
Si vous n’êtes pas prêt à utiliser la force pour défendre la civilisation, alors soyez prêt à accepter la barbarie.
Thomas Sowell (1930-)
Economiste, écrivain et chroniqueur politique américain.
Au moment où le politiquement correct tente de museler l’Incorrect, à l’heure où, pourtant, les violences ethniques font ressurgir la réalité des problèmes liés à l’immigration, il est légitime d’aborder ce thème si « sulfureux ». Même, et surtout, si les gouvernants pratiquent l’a-plat-ventrisme pour tenter de calmer les racailles, en oubliant complètement leur rôle, et toute dignité.
Fort heureusement, le sujet n’est pas tabou pour tout le monde. Je vous invite, sur ce sujet, à bien sûr acheter le dernier numéro de l’Incorrect, et à aller lire la remarquable conférence donnée par Pierre Brochand (haut fonctionnaire, ancien patron de la DGSE), à l’invitation de la Fondation Res Publica de J.P. Chevènement : « Pour une véritable politique de l’immigration« .
Pour Pierre Brochand, l’immigration est LE sujet politique (je suis tout à fait d’accord avec lui) :
Tout simplement — autant mettre d’emblée les points sur les i — parce que je considère, en mon âme et conscience (et en espérant me tromper), que, de tous les énormes défis que doit affronter notre pays, l’immigration, telle qu’on l’a laissée se développer depuis près de 50 ans, est le plus redoutable. Pourquoi le plus redoutable ? Parce qu’il est le seul, à mes yeux, susceptible de mettre directement en cause la paix civile, dans une société non seulement fragile mais volontairement aveugle à ce danger. De sorte que, pour moi, une véritable politique de l’immigration est, d’une certaine manière, un préalable à toutes les autres et que, faute d’en vouloir une, nous allons au-devant de grandes infortunes et de terribles déconvenues. (…) Je ne suis pas davantage un sociologue, un anthropologue, un démographe, un historien, un philosophe ou un économiste de métier. Seulement un citoyen inquiet, qui tire cette inquiétude de l’expérience d’une vie. J’ai servi l’État, dans sa dimension extérieure, pendant 45 ans. Durant ce demi-siècle, je me suis mis, avec dévouement et De tous les énormes défis que doit affronter notre pays, l’immigration, telle qu’on l’a laissée se développer depuis près de 50 ans, est le plus redoutable. Pourquoi le plus redoutable ? Parce qu’il est le seul, à mes yeux, susceptible de mettre directement en cause la paix civile, dans une société non seulement fragile mais volontairement aveugle à ce danger.conviction, au service de l’intérêt national, à une époque où il était difficile de le distinguer de ce qu’il est désormais inconvenant de nommer, la préférence nationale. À cette école, j’ai vite compris que, par-delà les discours, personne en ce monde ne faisait de cadeaux à personne et que, si nous ne prenions pas en charge nos intérêts vitaux, nul ne le ferait à notre place. Tout au long de ce parcours — coopérant en Afrique, boursier aux États-Unis, diplomate sur trois continents, responsable d’un Service de renseignement et même comme époux —, j’ai fréquenté infiniment plus d’étrangers que de Français. À l’occasion de ces milliers de relations de toutes natures, je n’ai eu d’autre objectif que d’entrer en empathie avec l’Autre, cet être énigmatique, qui n’est notre semblable que jusqu’au moment où il ne l’est plus. À son contact j’ai pu vérifier la pertinence de lieux autrefois communs : à savoir que, si le biologique nous rassemble, le culturel interpose entre nous une distance variable, et parfois insurmontable. Il m’a aussi permis des observations que je ne saurais rapporter sans frissons, par exemple que rien n’est plus universel que la xénophobie et que les configurations « multi » (culturelles, nationales, ethniques) sont le plus souvent vouées au déchirement. Et j’ai même constaté, « horresco referens », que les « minorités » pouvaient être violentes et les « victimes » avoir tort. Par ailleurs, il m’est arrivé de pratiquer un métier — le renseignement —, qui est l’un des derniers où l’on est obligé d’appeler un chat un chat, où il est interdit — littéralement sous peine de mort — de prendre ses désirs pour des réalités, et où la compassion reste une vertu mais certainement pas une priorité.
Il n’est pas possible de résumer une conférence aussi dense en quelques lignes, mais sachez que vous y trouverez à la fois une vision ample de la problématique, des constats très clairs sur la réalité des problèmes posés par le phénomène de l’immigration, et des mesures concrètes pour agir. Pour vous en donner un aperçu quand même, je partage deux thèses qui sous-tendent son propos (de manière très explicite). Les cultures différentes, ça existe – première thèse -, et – deuxième thèse – conséquence de la première, abandonner l’échelon de l’Etat Nation au profit d’une civilisation mondiale prétendument unie ou même possible, c’est une folie. Ces deux thèses me semblent difficilement contestables.
