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  • Interview d’Alain Boyer : sixiĂšme partie

    La derniĂšre fois, nous avions discutĂ© avec Alain Boyer (qu’il soit remerciĂ© d’ĂȘtre venu participer aux discussions en commentaires) de dĂ©mocratie, de tyrannie, et de libertĂ©. Une valeur fondamentale qui ressortait Ă©tait la nĂ©cessitĂ© d’avoir une Ă©galitĂ© de droit entre les individus. Avec la notion de Justice sous-jacente. Cette thĂ©matique, la tyrannie et la dĂ©mocratie, avait une suite naturelle : la religion et ses excĂšs, notamment à  l’heure actuelle avec l’Islam. Ce sera l’objet de cette partie, ainsi que de la suivante…Bonne lecture, et n’hĂ©sitez pas à  rĂ©agir en commentaire !

    On va aborder l’Islam, alors, puisque c’est le sujet suivant. C’est un peu le sens des questions que je voulais poser sur l’Islam : j’ai l’impression qu’on a pu, en France, faire des concessions sur des choses justement qui font partie du socle de valeurs non nĂ©gociables. Qu’en penses-tu ?

    Je suis d’accord. Mais c’est un problĂšme extrĂȘmement dĂ©licat. Il est normal, et là , je suis popperien, qu’on fasse des erreurs, et qu’on apprenne. On n’a pas de solution toute faite. Il faut avoir cette conviction que quelqu’un qui pratique l’inĂ©galitĂ© des hommes et des femmes est en contradiction avec le Droit français. « Mon tĂ©moignage d’homme vaut celui de trois femmes », non ! C’est impossible. Mais le problĂšme est complexe. Comme dans tous les problĂšmes moraux et politiques, on utilise des notions plus ou moins floues, en philosophie on appelle ça des « concepts vagues », c’est le contraire de la pensĂ©e scientifique, mais c’est inĂ©vitable, et mĂȘme nĂ©cessaire pour que le langage humain soit possible.

    Un concept vague, c’est un concept dont les deux pĂŽles (un concept c’est toujours une opposition) sont clairement identifiĂ©s. Par exemple une ville. Là  on est dans une ville, et dans la forĂȘt de Fontainebleau on est clairement à  la campagne. Mais entre les deux, il y a un moment oĂč la question se pose : »est-ce qu’on est dans une ville, ou à  la campagne ? » Il n’y a pas de scission nette. C’est les Grecs qui avaient trouvĂ© ça (ils ont presque tout trouvĂ©), ils appellent ça le paradoxe du « tas » (un « sorite ») : à  partir de combien de grains de sable il y a un tas ? si je prends un tas de grains de sable, et si j’enlĂšve un grain, à  la fin il n’y a plus de tas. A quel moment il n’y a plus de tas ?

    Donc les concepts politiques sont souvent nĂ©cessairement vagues. Et le Droit doit trancher dans le vague. Il doit y avoir un moment de convention, ce n’est pas entiĂšrement arbitraire, mais il faut bien dire : là  on arrĂȘte. OĂč faut-il mettre le curseur ? Interdiction du voile dans les Ă©coles, ou autorisation du voile dans les Ă©coles ? Moi j’ai pas de rĂ©ponse a priori. Il faut des expĂ©riences. Peser le pour et le contre. Par exemple, le « pour » l’interdiction est trĂšs Ă©vident, puisque c’est un symbole d’alĂ©nation ou parfois d’auto aliĂ©nation de la femme, en plus c’est un signe religieux ostentatoire, donc contraire à  l’idĂ©e de laĂŻcitĂ©, mais le « contre », c’est à  discuter, est-ce que ces jeunes filles, il vaut mieux qu’elles reçoivent l’enseignement laĂŻc, ou qu’elles soient envoyĂ©es dans une Ă©cole islamique, oĂč là  elles n’apprennent que le Coran ? J’ai fini par ĂȘtre pour l’interdiction du voile dans les Ă©coles, à  cause des premiĂšres raisons, mais j’avoue que je n’ai pas de position absolument dogmatique. Ce qui me fait ĂȘtre pour, c’est que je pense que l’islamisme (à  ne pas confondre avec l’islam) dont on connaĂźt les effets, lui, est un ennemi, et lui a une politique. Une politique d’infiltration dans les dĂ©mocraties europĂ©ennes, qui est trĂšs dangereuse. Ils vont profiter de toutes les failles. Et donc il faut mettre un coup d’arrĂȘt.

    Ce que je trouve difficile, en terme politique, à  ce niveau là , c’est que l’islamisme se sert, dans sa stratĂ©gie d’infiltration, de l’Islam au sens large pour venir pousser. Et c’est là  oĂč c’est difficile : la rĂ©flexion, avec les arguments que tu Ă©nonçais, ne peut pas se faire uniquement en Ă©voquant le voile par rapport à  un islam modĂ©rĂ©, parce qu’on sait qu’ils se servent du voile pour


    Les barbus sont derriĂšre. Et ils sont trĂšs trĂšs dangereux. La dĂ©mocratie libĂ©rale est fondĂ©e sur l’idĂ©e que il n’y a pas qu’une conception possible du sens de la vie. Nous pouvons vivre en commun, en ayant des conceptions du sens de la vie diffĂ©rentes. Je cite toujours un beau poĂšme d’Aragon (par ailleurs stalinien Ă©pouvantable), mais grand poĂšte, et qui dans « la Rose et le RĂ©sĂ©da », à  propos d’un rĂ©sistant communiste et d’un rĂ©sistant catholique qui s’Ă©taient fait fusiller par les Allemands, dit « celui qui croyait au ciel, et celui qui n’y croyait pas » : tous les deux ont luttĂ© pour la mĂȘme cause. Mon pĂšre Ă©tait chrĂ©tien, mais il y a eu Ă©normĂ©ment de rĂ©sistants communistes. Mais il n’y a pas eu que des rĂ©sistants communistes.

    Mais, donc, la conception du sens de la vie d’une chrĂ©tien, n’est pas la mĂȘme que celle d’un athĂ©e, c’est Ă©vident. Pour un chrĂ©tien, il y a une vie aprĂšs la mort. à‡a change fondamentalement l’attitude par rapport à  la mort, par rapport à  l’amour. Par exemple l’avortement, ça peut changer totalement selon qu’on est chrĂ©tien ou pas. Mais il faut trouver entre ces conceptions ce que John Rawls appelle un « overlaping concensus », un recouvrement, un « consensus par recoupement ». Les conceptions du bien sont diffĂ©rentes, mais il faut qu’elles aient une intersection commune. Ce qui n’est pas le cas avec le nazi. Sur les principes fondamentaux, il n’y a pas de consensus possible avec un nazi. Et avec un islamiste radical, non plus !

    Par ailleurs, tu disais à  juste titre qu’ils profitaient de l’Islam pour le radicaliser, mais ils profitent aussi de la dĂ©mocratie ! Comme tous les extrĂ©mistes ! C’est formidable pour les extrĂ©mistes, la dĂ©mocratie, puisqu’on leur permet de s’exprimer. Dans une tyrannie, ils n’auraient pas de droit au chapitre. On le voit en Irak : les Chiites, qui s’opposent aux AmĂ©ricains à  l’heure actuelle, par exemple Moktadar al Sadr (dont le pĂšre a Ă©tĂ© fusillĂ© par Saddam Hussein !), n’avaient pas le droit à  la parole sous Saddam Hussein. Mais maintenant qu’il y a un « dĂ©but de dĂ©mocratie », par exemple la libertĂ© de la presse, ou des Ă©lections (je ne soutiens pas la politique amĂ©ricaine, mais je dĂ©cris les faits), ils en profitent pour faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire. La dĂ©mocratie permet aux extrĂȘmes anti-dĂ©mocrates de s’exprimer. Et là  encore, c’est une question de concept vague, et de seuil : à  quel endroit faut-il placer le curseur ? De la mĂȘme maniĂšre, c’est pour moi un problĂšme ouvert, j’avais fait il y a quelques annĂ©es un cours sur politique et religion, et j’avais dans la salle des musulmans, des juifs, des catholiques, c’est à  dire qu’il fallait que je fasse trĂšs attention pour ne pas blesser, et en mĂȘme temps dire ce que je pense. OĂč placer le curseur entre la libertĂ© d’expression (qui est aussi quelque chose sur laquelle on ne peut pas transiger, ça fait partie du socle, de l’intersection commune) et qui comprend la rĂ©ciprocitĂ© (tu m’autorises à  m’exprimer si et seulement si je t’autorises à  t’exprimer), oĂč placer le curseur donc entre cette libertĂ© d’expression, et le respect des croyances diffĂ©rentes ?

    On ne peut interdire le blasphĂšme, on ne peut revenir à  l’Ancien RĂ©gime. Mais doit-on accepter qu’une communautĂ© se sente attaquĂ©e dans ses croyances, dans ses convictions « non-ouvertes », les plus profondes ? Personnellement, je n’aurais pas publiĂ© les caricatures de Mahomet. Mais je pense qu’une religion adulte devrait absolument tolĂ©rer ce genre de choses ; il se trouve que ce n’est pas le cas, alors ne jetons pas de l’huile sur le feu ! Je sais que j’ai des amis qui me disent : « si tu soutiens cette position, tu trahis la libertĂ© d’expression ! »

    A nouveau !

    Mais je serais descendu dans la rue si Charlie Hebdo avait Ă©tĂ© condamnĂ©, par exemple. Les caricatures n’Ă©taient pas drĂŽles, d’ailleurs. Sauf une, sur Mahomet qui accueille les martyrs en disant « dĂ©solĂ©, on n’a plus de vierges au Paradis » !

