
Cette rĂ©forme de la culture, procĂ©dant par Ă©largissement et non par destruction, pourrait redonner Ă la culture actuelle le pouvoir rĂ©gulateur vĂ©ritable quâelle a perdu. Base de significations, de moyens dâexpression, de justifications et de formes, une culture Ă©tablit entre ceux qui la possĂšdent une communication rĂ©gulatrice ; sortant de la vie du groupe, elle anime les gestes de ceux qui assurent les fonctions de commande, en leur fournissant des normes et des schĂšmes. Or, avant le grand dĂ©veloppement des techniques, la culture incorporait Ă titre de schĂšmes, de symboles, de qualitĂ©s, dâanalogies, les principaux types de techniques donnant lieu Ă une expĂ©rience vĂ©cue. Au contraire, la culture actuelle est la culture ancienne, incorporant comme schĂšmes dynamiques lâĂ©tat des techniques artisanales et agricoles des siĂšcles passĂ©s. Et ce sont ces schĂšmes qui servent de mĂ©diateurs entre les groupes et leurs chefs, imposant, Ă cause de leur inadĂ©quation aux techniques, une distorsion fondamentale. Le pouvoir devient littĂ©rature, art dâopinion, plaidoyer sur des vraisemblances, rhĂ©torique. Les fonctions directrices sont fausses parce quâil nâexiste plus entre la rĂ©alitĂ© gouvernĂ©e et les ĂȘtres qui gouvernent un code adĂ©quat de relations : la rĂ©alitĂ© gouvernĂ©e comporte des hommes et des machines ; le code ne repose que sur l âexpĂ©rience de lâhomme travaillant avec des outils, elle-mĂȘme affaiblie et lointaine parce que ceux qui emploient ce code ne viennent pas, comme Cincinnatus, de lĂącher les mancherons de la charrue. Le symbole sâaffaiblit en simple tournure de langage, le rĂ©el est absent. Une relation rĂ©gulatrice de causalitĂ© circulaire ne peut sâĂ©tablir entre lâensemble de la rĂ©alitĂ© gouvernĂ©e et la fonction dâautoritĂ© : lâinformation nâaboutit plus parce que le code est devenu inadĂ©quat au type dâinformation quâil devrait transmettre. Une information qui exprimera lâexistence simultanĂ©e et corrĂ©lative des hommes et des machines doit comporter les schĂšmes de fonctionnement des machines et les valeurs quâils impliquent. Il faut que la culture redevienne gĂ©nĂ©rale, alors quâelle sâest spĂ©cialisĂ©e et appauvrie. Cette extension de la culture, supprimant une des principales sources dâaliĂ©nation, et rĂ©tablissant lâinformation rĂ©gulatrice, possĂšde une valeur politique et sociale : elle peut donner Ă lâhomme des moyens pour penser son existence et sa situation en fonction de la rĂ©alitĂ© qui lâentoure. Cette Ćuvre dâĂ©largissement et dâapprofondissement de la culture a aussi un rĂŽle proprement philosophique Ă jouer car elle conduit Ă la critique dâun certain nombre de mythes et de stĂ©rĂ©otypes, comme celui du robot, ou des automates parfaits au service dâune humanitĂ© paresseuse et comblĂ©e.
Gilbert Simondon (1924-1989)
philosophe français du XXe siĂšcle. Il Ă©tait spĂ©cialiste de la thĂ©orie de l’information, de philosophie de la technique, de psychologie et d’Ă©pistĂ©mologie.