A la suite de Braudel, Huntington, ou encore Levi-Strauss, Pierre Brochand rappelle cette évidence : les cultures différentes, ça existe, et la distance culturelle aussi. Les civilisations, par ailleurs, regroupent des cultures qui sont, entre elles, moins éloignées que des autres appartenant à un autre groupe civilisationnel. La coexistence entre cultures différentes, a fortiori provenant de civilisation différente est complexe, comme le rappelait Levi-Strauss (dans sa conférence Race & Culture, donné à l’Unesco en 1971):
Je m’insurge contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme et des attitudes normales, légitimes même, en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de la penser au-dessus de toutes les autres et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si comme je l’ai écrit ailleurs, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports persiste entre elles une certaine imperméabilité.
Accepter une immigration extra-européenne, extra-occidentale, de masse, en pensant que cela ne posera aucun problème, c’est simplement idiot.
Pierre Brochand livre ensuite un cadre intéressant d’analyse : la confrontation d’une Histoire Evolution et d’une histoire Evènement.
Le tissu de l’Histoire est fait d’une double trame : « l’histoire de l’espèce », que j’appellerai Histoire Évolution, et « les histoires dans l’espèce », que je dénommerai Histoire Événement. L’histoire Evolution : l’auto-détermination linéaire et les trois strates. L’Histoire de l’espèce est linéaire et irréversible, car son moteur est la connaissance cumulative qui, en tant que régime de vérité validé par l’efficacité de la technique, se diffuse tôt ou tard à l’ensemble de la planète. (…) L’Histoire Événement : le bruit et la fureur de la lutte cyclique pour le pouvoir. (…) En d’autres termes, donc, avec l’Histoire Événement, c’est le Réel sous ces deux aspects — « formes » archaïques et « contenus » séculaires — qui se rebelle contre l’Histoire Évolution, la machine qui travaille sans relâche à sa disparition.
Il distingue 3 strates dans l’Histoire Evolution, qui co-existent toujours :
L’histoire Evènement ramène toujours les strates S1, et S2, dans les pattes de S3. Et le Réel :
En simplifiant, ces rétroactions de base — la revanche du Réel, les « éléphants dans le magasin de porcelaine » — sont au nombre de quatre. On peut les appeler les « quatre R » : le Rebond R 1, la Rente R 2, le Refus R 3, le Rejet R 4. Les deux premières — le Rebond économique sino-asiatique et la Rente, légale (notamment pétrolière et gazière) ou illégale, prélevée sur les flux — ne remettent pas en cause les principaux paramètres de la Globalisation, telle qu’imposée par l’Occident : elles contestent son unilatéralisme et visent à une redistribution des revenus, et donc des pouvoirs, à l’intérieur du processus. Les deux autres — le Refus (dont le porte-drapeau est l’Islam) et le Rejet (qu’exhalent les trous noirs creusés par les États les plus faillis) — remettent en question non seulement l’unilatéralisme occidental, mais aussi les fondements mêmes de la Globalisation, en raison d’écarts culturels insurmontables. Il va de soi que ces rétroactions se combinent pour former des variantes composites, l’une des plus congruentes avec notre sujet étant celle qui associe la Rente pétrolière au Refus musulman, pour favoriser l’expansion mondiale de l’islamisme, à travers, notamment, les diasporas, dont je parlerai plus tard. En outre, ces quatre rétroactions, si différentes, se nourrissent d’un sentiment commun, le Ressentiment, qu’on pourrait dénommer R 5, né de cinq siècles de Colonisation directe ou indirecte. C’est pourquoi la Globalisation, en créant les conditions de sa propre contestation, marque, à la fois, l’apogée et le commencement du déclin relatif de l’Occident, qui, l’ayant suscitée, va perdre, de son fait, sa suprématie absolue. C’est ainsi que notre planète change de visage. L’ordre occidental, après avoir bataillé pour imposer à tous la même logique « progressiste » et « fonctionnelle » de l’Histoire Évolution, cède la place à un multidésordre, « régressiste » et « dysfonctionnel », où l’Histoire Événement reprend la main, sans autre programme que la lutte pour un pouvoir remis en jeu.
Le cadre d’analyse est puissant, et utile pour penser le réel. Brochand détaille également les différentes vagues d’immigration, et les impacts qu’elles sont eues sur la société française. Pour la plupart négatifs, et souvent occultés par le politiquement correct et l’idéologie : manipulation, brouillage des faits, non-évaluation, voire mensonges. La population le sait bien, et il y a probablement là une des puissantes raisons de la perte de confiance populaire dans les Elites.