    On peut parler un peu d’Islam si tu veux, je ne suis pas spĂ©cialiste, mais j’ai quelques petites idĂ©es

    Il faut tout d’abord distinguer l’Islam, religion tout à  fait respectable comme toutes les autres, et l’islamisme. ça rejoint ce que je disais sur la gauche qui Ă©tait traversĂ©e par des tendances totalitaires, c’est la mĂȘme chose avec le religions. Toutes les religions sont traversĂ©es plus ou moins par des tendances totalitaires. Simplement, en ce moment, c’est le fondamentalisme musulman qui est le plus violent. Mais il y aussi un fondamentalisme en IsraĂ«l, qui est extrĂȘmement violent, et qui veut chasser les Arabes de la « terre sainte » donnĂ©e par Dieu aux seuls Juifs, il y a un fondamentalisme chrĂ©tien qui peut ĂȘtre aussi violent et raciste. Il ne faut pas uniquement parler de l’Islam. Je suis trĂšs prudent, parce que je ne suis pas musulman, et pas spĂ©cialiste de l’Islam. Contrairement à  mon homonyme, qui Ă©crit sur l’islam et sur le judaĂŻsme. J’en parle librement, sans ĂȘtre spĂ©cialiste. Il faut d’abord revenir au christianisme, qui est une hĂ©rĂ©sie du judaĂŻsme. Et, entre parenthĂšses, l’Islam sur bien des points que je pourrais dĂ©tailler, est plus proche du judaĂŻsme que du christianisme. [
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    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !

  • Interview d’Alain Boyer : cinquiĂšme partie

    Suite de l’interview d’Alain Boyer, professeur de philosophie politique à  la Sorbonne. AprĂšs avoir discutĂ© de l’histoire de son article paru dans le Figaro (entre les deux tours de la prĂ©sidentielle), et expliquant la diffĂ©rence entre morale de responsabilitĂ© et morale de conviction, Alain Boyer nous explique aujourd’hui un de ses thĂšmes de cours « Tyrannie, Despotisme et Dictature ». On y parle, bien sĂ»r, de dĂ©mocratie et de droits de l’homme. Et on aborde – en fin de partie -, le sujet de la sixiĂšme partie (à  venir) : l’Islam et les religions.

    Puisque nous Ă©tions sur l’UniversitĂ©, j’aimerais rebondir sur ton sujet de cours (sur le site de la Sorbonne) « tyrannie, despotisme et dictature » ? pourquoi ce thĂšme pour un cours ?

    C’Ă©tait un sujet de cours de l’annĂ©e derniĂšre. J’ai changĂ© cette annĂ©e en Master: « ImpĂ©rialisme, colonialisme et esclavagisme » (toujours le problĂšme de la libertĂ©, mais je fais aussi un cours de licence sur « l’autorité », qui me met directement en cause ! ) d’une part, et ”Art, morale et Politique » de l’autre : je rĂȘve depuis toujours de parler d’Antigone, de Macbeth ou du Baroque.. Il y a beaucoup de philo et de politique là  dedans
 Mais il est vrai que j’ai donnĂ© ce cours sur la tyrannie deux ans de suite, et il a apparemment intĂ©ressĂ© les Ă©tudiants (et les auditeurs libres, que j’aime tant !) . Je recevais hier un Ă©tudiant marocain qui veut faire une thĂšse, et il m’a dit que c’Ă©tait un sujet de cours qui intĂ©ressait beaucoup les gens qui viennent d’Afrique du Nord ou centrale, pour qui cette question est vraiment actuelle, malheureusement, il y avait aussi en cours des Sud-amĂ©ricains (j’adore avoir des Ă©tudiants Ă©trangers..), qui ont connu la dictature, et qui savent ce que c’est.

    C’est presque plus intĂ©ressant d’aborder la dĂ©mocratie libĂ©rale en Ă©tudiant ses contraires. Il m’est arrivĂ© de faire des cours qui s’appelaient « dĂ©mocratie et libĂ©ralisme », mais ça a moins de « succĂšs » que si j’aborde le problĂšme en dĂ©crivant le « Mal ». Comme en littĂ©rature. DĂ©crire la tyrannie, contrairement à  cette idĂ©ologie dont on parlait tout à  l’heure consistant à  dĂ©crire les usines comme des camps de concentration, c’est montrer qu’une tyrannie c’est tout à  fait autre chose que ce que nous vivons. J’ai sans doute une mĂ©thode particuliĂšre pour faire des cours, qui doit d’ailleurs un peu à  68, je ne suis pas (j’espĂšre!) dĂ©magogue (le cours n’est pas un Ă©change, c’est moi qui parle, et rĂ©ponds aux questions) mais ils peuvent intervenir quand ils veulent. Je ne lis pas de texte, j’improvise à  partir de ce que j’ai prĂ©parĂ© pendant les « vacances », et avec quelques notes pour le plan et les rĂ©fĂ©rences, et je me promĂšne, et j’essaye d’animer le cours. C’est en gĂ©nĂ©ral ce qui plait, ou parfois dĂ©plait! (je fais trop de parenthĂšses !) je ne suis pas quelqu’un qui se surestime, ou qui se croĂźt autorisĂ© à  parler d’un ton ”grand seigneur », comme aurait dit Kant, mais on m’a dit que j’avais cette ”originalitĂ©Â Â»Â. L’idĂ©e c’est qu’un jour je leur parle de la critique de la tyrannie chez J.-J. Rousseau, un autre de la notion de dictature (institution rĂ©publicaine romaine pour les situations exceptionnelles, ce qui est passionnant pour un philosophe !) chez Machiavel, ou Carl Schmitt, grand penseur anti libĂ©ral malheureusement devenu nazi, des choses techniques en philosophie, à  partir de textes, et beaucoup d’histoire aussi.

    Pour dire ce qu’Ă©tait la tyrannie en GrĂšce, ce qu’Ă©tait la dictature Romaine, qui Ă©tait donc une institution, avant que Sylla et CĂ©sar ne la transforment en ce que c’est devenu, c’est à  dire en despotisme, plus ou moins ; je me met à  un moment à  leur dire « dans un tyrannie, » – je suis allĂ© moi-mĂȘme en Chine à  l’Ă©poque communiste ”dure », en 88, un an avant le massacre de Tien An Men— « quand je voulais parler avec des gens que j’avais rencontrĂ©s par hasard, de sujets politiques, je voyais que ces personnes se retournaient dans la rue pour vĂ©rifier s’il y avait quelqu’un derriĂšre, ou au restaurant, me montrant qu’on ne pouvait pas parler de ces sujets. Je leur dit, à  mes Ă©tudiants, avez-vous cette expĂ©rience ici ? » Ou, si à  11h du soir quelqu’un frappe chez vous violemment, vous pensez « c’est mon voisin qui a des problĂšmes d’inondation », ou vous pensez « c’est la police politique »? Ils me rĂ©pondent, bien sĂ»r, ”c’est le voisin ». C’est là  un critĂšre Ă©vident. Nous ne sommes pas dans une tyrannie. Dans une tyrannie, c’est la police politique qui frappe à  la porte la nuit
 ou qui Ă©coute les conversations libres dans les jardins
.

    J’avais trouvĂ© ce sujet intĂ©ressant, c’est utile de prĂ©ciser ce que sont les choses rĂ©ellement, parce qu’on s’en rappelle, avant les Ă©lections, certaines personnes disaient que Sarkozy Ă©tait presque un fasciste, ou un dictateur en puissance
.

    Oui, quels ridicules procĂšs d’intention ! C’est minable
 Le vrai problĂšme, c’est celui des rĂ©formes. Celle des 35 heures a Ă©tĂ© une Ă©norme erreur. Mais il n’est pas facile de prĂ©voir à  l’avance les effets d’une rĂ©forme. Je leur ai dit, lors d’un autre cours sur ”RĂ©forme ou RĂ©volution? » (un titre venant de ..Rosa Luxemburg
), que dans les pays dĂ©mocratiques, le problĂšme des rĂ©formes, c’est ce qu’on appelle la ”courbe en J ». Il y a une temporalitĂ© du politique en dĂ©mocratie, qui est en gĂ©nĂ©ral de 4 ou 5 ans. Le peuple, en dĂ©mocratie moderne, ne dirige pas lui-mĂȘme, mais est capable d’Ă©liminer les dirigeants s’ils n’ont pas fait leur boulot (Popper), et s’il y en a de potentiellement meilleurs qui se prĂ©sentent. Donc il faut un contrĂŽle dĂ©mocratique tous les 4 ou 5 ans, en plus Ă©videmment des droits de la presse, de manifester, etc.. Une rĂ©forme difficile à  instaurer, a, au dĂ©part, peut-ĂȘtre pendant plusieurs annĂ©es, des effets nĂ©gatifs sur la majoritĂ© de la population. Ce qui fait que l’Ă©lection peut se produire au moment oĂč la courbe est au plus bas (le point le plus bas du ”J »). Peut-ĂȘtre que c’est dans 10 ans seulement que les effets positifs se verront. Le cas le plus Ă©vident est le problĂšme des retraites. Si on met à  nouveau, contrairement à  ce qu’avait fait Mitterrand, la retraite à  65 ans ou les rĂ©gimes spĂ©ciaux à  40 ans, voire un peu plus, on ne verra pas tout de suite les effets bĂ©nĂ©fiques de cette rĂ©forme, mais si on ne la fait pas, on ne pourra pas survivre, nos enfants ne pourront pas payer. Ils nous en voudront à  juste titre parce qu’ils auront un poids Ă©norme sur leurs Ă©paules pour payer NOS retraites.

