de goût pour l’histoire. Il est bon de préciser que cet effort de synthèse repose sur une très grande érudition : il est clair que Bainville a beaucoup lu, et chacun des chapitres montre une vue très globale du sujet. Les jeux d’alliance entre les grands d’Europe, au fil du temps et des circonstances, sont remarquablement décrits, et certains mécanismes politiques récurrents aussi. Le lien permanent entre géographie et politique, par exemple est un des fils conducteurs du livre. Il s’agit, pour le dire simplement, d’un grand classique d’histoire, mais aussi de géopolitique. A mettre en bonne place dans la bibliothèque de tout honnête Homme.

  • Auto-jeopardysation

    Auto-jeopardysation

    J’ai commencé la journée de bien belle humeur, grâce à  mon frère Max. Il a partagé sur le fil de discussion familial la dernière vidéo de David Louapre (notamment créateur et animateur de l’excellente chaîne Youtube Science Etonnante), intitulée « Comment j’essaye d’améliorer mon jugement (grâce à  Julia Galef) » :

    Julia Galef, promotrice de l’esprit sceptique et rationnel

    J’ai trouvé cette vidéo particulièrement intéressante. Si vous n’avez pas le temps de la visionner, l’excellente analogie de Julia Galef, auteur du livre « The Scout Mindset » (L’esprit éclaireur) dont David Louapre partage quelques éléments, permet de vite en comprendre la teneur. Sur un champ de bataille, les militaires qui sont sur le terrain sont là  pour suivre un objectif et se battre contre l’ennemi. Leur rôle est un rôle de combat. Les objectifs sont fixés à  l’aide des connaissances. Et il y a besoin de connaissances toujours actualisées. C’est le rôle des éclaireurs. L’éclaireur ne combat pas, il est là  pour observer la réalité, et mettre à  jour la carte, et toutes les infos qui pourraient être utile pour la bonne poursuite du combat. Julia Galef, créatrice du Center for Applied Rationality, utilise cette analogie pour expliquer que nous devrions, dans les débats, être un peu plus souvent dans la posture de l’éclaireur, et un peu moins dans celle du combattant. Si vous avez quelques minutes, allez écouter la vidéo ci-dessus, elle est super claire et permet de découvrir quelques outils concret – des expériences de pensée ou des routines à  mettre en place – apportés par Julia Galef dans son bouquin.

    Auto-jeopardysation

    J’avais envie de partager cette vidéo et d’ajouter deux autres outils qui me paraissent utiles, et dans le prolongement de la vidéo. Le premier consiste à  utiliser dans les raisonnements et les argumentations, des propositions qui sont des énoncés sur le réel, c’est-à -dire réfutables au sens de Popper. J’ai partagé un certain nombres d’outils dans ma boussole de vérité. Ce point est le regroupement du 1 et du 10. Je fais en ce moment même avec mon père un travail très stimulant pour lister un certain nombre d’affirmations, sur le sujet de la crise COVID, qui sont des énoncés sur le réel. C’est très intéressant de faire cet exercice, et surtout à  deux.
    Le second vient de mon travail : je passe mon temps à  essayer de poser les bonnes questions, au bon moment, à  mes interlocuteurs. Sur n’importe quel sujet, il me semble très utile, au-delà  des affirmations, débats, qui sont nécessaires, de chercher aussi à  se poser les bonnes questions. Bien poser le problème, quoi.

    Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais 55 minutes à  réfléchir au problème, et 5 minutes à  réfléchir à  des solutions.

    Albert Einstein (1879 – 1955) physicien théoricien allemand, puis helvético-américain

    Je vous propose donc une autre routine : l’auto-jeopardysation. Vous connaissez le jeu Jeopardy! ? Les joueurs doivent trouver la question à  partir de la réponse. Devant toute affirmation, ou toute proposition, on peut – on doit ? – se poser des questions (ce sont les points 2 et 3 de la Boussole de vérité) :

    • à  quelle question répond cette affirmation ?
    • est-ce qu’elle pourrait répondre à  une autre question ?
    • y’a-t’il d’autres questions à  se poser sur le sujet ? (faire l’effort d’en trouver au moins 3 ou 4, appuyées sur les éléments de formulation de l’affirmation)

    L’auto-jeopardysation, c’est un outil consistant devant une affirmation, à  se poser au moins 5 questions. Faisons un test.