En fin de conférence, on découvre les trois stratégies posées par l’auteur, qu’il pose pour détailler ensuite des mesures très concrètes et précises. Je lui laisse le mot de la fin : ceux que ces mesures intéressent iront lire cette admirable et indispensable conférence.
Face à ce bilan, à mon avis peu glorieux, trois options restent ouvertes : 1) Poursuivre dans la voie du « panglossisme » : soit le choix de la théorisation de l’impuissance, dissimulée par un voile d’optimisme, choix le plus facile dans la mesure où il vaut à ses tenants applaudissements et reconnaissance sociale, dusse la société en payer un jour le prix (stratégie du « wishful thinking »). 2) Estimer que la Globalisation est un bloc, une force irrésistible, dont l’immigration par le droit est une dimension, certes problématique, mais incontournable, dont il faut s’accommoder au mieux, en bricolant au jour le jour pour en limiter les dégâts et notamment en jetant de l’argent pas les fenêtres (stratégie du « damage control »). 3) Juger que le processus d’immigration incontrôlée peut très mal finir et que cette perspective exige impérativement de changer de cap. Ce qui suppose de tenir la Globalisation pour un ensemble sécable, au sein duquel les flux humains peuvent et doivent faire l’objet d’un traitement à part des autres facteurs de production, en raison de leur impact direct sur la coopération sociale et, in fine, la paix civile (stratégie du « contre-courant »). On aura sans doute deviné que cette dernière option est la mienne, même si je n’exclus pas la deuxième comme une position de repli résigné, en cas d’impossibilité avérée de l’appliquer. À mes yeux, on PEUT et on DOIT FAIRE, comme nous le montrent certains pays qui ne sont pas tous des parias, à commencer par le Danemark ou les pays d’Europe centrale et orientale, que je connais bien pour y avoir été en poste et qu’il serait aussi présomptueux qu’insultant de tenir pour moins « européens » que nous. Mais pour sortir des faux-semblants qui nous paralysent, et notamment le parallélisme mensonger qui voudrait que toute politique migratoire restrictive et sélective soit le signe d’un nazisme renaissant, il faudrait que les « dirigeants » (avec guillemets) que nous avons sous la main redeviennent, au moins sur ce plan, des dirigeants (sans guillemets), c.-à -d. n’hésitant pas à rembobiner le film jusqu’aux années 70 et 80, quand leurs prédécesseurs ont jeté l’éponge du politique avec l’eau du bain de l’État national. Autrement dit aient le courage surhumain de prendre le contre-pied, au moins sur ce terrain de l’immigration, du credo autour duquel est structurée la Société des individus, pour renouer avec ces privilèges spécifiques du politique que sont la capacité de « dire non » et de prendre des décisions osant contrarier la norme, tout en cessant de raisonner comme si les marges étaient centrales. Je ne crois guère à cette rédemption, dans la mesure où même des catastrophes, comme les émeutes de 2005, ou des cataclysmes, comme les attentats de masse, ne sont pas parvenus à la susciter. Mais rien ne m’interdit de rêver à tout ce qui pourrait et devrait être fait pour corriger une trajectoire, que je considère — personne ne peut m’en empêcher — comme périlleuse pour l’avenir de mon pays.
Les hommes trébuchent parfois sur la vérité, mais la plupart se redressent et passent vite leur chemin comme si rien ne leur était arrivé.
Winston Churchill (1874-1965)
Homme d’Etat et écrivain britannique.
Les discussions sont âpres sur les réseaux sociaux. Et heureusement ! Ce n’est pas près de s’arrêter, d’ailleurs, puisque la ridicule loi Avia vient de se faire sévèrement désosser par le Conseil Constitutionnel. Pas de pensée libre, sans liberté d’expression, et sans confrontation des idées.
Récemment, Philippe Silberzahn, Professeur à l’EMLyon, spécialiste des organisations et de l’innovation, a réagi dans un excellent billet à ceux qui le sommaient « de choisir son camp ». A juste titre : si sur chaque sujet, on n’a le choix qu’entre deux camps, la réflexion est morte et il ne reste que le conflit. Se forcer à intégrer a minima 3 points de vue permet de sortir de cette logique binaire d’affrontement. Tout en étant d’accord avec tout ce qu’il écrivait, je faisais la remarque qu’il existe des situations où cette logique de « camps », guerrière, était adaptée : notamment les situations où nous nous retrouvons désignés comme ennemis à abattre. De toutes façons, la réflexion sur les « camps » est rapidement stérile. On est forcément dans un camp, même si c’est celui de ceux qui n’en choisissent pas. Les camps, comme le statut d’ennemi, nous sont en général assignés par d’autres.
Il ne s’agit pas pour autant de nier l’existence des conflits : le conflit, qui prend des formes multiples, fait partie des phénomènes naturels, dans le règne animal. De tous temps, le conflit a fait partie de l’humanité, de ses mythes, de ce qui structure son histoire, de ce qui alimente la réflexion. Cela m’a rappelé une distinction importante apporté par Mathieu Bock-Côté, dans son ouvrage « L’empire du politiquement correct » : celle entre adversaire et ennemi.