    LE problĂšme du politique, et les Français ne sont pas tous assez sensibles à  ça, c’est de prĂ©voir : or, dĂšs qu’on leur parle de rĂ©formes un peu dures à  avaler, ils attribuent ça au « fascisme » (!), à  l’extrĂȘme droite. C’est un vision de la politique que je ne partage pas du tout. En dĂ©mocratie, on ne doit plus envisager la politique interne comme une guerre. Et la, la France est marquĂ©e par la RĂ©volution française. La gauche, c’Ă©tait Danton, Robespierre, la droite c’Ă©tait les monarchistes. La gauche et la droite, ça a commencĂ© avec la guerre civile ! Mais je pense qu’il faut cesser de considĂ©rer le nĂ©cessaire conflit politique comme une guerre, c’est ce que Sarkozy a essayĂ© de faire en jouant l’ouverture. C’est aussi pour cela, en plus des rĂ©formes essentielles, vitales, qu’il veut faire passer, que, malgrĂ© certaines rĂ©serves, je soutiens son gouvernement, sans Ă©videmment perdre ma libertĂ© de penser et donc de critiquer. Paradoxalement, je crains qu’il n’arrive pas à  rĂ©duire suffisamment nos dettes 
 Mais il faut nĂ©gocier des compromis, chercher l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, pas se faire la guerre.

    à‡a rejoint ce que tu disais concernant le Droit, et la ”compossibilitĂ©Â Â»Â des libertĂ©s. La mission noble de la politique, c’est de pouvoir traiter des problĂšmes sans aller jusqu’au conflit armĂ© ?

    Les Grecs ont inventĂ© la politique, Castoriadis le disait toujours : ils n’ont pas inventĂ© ”Le » politique, parce qu’il y a toujours eu plus ou moins du politique, du pouvoir, mais ”La » politique, la vie politique, c’est à  dire la discussion sur les principes mĂȘmes de l’organisation de notre vivre ensemble. à‡a c’est les Grecs, c’est au 5Ăšme siĂšcle avant JC, avec ClisthĂšne, PĂ©riclĂšs, Protagoras, etc. que ça s’est produit. Cette politique ”polĂ©mique » mais pacifique, ne doit pas ĂȘtre pensĂ©e en terme de guerre, nous sommes sur un crĂȘte de montagne, comme quand on fait de l’alpinisme, avec le vide des deux cĂŽtĂ©s, si on est encordĂ©s et que quelqu’un tombe d’un cĂŽtĂ©, il faut soi-mĂȘme tomber de l’autre cĂŽtĂ©. Sauter de l’autre cĂŽtĂ© pour ne pas tomber tous. Mais il faut absolument ne pas tomber, en politique, parce qu’il n’y a plus de corde 
 Cette image de la crĂȘte est nĂ©anmoins valable pour la dĂ©mocratie libĂ©rale : il y a deux abĂźmes, il ne faut pas dire, la dĂ©mocratie c’est un acquis. Non, non. C’est toujours assez fragile. L’un des deux abĂźmes c’est la guerre civile, et l’autre la tyrannie. Deux atrocitĂ©s. Eschyle et Sophocle le disaient dĂ©jà . Comment Ă©viter les deux ”maux » politiques ? Ce qui implique d’ailleurs, par rapport à  la rĂ©flexion que nous avons eue tout à  l’heure sur la gauche et la droite, qu’il faut bien s’apercevoir que cet ordre horizontal (extrĂȘme gauche, gauche, centre, droite, extrĂȘme droite) est simplificateur et doit ĂȘtre complexifiĂ© au moins par un axe vertical : partisans de la dictature (d’un seul ou d’un parti), et partisans du pluralisme. Il y a une gauche à  tendance dictatoriale, qui pense que la droite « c’est l’ennemi à  abattre ». Bon, Robespierre (la gauche de la gauche, mĂȘme s’il a fait guillotiner son « extrĂȘme-gauche », comme LĂ©nine le refera), on dit « les conditions, les conditions » (la guerre contre la France), mais il a quand mĂȘme instaurĂ© la « grande Terreur » APRES les victoires dĂ©cisives de la RĂ©publique (Fleurus), c’Ă©tait une vision « puritaine », et le puritanisme est toujours un totalitarisme en puissance.

    L’idĂ©e de « pureté » est toujours une idĂ©e dangeureuse ?

    Oui, presque toujours, mais c’est une belle idĂ©e, car il y a des saloperies dans le monde, la corruption, etc., mais dangereuse si elle est Ă©rigĂ©e en dogme intolĂ©rant La puretĂ© morale est un noble idĂ©al, et je suis loin de vouloir prĂȘcher le laissez faire total, mais de nobles idĂ©aux peuvent conduire à  vouloir les imposer par la force : « La Terreur et la Vertu », disait Robespierre « l’incorruptible »  Que les « purs » indignĂ©s par le mal et incapables de proposer des rĂ©formes (nĂ©cessairement imparfaites !) allant dans le sens de l’honnĂȘtetĂ© qu’ils prisent tant aillent dans des couvents ! J’Ă©tais à  Prague la semaine derniĂšre, en Septembre : une anecdote : ils m’ont racontĂ© que les Ă©tudiants en 1989, au moment de la ”rĂ©volution de Velours », avaient un panneau « Le communisme pour les communistes ! ». Humour noir et profond ! Les puristes dans des couvents, dans des communautĂ©s, s’ils veulent rester purs, mais qu’ils n’imposent pas ce « purisme » aux autres. En revanche, je suis Ă©videmment en faveur de la lutte pied à  pied contre la corruption et les mafias. Mais la Gauche a elle-mĂȘme engendrĂ© bien des dictateurs. LĂ©nine, c’Ă©tait un homme « de gauche » ! Fidel Castro c’est un dictateur et homme « de gauche », adulĂ© par la trĂšs naĂŻve Mme Mitterand… Mao et Pol Pot Ă©taient de gauche, d’extrĂȘme gauche, or c’Ă©tait l’horreur ! Il faut que la gauche tout entiĂšre prenne conscience de ça. Et du fait que la distinction libĂ©ralisme / totalitarisme est plus importante que la distinction gauche-droite.

    Cette distinction enrichit effectivement la scission habituelle gauche / droite, de mĂȘme que celle que tu rappelais entre morale de conviction et morale de responsabilitĂ©. Peux-tu nous en dire deux mots ?

    Mon article est trop bref, j’ai dĂ» opposer les deux, alors qu’il faut les combiner, ce qui n’est pas une mince affaire ! une authentique morale de la responsabilitĂ© n’est possible qu’avec des convictions, mais des convictions elle-mĂȘmes ouvertes à  la discussion. à‡a c’est du Popper
 Avoir des convictions morales, mais admettre qu’on puisse les discuter, car une conviction à  elle seule ne donne pas immĂ©diatement les moyens de la dĂ©fendre au mieux. Il faut raisonner. Par exemple, une conviction que j’ai, depuis que je m’intĂ©resse à  la politique, et je pense que je l’aurai toujours, c’est qu’il ne faut pas laisser des gens « dans le caniveau », c’est moralement inacceptable. L’ultra-libĂ©ralisme (rien à  voir avec ce qui se fait en France avec Sarkozy
) est à  mon sens moralement inepte. Donc il faut tout faire pour faire en sorte qu’il y ait un filet de sĂ»retĂ©. à‡a c’est un conviction ! Mais si je fais n’importe quoi en son nom, qu’au moins j’écoute les critiques, et que j’y rĂ©ponde !

    Quand tu parles de conviction ouverte, il y a quand mĂȘme presque une antinomie dans l’expression ? Il y a là  un paradoxe qu’il faut que les gens soient capables d’expliciter ?

    Tout à  fait ! C’est le point le plus dĂ©licat, sur lequel tu mets l’accent de maniĂšre trĂšs pertinente. Comment avoir des convictions morales fortes mais ouvertes à  la discussion ? C’est un grave problĂšme philosophique. Que Popper a posĂ©, que Habermas a lui mĂȘme Ă©tudiĂ©, dans son « éthique de la discussion ». Parce que si tout est en permanence ouvert à  la critique effective, ce n’est pas possible. Il faut qu’il y ait des choses considĂ©rĂ©es comme inacceptables. Torturer un enfant, c’est inacceptable. Avoir pour conviction de ne jamais torturer, c’est essentiel, mais des philosophes prennent souvent un exemple, qui pourrait devenir rĂ©el : imaginons un fou qui ait installĂ© une bombe atomique quelque part, et qui va dĂ©truire l’humanitĂ©, elle va exploser dans heure. Faut-il le torturer pour le faire parler ? Il est fou, et convaincu et suicidaire. On ne peut le convaincre et on n’a pas le temps de le soigner, si cela Ă©tait mĂȘme possible. On doit, malheureusement, le torturer. Mais torturer un enfant, non. En tout cas, comme je ne pense pas qu’il existe une morale qui ait une rĂ©ponse à  tous les cas possibles, il faut tenter politiquement d’agir de telle maniĂšre que de tels choix ne puissent pas se produire. Essayer, car rien n’est jamais acquis dans ce domaine, comme dans d’autres


    Mais sur ces convictions fortes, j’ai l’impression que disons, entre personnes modĂ©rĂ©es, ceux qui se gardent de la guerre civile et de la tyrannie, ces convictions fortes sont partagĂ©es, et les autres convictions sont accessibles à  la raison, à  la discussion ?

    Il y a une conviction qui me parait absolument forte et moderne, c’est l’Ă©galitĂ© en droit de tous les ĂȘtres humains.

    La dĂ©claration des droits de l’homme ?