    Crash test

    Partons de l’affirmation suivante : « Le gouvernement français gère particulièrement mal la crise COVID. » (vous pouvez remplacer mal par bien si vous le souhaitez, ce n’est pas le sujet ici). Cette affirmation répond à  la question « Comment le gvt français gère la crise COVID ? ». Mais ce pourrait être également la réponse à  la question « Qu’est-ce que le gvt français gère particulièrement mal ? ». Et l’on peut trouver pas mal d’autres questions à  se poser en partant de cette phrase (je remets ces deux premières dans la liste pour plus de lisibilité) :

    • Comment le gvt fr gère la crise COVID ?
    • Qu’est-ce que le gvt fr gère particulièrement mal ?
    • Le gvt fr aurait-il pu gérer cette crise autrement ? sur quels aspects ?
    • Est-ce uniquement le gvt fr qui gère cette crise ?
    • Qu’est-ce qu’une crise ? Comment caractériser la crise COVID ?
    • En quoi la crise COVID diffère des épidémie de grippes saisonnières ?

    Je m’arrête là . Vous voyez que cette méthode permet de singulièrement réouvrir la discussion et la réflexion. C’était ma modeste contribution pour ajouter à  l’indispensable posture d’éclaireur, celle de questionneur. Comme le dit très bien David Louapre dans sa vidéo, mettre ces méthodes en avant ne signifie en aucune façon qu’on serait exemplaire, et qu’on procèderait toujours de manière rationnelle, mais simplement que l’on reconnait ces outils comme des bons outils, à  utiliser le plus souvent possible pour bien penser. A nous de jouer !

    L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut.

    Blaise Pascal (1623 – 1662)mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien français

  • A contre-courant

    A contre-courant

    J’ai commandé l’essai d’Isaiah Berlin, « A contre-courant », après avoir lu le bouquin de Vargas Llosa, « L’appel de la tribu« . Il parlait de Berlin comme d’un grand intellectuel, d’une grande honnêteté, et sa vie digne d’un roman attisait encore un peu plus la curiosité. Je n’ai pas été déçu.

    Berlin, magistral historien des idées

    Berlin était effectivement un grand intellectuel, à  en juger par les textes regroupés dans « A contre-courant. Essais sur l’histoire des idées. » Berlin passe en revue des auteurs variés, en soulignant à  chaque fois pourquoi ils étaient « à  contre-courant » de certains paradigmes ou dogmes de leur époque. Notamment des penseurs anti-rationalistes ou des contre-lumières.
    Si l’on devait résumer l’approche et l’attitude d’Isaiah Berlin en quelques mots clefs, je dirai qu’il est :

    • rigoureux et érudit : tel un chercheur, cet historien des idées fait preuve d’une rigueur impressionnante dans ses analyses, d’une grande objectivité également. Il est par ailleurs extrêmement érudit, et la somme de références citées pour chaque petit chapitre laisse songeur. Quel travail !
    • adogmatique et pluraliste : plus qu’objectif comme je l’écrivais, Berlin sait se glisser dans la pensée et la vie des auteurs qu’il étudie. Il ne s’occupe pas de chercher un accord entre ses propres idées et celles des auteurs, mais à  éclairer comment leur pensée, complexe, souvent moins cohérente que celle, plus systémique, des Lumières, parvient néanmoins à  éclairer et à  apporter à  l’humanité. Un vrai pluralisme philosophique.

    L’exemple de Machiavel

    J’ai été particulièrement impressionné par le chapitre sur Machiavel, que je connais un peu. Comme dans une enquête, Berlin cherche pourquoi Machiavel est toujours aussi mystérieux, commenté, et suscite autant d’interprétations différentes. Il contredit la version classiquement défendue, à  savoir que Machiavel aurait séparé la morale de la politique, ce qui en ferait un auteur sulfureux. Preuve à  l’appui, auteurs nombreux à  l’appui, il montre qu’une autre hypothèse est plus probable. Loin d’être un auteur a-moral, Machiavel a « simplement », sans en faire mention explicitement, construit son oeuvre sur une morale différente de la morale chrétienne dominante à  son époque. Machiavel tient des raisonnements appuyés sur une morale païenne, pré-chrétienne, et c’est probablement ce qui a choqué et continue de choquer les lecteurs.

    Machiavel institue une opposition (…) entre deux façons de concevoir la vie, et par conséquent entre deux morales. L’une est la morale du monde païen : les valeurs essentielles sont le courage, l’énergie, la force d’âme devant l’adversité, la réussite dans les affaires publiques, l’ordre, la discipline, le bonheur, la force, la justice. l’important, surtout, est d’affirmer ses revendications légitimes, et de disposer d’un pouvoir et de connaissances suffisants pour pouvoir les satisfaire. (…) Machiavel y voit les meilleurs moments de l’humanité, et, en bon humaniste de la Renaissance, souhaite les faire revivre. Face à  cet univers moral (…), on trouve, d’abord et avant tout, la morale chrétienne. L’idéal chrétien met au premier plan la charité, la miséricorde, le sacrifice, l’amour de Dieu, le pardon accordé aux ennemis, le mépris des biens de ce monde, la foi dans la vie future. Les chrétiens croient au salut de l’âme individuelle, qui possède, à  leurs yeux, une valeur infinie, qui est bien plus importante en tout cas que l’objectif politique ou social, ou tout autre objectif terrestre, quel qu’il soit, sans aucune commune mesure avec des considérations d’ordre économique, militaire ou esthétiques quelconques.