Les significations et les imaginaires associés ne sont pas les mêmes : l’ennemi envoie dans le champ de la guerre, de la haine, de la violence, tandis que l’adversaire renvoie dans le champ du combat politique, de la controverse. On cherche à éliminer un ennemi, on cherche à avoir raison contre ses adversaires. Tous les coups sont permis avec un ennemi, on suit des règles avec un adversaire. Dans son essai, Bock-Côté fait l’éloge du « conflit civilisé » : le vrai conflit d’idées, qui frotte, qui fâche, et qui permet aux idées de se structurer, de se bousculer, d’être en concurrence. C’est un des outils indispensables pour rechercher la vérité. Celui qui n’est pas d’accord avec vous n’est pas nécessairement un ennemi, mais simplement un adversaire. Et celui qui est votre ennemi, à l’inverse, n’a pas être traité comme un simple adversaire. Ceux qui ne veulent pas discuter, cherchent à toujours faire voir leurs adversaires comme des ennemis. Comme ça, tous les coups (dégueulasses, sournois, injustes) sont permis. Et on peut sortir de l’échange d’idées rationnel, puisque l’interlocuteur n’en est plus un : c’est un ennemi. Attaque ad hominem.
Grâce à ces échanges instructifs, sur Twitter, j’ai pu lire, et je vous le recommande, l’article de Philippe Silberzahn, me remettre en tête cette distinction essentielle apportée par Bock-Côté. J’ai pu également me demander ce que l’on pourrait creuser à propos de rhétorique du conflit. Logos, Pathos et Ethos du conflit, ça doit permettre d’aller chercher des choses intéressantes. Le temps de me demander cela, je suis tombé sur l’ouvrage de Julien Freund, « Sociologie du conflit« , qui est, du coup, déjà installé sur mon Kindle. Miam. Miam.
Le Beau est ce qu’on ne peut pas vouloir changer.
Simone Weil (1909-1943)
Philosophe française.
J’ai décidé de lire ce livre parce que plusieurs citations de La Bruyère m’avaient frappées par la qualité de la langue que l’on pouvait y lire. Et en découvrant l’histoire de ce livre, on ne peut qu’avoir envie de s’y plonger : La Bruyère, après avoir traduit l’ouvrage « Caractères » du grec Théophraste, y ajoute pas moins de 420 maximes (il a mis 17 ans à les écrire), et puis passe le reste de sa vie à faire des mises à jour. Pour la dernière édition (la neuvième), qui est publiée de manière posthume, il n’y a pas moins de 1200 éléments (maximes, réflexions, portraits) qui prennent place dans 16 chapitres. C’est le seul ouvrage de La Bruyère. Et c’est un livre incontournable pour découvrir à la fois l’esprit et le style du XVIIème en France.
Le sous-titre du livre, à juste titre, est « Les Moeurs de ce siècle ». La Bruyère en effet, discute, dissèque, analyse, critique, loue, admire une seule chose, qui est sa matière : les comportements de ses semblables. Et il les regarde en moraliste. Son programme est explicite :
Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques ; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges ; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de moeurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction ; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire.
La lecture des Caractères est facile, car le style est brillant. Certaines pensées surprennent par leur modernité, d’autres paraissent plus datées. Toutes méritent lecture, par le témoignage qu’elles représentent d’une époque. J’en suis à la moitié des Caractères. C’est un livre de chevet parfait : on peut aisément le prendre, lire quelques passages, puis le refermer le temps de lire un autre ouvrage.
On pourrait dire, s’il fallait faire une légère critique, que La Bruyère peut parfois, c’est probablement un trait de l’époque, se laisser emporter, par amour de la forme et du style, dans des pensées dont l’esthétique formelle indéniable masque à peine la faiblesse logique.
Mais il reste, la plupart du temps, d’une grande intelligence des rapports humains, et un très fin observateur des comportements. La Bruyère, sociologue avant l’heure, porte un regard réflexif sur toute chose, autant sur les faits qu’il observe que sur son propre travail, et il est à ce titre un auteur moderne: le fait même de mêler style et propos, langage et raisonnement, a été analysé par Roland Barthes comme une marque de prise de recul critique par rapport aux idées, aux intrications de la forme et du fond, propre à la modernité.
Pour La Bruyère, être écrivain, c’est croire qu’en un certain sens le fond dépend de la forme, et qu’en travaillant et modifiant les structures de la forme, on finit par produire une intelligibilité particulière des choses, une découpe originale du réel, bref un sens nouveau : le langage est à lui tout seul une idéologie.(Roland Barthes)