    Oui. Celle de 1789. Sauf que la Constitution qui a suivi Ă©tait « machiste », puisque les femmes n’avaient pas le droit de vote. Il a fallu attendre en France 1945 pour que les femmes soient des citoyens à  part entiĂšre !! Donc l’Ă©galitĂ© en droit, et surtout, autant que possible (car cela prend plus de temps 
), en fait : il faut la promouvoir, pas seulement la proclamer. C’est pour ça que je suis provisoirement favorable à  l’idĂ©e de discrimination dite « positive », en anglais c’est mieux : « affirmative actions », actions positives. Une action positive en faveur de minoritĂ©s qui sont, provisoirement espĂ©rons-le !, dans un Ă©quilibre prĂ©caire, pour de mauvaises raisons. Dans le trou
 il faut pour elles une accĂ©lĂ©ration, un coup de pouce, pour les faire sortir de l’eau. Passer le col. Et ensuite l’Ă©galitĂ© de droit suffit. à‡a ne peut ĂȘtre que provisoire. Je suis, oui je crois « dogmatiquement », attachĂ© à  cette idĂ©e d’Ă©galitĂ© de Droit. Je ne vois pas comment on pourrait dire « oh non,les femmes, ou telle catĂ©gorie de citoyens, n’auront pas les mĂȘmes droits ». C’est intolĂ©rable.

    C’est l’idĂ©e forte qui est dans la dĂ©mocratie ?

    Oui, et ça a une consĂ©quence sur les religions. Parce que si il y a des religions qui disent « les homosexuels n’ont pas les mĂȘmes droits que les autres », que c’est un pĂ©chĂ© (le catholicisme actuel), ou que les femmes n’ont pas le mĂȘme poids (dans l’Islam d’aprĂšs la Charia, il faut je crois 3 femmes pour contrer le tĂ©moignage d’un homme), c’est inacceptable ! Pas de concession. C’est à  eux d’adapter leur systĂšme de pensĂ©e au Droit laĂŻc Ă©galitaire que nous avons. Et nous ne devons pas faire de concessions. Je ne suis rien qu’un citoyen comme les autres, mais je suis persuadĂ© qu’avoir renoncĂ© en toute conscience à  certaines idĂ©es, comme celle d’autogestion socialiste, ne saurait me pousser à  me complaire dans des idĂ©es nihilistes, qui condamnent toute action comme Ă©tant vaine. On doit accepter les contraintes du rĂ©el. Mais on doit aussi tenter de l’amĂ©liorer, de dĂ©fendre en lui ce qu’il a de beau, et d’essayer de le rendre moins mauvais, plus juste, pour ”nous, mortels », comme disaient nos maitres Grecs.

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !

  • Interview d’Alain Boyer : quatriĂšme partie

    Nous avons vu la derniĂšre fois l’analyse d’Alain Boyer sur la position idĂ©ologique du PS, et celle de Sarkozy. Suite de l’interview aujourd’hui, centrĂ©e sur le fameux article qu’Alain Boyer avait publiĂ© (dans le Figaro) entre les deux tours de la prĂ©sidentielle pour soutenir Sarkozy. Historique de l’article, rĂ©actions, et quelques mots sur l’universitĂ©. Si vous prenez cette sĂ©rie d’articles en cours de route, je vous conseille de commencer par le dĂ©but, ça facilitera votre lecture.

    Pour toutes ces raisons, je vois bien pourquoi, avant la campagne, tu avais appelĂ© dans ton article a voter pour Sarkozy ! Cet article, tu l’avais soumis d’abord au Monde, qui l’avait refusĂ©. Quelles raisons t’avaient-ils donnĂ© ?

    Aucune. Une lettre impersonnelle disant que l’article Ă©tait intĂ©ressant, mais que les contraintes de la rĂ©daction, etc
Ce qui m’a amusĂ©, parce que ,en 1969, le Monde avait publiĂ© un tableau des groupuscules d’extrĂȘme gauche en trois groupes : maoistes, trotskistes, anarchistes. Tous les groupes dont j’ai parlĂ© tout à  l’heure, ils les avaient rĂ©partis un peu partout. Ils avaient mis l’International situationniste (l’IS 
) avec les anars, et puis SouB avec les trotskistes (ils avaient mis Ă©galement Spartacus parmi les trotskistes). Alors j’avais pris ma plume d’Ă©lĂšve de 3Ăšme, et j’avais Ă©crit au rĂ©dacteur en chef du service politique du Monde qui ensuite devenu directeur du cabinet de Mauroy, pour leur dire qu’il fallait 4 catĂ©gories. Et tout Ă©tonnĂ©, 8 jours aprĂšs j’ai reçu une lettre de lui : « Monsieur, vous avez tout à  fait raison  ». La diffĂ©rence est flagrante ; 30 ans aprĂšs, j’Ă©cris en tant que professeur de philosophie politique et cette fois on me rĂ©pond de maniĂšre presque anonyme. Cet article, pourtant à  l’Ă©poque, n’avait aucune conclusion politique. Il disait simplement qu’il il fallait des rĂ©formes dites « libĂ©rales ». Je disais que, tout en ayant des valeurs, des convictions, il est nĂ©cessaire d’avoir une morale de la responsabilitĂ©. Ce que tu avais rappelĂ© sur ton blog. Essayer de savoir ce que seront les consĂ©quences probables de mon action, et pas seulement se dire « j’ai bien agi, si ça se passe mal, c’est de la faute du monde ou de la sociĂ©té ».

    La morale de la responsabilitĂ©, c’est le contraire d’une citation latine « Fiat Justicia, pereat Mundus », et qui veut dire : »qu’advienne la justice, le monde dĂ»t-il en pĂ©rir. » à‡a c’est la morale de la conviction absolue. Et c’est terrible. Non, il faut maintenir le monde en existence, l’amĂ©liorer, mais surtout pas le sacrifier au nom de valeurs pures. Il faut avoir des valeurs, mais que ces valeurs soient des sortes de contrĂŽle, si tu vois ce que je veux dire


    Des garde-fous ?

    Oui, des gardes-fous pour ne pas tomber dans l’immoralisme politique. Mais en mĂȘme temps, la responsabilitĂ© : si je fais les 35 heures, qu’est-ce que ça va donner ? si je garde la retraite à  60 ans, comment financer les retraites dans 20 ans ? ça c’est la morale de la responsabilitĂ©, et c’est ce que je voulais dire à  tous les politiques. Je pense que DSK, par exemple, aurait Ă©tĂ© d’accord. J’avais auparavant envoyĂ© mon article (sans l’appel à  voter Sarko !) à  Michel Rocard, qui m’avait dit qu’il Ă©tait d’accord. Donc le Monde a refusĂ© cet article pour des raisons que j’ignore.

    Ensuite tu as fait la démarche de le soumettre au Figaro ? entre les deux tours ?

    Pas exactement. Dans la foulĂ©e, un an avant sa parution, je l’ai envoyĂ© au Figaro, juste aprĂšs le refus (immĂ©diat) du Monde, et le journaliste du Figaro, tous les mois, m’Ă©crivait « je n’ai pas encore pu le faire publier, etc. etc.. ». J’ai donc fini par abandonner l’espoir d’ĂȘtre publiĂ©. Et puis, le journaliste a changĂ©, c’est tout à  fait contingent comme histoire, et deux autres journalistes ont repris cette page « dĂ©bats opinions », et c’est eux qui, un jeudi matin m’ont tĂ©lĂ©phonĂ©, entre les deux tours : « On prend votre article, si vous rajoutez la consĂ©quence logique qui est : votez Sarkozy. » Comme je m’apprĂȘtais à  voter Sarkozy, c’était logique, mais j’ai malgrĂ© tout hĂ©sitĂ©, mais ils m’ont donnĂ© une demi-heure. Je n’ai pas hĂ©sitĂ© longuement, puisque aprĂšs tout c’Ă©tait ce que je pensais. Je l’avais dit à  tous mes amis, que je voterai Sarkozy et pas SĂ©golĂšne. C’aurait Ă©tĂ© DSK, j’aurais attendu les dĂ©bats, et j’aurais jugĂ© « sur piĂšce ». Mais là , il m’apparaissait franchement que SĂ©golĂšne n’avait pas de cohĂ©rence idĂ©ologique et politique. J’essaye, ce qui normalement est une qualitĂ© que doit avoir tout philosophe, d’ĂȘtre consĂ©quent. C’est Kant qui disait ça, c’est trivial en un sens, consĂ©quent avec soi-mĂȘme. Quand on a une idĂ©e, il faut la poursuivre et en tirer les consĂ©quences logiques. Et la consĂ©quence logique, c’Ă©tait d’appeler à  voter Sarkozy, puisque Bayrou avait un programme qui correspondait un peu à  ma vision, mais qu’il n’était pas au deuxiĂšme tour. Je le citais d’ailleurs dans l’article. Le programme Ă©conomique de Bayrou a Ă©tĂ© fait en partie par quelqu’un que je connaissais depuis la fin des annĂ©es 70, dans les milieux rocardiens : Jean Perlevade. Qui Ă©tait rocardo-mauroiste, puis conseiller de Mauroy. Il a Ă©tĂ© Ă©galement patron du CrĂ©dit Lyonnais. C’est quelqu’un qui connaĂźt l’entreprise, et l’Ă©conomie. Et les coups durs. Donc Perlevade avait concoctĂ©, avec d’autres, le programme Ă©conomique de Bayrou qui Ă©tait plus libĂ©ral que celui de Sarkozy ! Il proposait tout simplement d’interdire le dĂ©ficit budgĂ©taire, ce qui est d’ailleurs, me semble-t-il, excessif. Ce qui m’a fascinĂ© dans cette campagne, c’est de voir que la politique vraiment politicienne l’a emportĂ© contre le dĂ©bat d’idĂ©es, parce que cette idĂ©e d’alliance SĂ©golĂšne-Bayrou entre les deux tours, avec leur sorte de tango, Ă©tait idĂ©ologiquement inconsistante. Puisque le programme de Bayrou Ă©tait plus libĂ©ral que celui de Sarkozy


    Avec le peu de recul que j’ai, je le vois comme ça : face à  la soliditĂ© et à  la cohĂ©rence du programme de Sarkozy, ceux qui restent essayent de s’associer pour rĂ©cupĂ©rer les miettes, sans cohĂ©rence idĂ©ologique.