    Comme le dit très bien Berlin, à  la fin de ce chapitre très dense et passionnant :

    L’éthique de Machiavel, comme celle d’Aristote et de Cicéron, est une éthique sociale et non individuelle.

    A contre-courant

    Comme le dit très bien Roger Hausheer (spécialiste de Berlin), qui préface le livre, Berlin est aussi à  contre-courant parce qu’il va chercher des auteurs parfois peu connus, et parce qu’il a identifié qu’ils ont, d’une manière ou d’une autre, par leurs pensées « à  contre-courant » de leur époque, enrichi, préfiguré, rendu possible les évolutions futures de divers courants de pensée. Et donné à  voir, à  penser, une manière d’être « humain » qui sans être nécessairement celle qui est la nôtre, vient l’enrichir de reflets nouveaux, complémentaires, indispensables. Ainsi, nous suivons, de manière passionnante et toujours enrichie d’éléments de biographies forts utiles, des éléments de pensée de Vico, Hamann, Herzen, Sorel ou une réflexion sur Verdi, basée sur la pensée de Schiller. Et quelques autres plus connus que sont Montesquieu, Machiavel et Hume. Pour terminer, le mot de la fin de la préface d’Hausheer me parait bien résumer l’attitude et la musique qui se dégage des essais de Berlin regroupés dans « A contre-courant » :

    Si l’on peut attribuer à  Berlin une ontologie, elle consisterait à  dire que ce qui existe de la façon la plus incontestable, et dont nous avons la connaissance la plus directe et la moins criticable, ce sont les êtres humains, placés dans une conjoncture historique donnée – nous-mêmes et les autres, c’est-à -dire des hommes concrets, individuels, uniques, autonomes, libres et responsables à  des degrés divers. Nous avons une vie intérieure, faite de pensées, de sentiments, d’émotions, nous formulons consciemment des principes et des buts, et nous nous efforçons de nous y conformer dans nos activités extérieures. Vouloir réduire ces réalités aux lois et aux catégories des sciences de la nature, moins intelligibles parce que purement causales ou statistiques – ou vouloir les transformer, ce qui ne vaut pas mieux, en éléments fonctionnels dans le cadre d’un système abstrait quelconque, métaphysique, téléologique, ou mécanique – même si la tâche diabolique, humaine, ou divine, que l’on s’est fixée, en devient plus facile, c’est vouloir nier, en fin de compte, ces vérités, les plus immédiates, les plus frappantes, que tous les hommes connaissent au sujet d’eux-mêmes. Bien souvent, on finit par s’en prendre à  ces vérités mêmes, qu’on enferme, qu’on étouffe, qu’on mutile, avec les conséquences que l’on sait, et qui apparaissent avec évidence dans les essais (d’Isaiah Berlin). (…) Des voies différentes, qui toutes permettent à  l’homme de s’acheminer vers sa pleine réalisation, peuvent se croiser et se bloquer réciproquement. Des entités d’une valeur intrinsèque ou d’une beauté inestimables autour desquelles un individu ou une civilisation pourraient vouloir construire tout un genre de vie, se trouvent engagées dans des conflits mortels. L’issue en est, forcément, l’élimination d’un des protagonistes, et donc une perte absolue et irrémédiable. La tendance générale des écrits de Berlin est de souligner et de creuser cette idée de conflit et de perte inévitables, pour mieux faire ressentir la nécessité des choix absolus. Il a mis à  mal ces visions, génératrices d’harmonie et de tranquillité, qui, certes, atténuent la souffrance et les causes de tension, mais qui, en même temps, sapent la vitalité et l’énergie des hommes, et leur font oublier ce qu’ils ont d’essentiellement humain. Sans cesse, il nous rappelle au sentiment de la liberté et de la responsabilité qui sont les nôtres. Lorsqu’on rassemble ses écrits, dispersés dans tant de revues et de périodiques souvent inaccessibles, on se trouve devant un des exposés les plus complets, les plus convaincants, les plus impressionnants et les plus satisfaisants qui aient jamais été fait de la conception intégralement libérale et humaniste de l’homme et de la condition humaine.C’est pourquoi ils méritent d’être mis à  la disposition des hommes de notre temps.
  • Citation #136

    Il y a trop de grands hommes dans le monde; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s’occuper d’elle.

    Frédéric Bastiat (1801 – 1850) économiste, homme politique, magistrat et penseur libéral français