    Oui c’est ça, et ça n’a pas marchĂ© d’ailleurs. Les Ă©lecteurs n’y ont pas cru. Et donc voilà  pourquoi j’ai publiĂ© cet article ; j’ai rĂ©flĂ©chi une demi-heure, et j’ai rajoutĂ© le titre et la conclusion.

    Je reviens ce sur que tu avais dit sur le blog : tu disais t’ĂȘtre fait des ennemis en te positionnant pour Sarkozy ?

    J’exagĂšre. Disons qu’un certain nombre d’amis ne me parlent plus, ou plus comme avant, ou avec une certaine distance. Pas d’ennemis, donc, mais une forme d’Ă©loignement, de dĂ©ception de la part de gens qui doivent penser : « oh là  là  lui aussi !  » comme si j’allais à  la soupe, alors que je ne demande aucun poste. J’en serais d’ailleurs bien incapable
. Je ne sais qu’enseigner la philo, avec mon style personnel, et qu’écrire dans ce domaine.

    Et parmi les universitaires ? j’ai une vision, certainement dĂ©formĂ©e, d’une universitĂ© assez ancrĂ©e à  gauche, et de maniĂšre plutĂŽt dogmatique. Comment a Ă©tĂ© perçue cette prise de position dans ton environnement à  l’UniversitĂ©, parmi tes collĂšgues ?

    Cela a quand mĂȘme Ă©voluĂ© depuis 20 ans. A l’UniversitĂ©, l’opposition frontale entre la bonne gauche qui a toutes les qualitĂ©s, et la mauvaise droite qui a tous les dĂ©fauts, bien des gens se rendent compte que c’est quand mĂȘme plus compliquĂ©. Les universitaires, il y en a qui sont socialistes, d’autres centristes, d’autres proches de l’UMP, et on arrive à  travailler ensemble pour transmettre, chacun à  sa maniĂšre, les « fondamentaux » nĂ©cessaires. MĂȘme si elle en train de connaitre un petit renouveau, la pensĂ©e marxiste rĂ©volutionnaire a quand mĂȘme largement disparu. Mais la sensibilitĂ© « de gauche », à  laquelle je me sens toujours attachĂ© (la justice sociale), est assez dominante, mais de maniĂšre plus ouverte. Quand j’ai fait mes Ă©tudes à  la Sorbonne, on savait que tel ou tel Prof Ă©tait communiste, trotskiste ou « mao » ou « de droite ». Maintenant c’est plutĂŽt plus modĂ©rĂ©. Et c’est un bienfait pour la libertĂ© et la dĂ©mocratie. Le pluralisme, le dĂ©bat, le refus de la violence et de l’intimidation, la comprĂ©hension de la nĂ©cessitĂ© des rĂ©formes (par dĂ©finition discutables, mais que l’autoritĂ© dĂ©mocratiquement Ă©lue a le droit et le devoir de faire passer) sont en train, je l’espĂšre, de faire des progrĂšs.

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  • Interview d’Alain Boyer : troisiĂšme partie

    Suite de la publication de l’interview d’Alain Boyer, professeur de philosophie politique à  la Sorbonne. AprĂšs avoir retracĂ© son parcours politique, il livre dans cette partie son analyse de la situation du PS, du positionnement politique de Sarkozy, et son avis sur les rĂ©formes nĂ©cessaires…Tout un programme ! Si vous prenez cette sĂ©rie d’articles en cours de route, je vous conseille de commencer par le dĂ©but, ça facilitera votre lecture.

    Revenons un peu sur le PS, et les rĂ©formes en cours. J’ai l’impression que la ligne de scission qui est en train de se dessiner en ce moment, c’est justement entre ceux qui ont intĂ©grĂ© ça (l’Ă©conomie de marchĂ© libĂ©rale) comme Bokel ou Besson, et des gens 


    Mais mĂȘme à  l’intĂ©rieur du PS ! Je pense à  ceux qui Ă©taient avec DSK (on pourra parler de politique politicienne tout à  l’heure, Sarkozy a eu un petit coup de gĂ©nie en le poussant à  se prĂ©senter comme directeur du FMI! la politique est un mĂ©tier
). Pour le PS, il est face à  un choix ; on ne peut pas aller, dans un mĂȘme parti, de MĂ©lenchon (je respecte ses idĂ©es, mais c’est quelqu’un qui prĂ©fĂšre serrer la main à  Alain Krivine ou à  Marie-George Buffet qu’à  ses camarades de l’aile « droite » du PS) à  des gens qui Ă©taient proches de DSK, ou de Bokel, je ne vois pas comment ça peut faire une union, malgrĂ© l’habiletĂ© tactique de François Hollande.

    Mais l’habiletĂ© tactique, ça n’est pas suffisant pour faire un parti. Il faut un corps de doctrine, un socle commun. Qu’on a vu s’effondrer pendant la prĂ©sidentielle. Beaucoup de gens ont vu une sorte de renversement, c’est à  dire , une gauche qui d’habitude donnait le « la » en ce qui concerne l’idĂ©ologie, et qui a montrĂ© ses incohĂ©rences. Là  on a eu l’impression que le corps de doctrine qui Ă©tait solide (que l’on peut critiquer, mais c’est autre chose), qui Ă©tait unifiĂ©, cohĂ©rent, c’Ă©tait du cĂŽtĂ© de Sarkozy. Et la campagne de Royal, personne d’ailleurs courageuse et estimable, a montrĂ© des fragilitĂ©s doctrinales : c’est pas moi qui le dit, c’est presque tous les socialistes.

    Il faut absolument qu’on ait une gauche qui soit socialiste libĂ©rale. Et une droite qui soit libĂ©rale sociale. Le libĂ©ralisme social me semble à  l’heure actuelle à  peu prĂšs constituĂ©. Quand je pense que la gauche appelle la droite française « ultra-libĂ©rale », c’est extraordinaire. Il ne savent pas ce que c’est, visiblement. L’ultra-libĂ©ralisme, ce sont ceux qui appellent à  la quasi suppression de l’Etat ! Pas du tout Sarkozy ! Pour les libertariens radicaux, tout devient privĂ©, la police, les assurances
 On fait une copropriĂ©tĂ©, et on paye des gardes. Si je me fais tuer, parce que je n’ai pas payĂ© ma police privĂ©e, tant pis pour moi ! Je suis hostile à  cette idĂ©ologie, qui nie l’idĂ©e de « bien public », mais appeler « ultra-libĂ©rale » la politique du gouvernement actuel, c’est


    Afficher son inculture ?

    D’abord. Et parfois sa mauvaise foi. Ces gens savent bien que ce n’est pas de l’ultra libĂ©ralisme. Pour les libĂ©raux Ă©conomiques, la politique de Sarkozy n’est pas assez libĂ©rale !

    Certains prĂ©sentent Sarkozy comme un libĂ©ral (voire ultra-libĂ©ral comme tu viens de le dire), il me semble que la maniĂšre qu’il a d’ĂȘtre prĂ©sent sur tous les fronts, au contraire, montrent qu’il donne beaucoup de place à  l’Etat, qu’il est interventionniste. Y compris sur les aspects Ă©conomiques. Comment tu vois son positionnement politique ?

    Oui, et son interventionnisme Ă©conomique trĂšs français ne plait guĂšre à  Bruxelles et à  Berlin ou à  Londres
D’abord, c’est une bĂȘte politique. Comme l’Ă©tait Mitterrand. C’est ĂȘtre toujours au premier plan, et je ne sais pas s’il pourra toujours continuer à  ce rythme 
. C’est quelqu’un qui a la politique dans le sang, la passion politique, ce qui a toujours existĂ© depuis les Grecs. Et personnellement, je ne suis pas de ceux (des « populistes » ) qui disent « tous pourris ». à‡a me semble ĂȘtre une idĂ©ologie extrĂȘmement dangereuse pour la dĂ©mocratie. Il y a des pourris, mais pas plus qu’ailleurs. Il y a des pyromanes chez les pompiers, des pĂ©dophiles chez les instits, mais c’est ultra-minoritaire.

    Le mĂ©tier politique me parait ĂȘtre extrĂȘmement difficile, Ă©puisant. On prend des coups. Il faut ĂȘtre un « battant  » aussi, il ne faut pas hĂ©siter à  attaquer, mais en mĂȘme temps à  se « salir les mains ». On ne peut rester « pur », mais il faut garder ses valeurs. Il faut le compromis, mais pas la compromission. Je vois d’abord Sarko comme un politique pur sucre. Et comme un pragmatique. Il se fixe des objectifs, à  mon sens raisonnables, et ensuite (presque) tous les moyens sont bons. Tous les moyens, dans le respect de loi. J’espĂšre ! Je ne suis pas dogmatique : si jamais Sarkozy, que je n’idĂ©alise pas, mais que je ne fais que prĂ©fĂ©rer aux autres, pour le moment, remettait en cause la dĂ©mocratie, la libertĂ© de la presse ou des choses comme ça, je descendrais dans la rue. Mais, ça ne paraĂźt pas le cas à  l’heure actuelle. C’est un pragmatique. Dans le cadre du respect des institutions, du droit, tous les moyens sont bons. Au sens idĂ©ologique, il est libĂ©ral à  cause de la situation française, et je me dĂ©finirais comme cela Ă©galement, mais pas dogmatique d’un libĂ©ralisme absolu valable par tous les temps. La situation française actuelle (dette publique, dette de la SĂ©cu, excĂšs des taxes sur les PME qui dĂ©sincite à  embaucher et crĂ©e du chĂŽmage, problĂšme des retraites, la fuite des riches, des choses comme ça), impose des rĂ©formes libĂ©rales. Pragmatiquement, en procĂ©dant à  une « analyse de la situation », comme disait Popper, et LĂ©nine disait lui-mĂȘme qu’il fallait faire « l’analyse complexe d’une situation complexe »  l’Etat en France est — non pas à  supprimer — mais à  faire maigrir, sinon on va dans le mur, et nos enfants payeront
. Ce qu’on appelle une « injustice gĂ©nĂ©rationnelle ».

    L’Etat a pris une place trop importante qui grĂšve l’activitĂ© du pays, en somme ?

    Tout à  fait. Le taux excessif des prĂ©lĂšvements obligatoires et la trop faible activitĂ© en termes d’heures de travail crĂ©ent du chĂŽmage, lequel accroit les dĂ©ficits, et mine notre compĂ©titivitĂ© à  l’export, etc.. Cercle vicieux
 (si vous injectez artificiellement du « pouvoir d’achat », cela crĂ©e de l’inflation (et donc une baisse du pouvoir d’achat), et ce sont les importations qui augmentent le plus, et donc la dette !, c’est ça que ne comprend pas une grande partie de la gauche. Ces personnes, que je respecte encore une fois, pensent qu’on n’a pas assez d’Etat ! Et qu’il faut encore augmenter les taxes !! Ce qui fait fuir les entrepreneurs et leurs capitaux et apauvrit les classes moyennes


    L’impression que j’ai, et c’est quelque chose que je retrouve souvent dans les discussions, c’est l’idĂ©e que le chĂŽmage n’aurait des causes qu’Ă©conomiques, et qu’il n’y a que l’Etat qui peut rĂ©gler ça. Les gens ne sont pas conscients que les politiques menĂ©es peuvent crĂ©er du chĂŽmage.

    Absolument. Et qu’on ne dĂ©crĂšte pas la croissance, et donc l’emploi. On peut en revanche faire sauter des blocages qui nuisent à  la croissance. Il faut simplifier (pas abolir !!) le droit du travail. En plus, certains à  gauche partagent encore cette vieille version du marxisme vulgaire, que Popper appelle la thĂ©orie « conspirationniste » de la sociĂ©tĂ©. C’est à  dire que le chĂŽmage serait voulu et organisĂ© par la bourgeoisie pour faire pression sur les salaires à  la baisse. ThĂ©orie absurde. (Ce sont plutĂŽt les 35 heures qui ont contribuĂ© à  la stagnation des salaires ! )

    Et théorie qui touche presque au délire.

    Oui. On imagine les patrons avec des gros cigares qui se rĂ©unissent dans un chĂąteau, et puis qui disent « bon on va augmenter le chĂŽmage, comme ça les ouvriers seront plus disciplinĂ©s ». De l’économie « pour les nuls » 

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  • Interview d'Alain Boyer : deuxiĂšme partie

    Nous avons vu la derniĂšre fois le parcours politique d’Alain Boyer dans les cercles d’extrĂȘme gauche, et notamment son Ă©volution des groupes luxembourgistes vers le PS, dans la mouvance de Michel Rocard. L’interview continue avec des rĂ©flexions sur l’Ă©conomie, le libĂ©ralisme, la place du Droit dans la sociĂ©tĂ©. Et les problĂšmes de la gauche avec l’Ă©conomie de marchĂ© et le libĂ©ralisme.

    BLOmiG : Pour situer, en 1975, tu étais déjà  professeur à  la Sorbonne ?

    Alain Boyer : Non, non. J’avais 20 ans. Je rentrais à  Normale Sup’, en 74. En 1975, à  21 ans, j’ai rĂ©flĂ©chi et dĂ©cidĂ© d’abandonner le mythe rĂ©volutionnaire. Et là  j’ai militĂ© pendant une dizaine d’annĂ©es dans les milieux rocardiens. L’idĂ©e, là , c’est qu’on abandonne complĂštement la rĂ©volution, on accepte la dĂ©mocratie reprĂ©sentative, la seule viable, et le marchĂ©.

    Au passage, j’Ă©tais allĂ© avec mes parents en Slovaquie, en 68, en juillet-aoĂ»t. Mon pĂšre, Ă©vadĂ© d’Autriche en 44 y avait combattu les nazis armes à  la main 
 Et donc là , j’avais vu le « socialisme rĂ©el ». Et j’avais abandonnĂ© l’idĂ©e prĂ©cĂ©demment Ă©voquĂ©e, selon laquelle, « eux ils avaient l’Ă©galitĂ© », mais pas la libertĂ©. Ils n’avaient en fait ni l’Ă©galitĂ©, ni la libertĂ©. J’ai dĂ©couvert le socialisme rĂ©el avec effroi. La bureaucratie dominait tout, c’était kafkaĂŻen, et l’économie Ă©tait totalementt inefficace. C’Ă©tait pourtant pendant le « Printemps de Prague ». Il y avait l’espoir d’un « socialisme à  visage humain ». Un vieux Professeur russe avec qui mon pĂšre, tout jeune, avait combattu, nous avait dit « les TchĂšques avec leur printemps de Prague, ils sont naĂŻfs, parce que les Russes vont nous envahir, et j’en mourrai ». Et les SoviĂ©tiques ont envahi la TchĂ©coslovaquie 15 jours aprĂšs notre dĂ©part (le 21 AoĂ»t 68) et le vieux Professeur à  l’alllure tolstoyenne est mort (le 4 Septembre). Je n’ai jamais pu comprendre que des gens intelligents aient pu demeurer communistes
J’en suis encore Ă©mu. Donc j’Ă©tais devenu de plus en plus anti-communiste. Et je le demeure. Le mur de Berlin ! on n’avait jamais vu ça dans l’histoire : construire un mur non pas pour empĂȘcher les ennemis de rentrer, mais pour empĂȘcher les citoyens de sortir !!! Je n’ai jamais pu comprendre que des gens intelligents aient pu demeurer communistes
 Et maintenant , ils nous font le coup de la « trahison des idĂ©aux » : le communisme rĂ©el (qui rĂšgne encore à  Cuba ou en CorĂ©e du Nord), c’était une caricature, nous , nous allons construire un vrai communisme ! 
A d’autres
 En 1989, à  Prague, il y avait un trĂšs beau slogan, d’un humour corrosif : « le communisme pour les communistes ! » 


    Au PS, avant 1981, le milieu rocardien Ă©tait intĂ©ressant, et bouillonnant d’idĂ©es. L’idĂ©e, c’Ă©tait de prendre le pouvoir par les Ă©lections, pas par la violence, mais en essayant d’amener un systĂšme qui soit de marchĂ©, mais auto-gĂ©rĂ© ; les dirigeants seraient Ă©lus par les salariĂ©s. Ce qui me plaisait, puisque j’avais beaucoup aimĂ© l’idĂ©e de conseils ouvriers, d’auto organisation. Si c’Ă©tait possible, je serais encore pour ! Mais l’expĂ©rience a tendance à  montrer qu’il n’y a pas eu beaucoup de succĂšs des expĂ©riences d’autogestion, et qu’il n’est pas Ă©vident que les salariĂ©s d’une entreprise Ă©lisent des dirigeants qui soient les meilleurs. Parce que si un candidat dit « je vais ĂȘtre obligĂ© de licencier 10% du personnel », je ne pense pas que les salariĂ©s voteront pour lui. C’est là  que je deviens libĂ©ral : il n’est pas du tout sĂ»r que l’autogestion soit la solution. Je suis en revanche favorable à  une « participation » des salariĂ©s
 Des actions pour tous


    Cette question-là  rejoint Ă©normĂ©ment l’aspect politique : quelqu’un qui se prĂ©sente en tenant un discours de rigueur, qui dit la vĂ©ritĂ© « on va se serrer la ceinture », se grĂšve à  la base d’une partie des voix


    Tout à  fait. Mais mentir aux Ă©lecteurs se paie toujours. Il faut bien sĂ»r donner des espoirs, mais en Ă©tant aussi peu dĂ©magogique que possible. Et puis, il y a d’autres Ă©lĂ©ments dans une entreprise. La transparence ne peut pas ĂȘtre totale. Si tout est votĂ© dans une sorte de grand forum ouvert, le concurrent va connaĂźtre la stratĂ©gie et la politique de l’entreprise. Ce n’est pas possible.

    En revanche, ce que j’ai retenu, maintenant que je suis devenu un libĂ©ral-social, disons, et qui est d’ailleurs une idĂ©e soutenue par un de mes philosophes prĂ©fĂ©rĂ©s, John Rawls (ThĂ©orie de la Justice, 1971), c’est l’idĂ©e qu’il serait bon d’Ă©tendre l’appropriation des moyens de production, comme aurait dit Marx, au plus grand nombre. Par quelque chose que j’aurais trouvĂ© ridicule en mai 68, compte de tenu de mon extrĂ©misme de jeune, mais que De Gaulle proposait, et qui Ă©tait la participation et l’intĂ©ressement aux rĂ©sultats. L’actionnariat ouvrier. A ce moment là , ce n’est plus utopie, c’est quelque chose de faisable. L’employĂ©, l’ouvrier, le cadre se sentent attachĂ©s aux succĂšs de leur entreprise, et non plus utilisĂ©s seulement comme moyens. Alors Ă©videmment les marxistes vont dire « c’est un piĂšge ». Mais comme je ne suis plus marxiste, je considĂšre que c’est une solution qui cumule pas mal d’avantages, en particulier la responsabilisation des employĂ©s, de toute la hiĂ©rarchie, avec cette idĂ©e aussi que je trouve parfois scandaleuse que seule la direction possĂšde les actions en trĂšs grand nombre, alors que l’ouvrier de base n’a rien.

    Je suis donc favorable à  cette idĂ©e de rĂ©partition de la propriĂ©tĂ©. Mais avec deux remarques, comme l’avaient arguĂ© les Ă©conomistes autrichiens contre Marx, dĂšs le dĂ©but du XX siĂšcle, mĂȘme le socialisme, s’il veut Ă©viter la planification centrale — qui est un Ă©chec absolu, ce qu’on peut dĂ©montrer thĂ©oriquement et empiriquement, on ne peut pas fixer les prix, c’est trop compliquĂ©, ça ne marche pas, et ça abouti à  des catastrophes Ă©conomiques, et donc humaines, comme tous les systĂšmes « socialistes » dans le monde — donc si on veut un socialisme avec appropriation des moyens de production, il faut quand mĂȘme garder l’idĂ©e de monnaie (dont Marx voulait se passer) comme moyen d’Ă©change, et d’investissement, de capital. La planification centrale — fixer les prix – abouti à  des catastrophes Ă©conomiques, et donc humaines, comme tous les systĂšmes ”socialistes » dans le monde.Il faut garder la notion de capital, qui est consubstantielle à  toute Ă©conomie, dĂšs lors qu’il faut Ă©pargner et investir pour l’avenir. Donc si les travailleurs veulent ĂȘtre co-propriĂ©taires de leurs entreprises, il faudra quand mĂȘme garder un marchĂ© d’actions, une bourse, un systĂšme financier. Les seuls revenus des salariĂ©s ne pourraient pas suffire. Et deuxiĂšmement la concurrence, qui est un moyen « incitatif » de faire baisser les prix et d’amĂ©liorer la qualitĂ©, et qui est donc favorable aux consommateurs que sont par ailleurs les travailleurs.

    Ce dĂ©veloppement de l’extrĂȘme gauche au centre-droit me paraĂźt, maintenant que je suis plus ĂągĂ©, pour ne pas employer un terme plus pĂ©joratif, assez comprĂ©hensible. Je ne pense pas avoir totalement reniĂ© mes idĂ©aux. Simplement, ils se sont affrontĂ©s au rĂ©el, à  la critique, et je m’en suis aperçu dĂšs le voyage en Slovaquie par exemple, mais aussi avec le dĂ©veloppement terroriste de certains groupes maoĂŻstes. La rĂ©volution, en dehors des tyrannies, est une impasse. Mais je pense qu’on peut toujours garder une sensibilitĂ© de gauche, au sens des valeurs de la justice sociale. Quand j’Ă©tais à  l’extrĂȘme-gauche, je n’ai jamais Ă©tĂ© anarchiste, j’ai toujours pensĂ© que l’on ne pourrait pas se passer de l’Etat, sauf, croyais je naĂŻvement, à  trĂšs long terme !, maintenant que je suis centre-droit, pour des raisons que je pourrais expliquer et qui sont liĂ©es à  la situation actuelle de la France (je prĂ©fĂšrerais ĂȘtre de centre gauche !), mais actuellement je dis centre-droit, parce que je pense qu’il faut des rĂ©formes libĂ©rales. On y reviendra. Mais j’aurais peut ĂȘtre pu aller à  un moment jusqu’à  l’anarchisme « de droite », qu’on appelle le « libertarianisme« , dĂ©fendu par des gens comme le philosophe amĂ©ricain Robert Nozick (mĂȘme s’il ne va pas jusqu’à  l’anarchisme total, et dĂ©fend un « Etat ultra-minimal »), ce sont des gens qui disent (et ce sont de bons philosophes, et de bons Ă©conomistes, ils ont des disciples en France, et des maĂźtres comme Hayek), ils vont jusqu’au bout de la logique du marchĂ©, et ils disent « l’Etat c’est l’ennemi, c’est la bureaucratie ». Ils restent anarchistes, comme Proudhon, en ce sens que l’Etat est un monstre liberticide.

    à‡a me fait penser à  une phrase de Reagan qui disait « L’Etat n’est pas la solution, c’est le problĂšme ».

    Oui ! Justement, Reagan, comme Mme Thatcher, Ă©tait influencĂ© par Hayek. Mais les plus extrĂ©mistes d’entre les « libertariens » disent « il faut supprimer l’Etat », et que tout soit auto-organisĂ© par le marchĂ©. Ce qui me paraĂźt ĂȘtre aussi une dangereuse utopie. Et puis, du point de vue moral, c’est laisser les plus mal lotis à  leur sort, oĂč la gĂ©nĂ©rositĂ© Ă©ventuelle des riches, or je crois que l’Etat, comme le disait Karl Popper, « est un mal, mais un mal nĂ©cessaire ». Je ne dois pas – mĂȘme si je suis faible – devoir ma survie, et ma vie correcte, au bon vouloir des forts, mais à  mes droits, garantis par un Etat de Droit. C’est un trĂšs bel argument. Je dois avoir les mĂȘmes droits, que si j’Ă©tais super intelligent, sportif, top modĂšle
 Il y a les hasards de la naissance, de l’Ă©ducation
.

    On ne peut pas tout baser sur la charité, il faut de la solidarité, en somme ?

    Absolument ! C’est le sens du principe de justice sociale de Rawls (principe de diffĂ©rence : une inĂ©galitĂ© n’est juste que si elle profite e n fin de compte aux plus mal lotis). Ceux qui ont tirĂ© un mauvais numĂ©ro à  la loterie de la vie ne doivent pas attendre qu’on leur tende la main. Je refuse absolument cette idĂ©e « paternaliste ». Pour cela, il faut mettre en avant une idĂ©e plus essentielle que celle de marchĂ© (qui est essentielle, mais qu’il ne faut pas adorer), c’est l’idĂ©e que ce qui compte avant tout, et je le pense de maniĂšre presque dogmatique, c’est le Droit. Et un Etat qui garantisse le respect de ce Droit. Et il faut que ce Droit soit votĂ© par une majoritĂ© des reprĂ©sentants Ă©lus, sinon on n’est pas en dĂ©mocratie.

    Je ne l’ai pas Ă©voquĂ© tout à  l’heure, j’ai eu une pĂ©riode Ă©galement oĂč j’allais aux cours trĂšs brillants de Michel Foucault, je me disais 
 luxembourgiste et foucaldien, pendant les annĂ©es qui ont suivi 1968, entre 1969 et l’Ă©lection de Giscard (74), oĂč le bouillonnement intellectuel Ă©tait considĂ©rable ! Toute la philosophie française Ă©tait en Ă©bullition, mĂȘme les sciences. Un des plus grands mathĂ©maticien du siĂšcle, Grothendiek, mĂ©daille Fields (Ă©quivalent du prix Nobel) a tout arrĂȘtĂ© pour faire du formage de chĂšvre dans les PyrĂ©nĂ©es
. A 30 ans. Il y a eu des bonnes choses qui en sont sorties: l’Ă©cologie, le fĂ©minisme. Pas immĂ©diatment de mai 68, mais de la suite. Mais quoi qu’il en soit des aspects positifs de 68, on oubliait le Droit. Le Droit, c’Ă©tait « l’idĂ©ologie bourgeoise » .Et ça, c’Ă©tait une grande erreur. C’est rĂ©sumĂ© dans le plus cĂ©lĂšbre slogan de 68 : « Il est interdit d’interdire ». Or le Droit, c’est poser des bornes, des limites.

    C’est ce qui garantit la libertĂ©

    Tout à  fait. C’est ce qu’on appelle en philosophie : la compossibilitĂ© des libertĂ©s (Kant). Le fait de rendre possible un maximum de libertĂ©, pourvu que l’autre ait la mĂȘme libertĂ©. Mais pour ça, il faut le rĂšgne du Droit (« Rule of Law » : Law en anglais ne veut pas d’abord dire loi mais Droit). Mais le Droit peut ĂȘtre mauvais, je ne suis pas « positiviste juridique ».

    C’est pour ça qu’il Ă©volue 


    Oui, il y a eu des droits horribles ! des droits esclavagistes, comme le droit français jusqu’en 1848 ! et les lois antisĂ©mites de Vichy ! J’en suis arrivĂ© donc à  l’idĂ©e que le Droit est trĂšs important, mais qu’il fallait qu’il soit fondĂ© sur des valeurs morales. Le Droit romain, par exemple, sur lequel est basĂ© le droit occidental (à  part le droit anglais, qui est diffĂ©rent), tous les juristes connaissent des centaines de proverbes qui viennent du droit romain, est fondĂ© sur des valeurs de libertĂ©, mais il y avait l’esclavage dedans
. Fuyons tout manichĂ©isme !

    Nous plaçons donc la morale au dessus du droit ?

    Oui. Je ne crois pas du tout à  la thĂšse de l’autonomie du Doit par rapport à  l’éthique. Si on interdit le viol, c’est parce que cet acte horrible est pour nous absolument immoral. MĂȘme si l’on accepte la contradiction dans les temes que signifie le slogan poĂ©tique « il est interdit d’interdire » (cet interdit Ă©tant lui mĂȘme
 interdit : c’est une phrase « auto-rĂ©fĂ©rentielle », comme on dit en logique, et qui de plus se nie elle-mĂȘme), on peut et on doit le refuser pour des raisons morales : il y a des actes possibles qui sont moralement condamnables, et qui doivent donc ĂȘtre juridiquement interdits, et la transgression de ces interdits punie. Mais il reste à  dĂ©finir cette morale. Il faut une morale minimale, pour que nous puissions tous nous mettre d’accord sur un certain nombre de valeurs — un socle — qui permette la vie en commun. Voilà  un peu mon Ă©volution.

    Ce qui fait que je suis passĂ© du centre gauche (rocardien) au centre droit, je ne vais pas me cacher derriĂšre les mots, c’est la situation de la gauche française qui n’a pas su Ă©voluer comme les gauches europĂ©ennes dans le sens que Michel Rocard proposait, c’est à  dire, on accepte le marchĂ©, parce que sinon c’est la planification centrale, une absurditĂ© liberticide, mais un marchĂ© rĂ©gulĂ© par le Droit et qui donne des garanties de sĂ©curitĂ© aux travailleurs ou aux « inactifs ». La gauche française a toujours un problĂšme avec le marchĂ©, le libĂ©ralisme Ă©conomique. Le libĂ©ralisme est un gros mot. « Tu es devenu libĂ©ral !!! Horreur ! », me disent certains amis. Oui, et je l’assume tout à  fait. Je suis pour la maximisation de la libertĂ© individuelle, dans le cadre de lois justes. Le capitalisme, n’en parlons pas, c’est vouĂ© aux gĂ©monies par la gauche. Mais mĂȘme un systĂšme socialiste d’autogestion aurait besoin du marchĂ© et de la concurrence. La gauche française n’a jamais su se rĂ©concilier avec l’Ă©conomie de marchĂ©. Qui est la seule qui fonctionne.

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  • Interview d'Alain Boyer : premiĂšre partie

    PremiĂšre partie de l’interview d’Alain Boyer. Il y est question de son parcours politique, de mai 68, de mouvements d’extrĂȘme gauche, jusqu’à  son Ă©volution vers le PSU de Michel Rocard.

    BLOmiG : Peux-tu nous raconter un peu ton parcours politique, et expliquer comment un intellectuel universitaire en vient à  s’exprimer dans les grands mĂ©dias nationaux ?

    Alain Boyer : ce parcours politique commence assez tĂŽt parce que j’appartenais à  une famille de militants politiques, associatifs et syndicalistes. Mon pĂšre Ă©tait un militant de la CFTC, puis il fut l’un des fondateurs de la CFDT,et c’est pour ça que nous sommes « montĂ©s » à  Paris en 1964, j’appartenais à  une famille typique de « chrĂ©tiens de gauche » (comme Edmond Maire, ou Michel Rocard, que j’ai croisĂ© dans les annĂ©es soixante, avec mon pĂšre, quand il avait encore un pseudo).

    J’Ă©tais donc dans une famille de gauche, trĂšs politisĂ©e, trĂšs humaniste, progressiste et anti-totalitaire dĂ©jà  (on n’en connaissait pas le mot, mais c’Ă©tait ça), avec dĂ©jà  cette idĂ©e un peu naĂŻve qu’il fallait combiner ce qu’il y avait de bien dans le systĂšme occidental — c’est à  dire la libertĂ© — et ce qu’il y avait de bien – ce qu’on croyait qu’il y avait de bien – dans le systĂšme communiste – c’est à  dire l’Ă©galitĂ© – . « Nous, on a la libertĂ©, mais pas l’Ă©galitĂ©, eux ils ont l’Ă©galitĂ©, mais ils n’ont pas la libertĂ©. Il faut trouver une troisiĂšme voie, un socialisme à  visage humain (slogan du « Printemps de Prague en 68 ») ».

    Un certain nombre d’Ă©vĂ©nements ont eu lieu pendant mon enfance, dont j’ai un souvenir trĂšs clair, en particulier la guerre d’AlgĂ©rie, oĂč j’ai cru comprendre le sens du mot « anti-colonialisme », et puis Mai 68 oĂč j’Ă©tais adolescent (mon frĂšre aĂźnĂ© Ă©tait dans les manifs, et mon pĂšre Ă©tait dans les nĂ©gociations type « Grenelle », pour les Postes et TĂ©lĂ©communications). J’ai fait ma « crise d’adolescence », je trouvais que mes parents n’allaient pas assez loin, qu’ils n’Ă©taient pas assez radicaux, je suis passĂ© du cĂŽtĂ© de la « rĂ©volution ».

    La premiĂšre fois que j’ai mis les pieds à  la Sorbonne, c’Ă©tait le 20 mai 1968, sans imaginer que, 30 ans plus tard, j’y serais professeur ! Quand je suis arrivĂ© à  la Sorbonne, il faut dire que c’Ă©tait extraordinaire pour un gamin politisĂ© et « romantique » ! Toutes les fenĂȘtres Ă©taient couvertes de portraits de Marx, Engels, LĂ©nine, Mao, ou de l’autre cĂŽtĂ© Trotsky, Che Guevara, mais aussi Bakounine avec drapeaux noirs et des drapeaux rouges partout. Il y avait des « communiquĂ©s » sur l’état des luttes, un type qui jouait du piano (j’ai appris aprĂšs que c’Ă©tait Higelin), des inscriptions de type « situationniste », qui m’ont beaucoup plu à  l’Ă©poque : « Soyez rĂ©alistes, demandez l’impossible », des choses comme ça


    Une ambiance enthousiaste ?

    Oui, oui. Pour moi c’Ă©tait des « grands », qui remettaient tout en question. Pour dire sur 68 quelque chose, puisque ça a Ă©tĂ© un enjeu dans la campagne Ă©lectorale (quand Sarkozy a fait un discours anti-68), je pense que le bilan doit ĂȘtre, comme pour beaucoup d’Ă©vĂ©nements rĂ©volutionnaires, nuancĂ©.

    Il y a les aspects nĂ©gatifs (une remise en cause beaucoup trop radicale de toute autoritĂ©, donc de toute institution), c’est tout à  fait vrai. Je me souviens qu’il y avait cette idĂ©e d’avant-gardisme, c’est-à -dire d’ĂȘtre toujours un peu plus à  gauche, remettre tout en cause, la famille, l’Eglise (j’ai perdu la foi en Mai), mettre en cause l’universitĂ©, le professeur, l’idĂ©e qu’il faudrait que les cours soient des sortes d’Ă©changes, l’idĂ©e que les Ă©tudiants avaient eux-mĂȘmes un savoir à  apporter à  leurs professeurs, tout ça Ă©tait enthousiasmant, mais, à  dire vrai, excessif (il n’y a pas d’Ă©ducation sans transmission de savoir). MĂȘme si ça doit ĂȘtre fait avec l’autoritĂ© du professeur, mais sans autoritarisme : c’est un aspect positif de mai 68. C’est ça qu’on confond souvent. Avant 68, il Ă©tait impensable qu’un Ă©tudiant osĂąt s’adresser à  un professeur ! à‡a a provoquĂ© un adoucissement des rapports, une amĂ©lioration du dialogue entre professeurs et Ă©tudiants. à‡a c’est stabilisĂ©, maintenant, de sorte que les Ă©tudiants prennent des notes, parce qu’ils savent qu’ils auront à  apprendre, il y a une asymĂ©trie. C’Ă©tait ça, c’Ă©tait l’asymĂ©trie — entre le « savant » et l’ »étudiant » – qui Ă©tait remise en cause en 68. Or, si on met en cause cette asymĂ©trie, il n’y a plus de transmission. En revanche, cette asymĂ©trie n’est plus une hiĂ©rarchie rigide avec une diffĂ©rence abyssale. On peut parler. Je dis à  mes Ă©tudiants, ne m’Ă©crivez pas en disant « salut mon pote », bien sĂ»r, mais j’ »ai pas besoin non plus de « monsieur le grand professeur ». En gĂ©nĂ©ral, ils me disent « bonjour ».

    Une juste distance ?

    Oui, je prĂ©fĂšrerais qu’ils me disent « bonjour, monsieur », mais bon c’est « bonjour ». Je leur donne mon mail. La rigiditĂ© des rapports sociaux, avant 68, par exemple à  la tĂ©lĂ©vision, sous de Gaulle, c’Ă©tait assez invraisemblable ! Je me rappelle qu’une « speakerine » avait Ă©tĂ© renvoyĂ©e à  la demande de Mme de Gaulle, parce qu’elle avait montrĂ© son genou. C’est dire


    Donc : un contexte, pour mai 68, d’anti-autoritarisme anarchique certes excessif, qui a pu faire du mal à  l’Ă©cole, mais qui Ă©tait porteur d’une idĂ©e forte de libertĂ© et d’émancipation. DeuxiĂšmement, des mouvements d’extrĂȘme gauche, au contraire eux, pas du tout anarchistes, mais de tradition lĂ©niniste, voire stalinienne. Un jour, en 71, j’ai failli me faire casser la figure par leur service d’ordre, les maoĂŻstes chantaient (à  la MutualitĂ©), « Marx, Engels, LĂ©nine, Staline, Mao », je rajoutais « Beria !« , le chef de la police politique de Staline, et quand ils m’ont vu, pfiout!, on Ă©tait deux, on a du se sauver !

    Alors, comment je me situais ? J’ai tout de suite pensĂ© que l’anarchisme Ă©tait une impasse. Ca me paraissait d’une grande naĂŻvetĂ© de dire (comme l’anarchisme radical – drapeau noir – tel qu’on le voyait à  l’Ă©poque dans des associations anarchistes comme la FĂ©dĂ©ration anarchiste ou l’ORA) : l’idĂ©e c’Ă©tait on dĂ©truit tout — l’Etat — immĂ©diatement, et puis rien, plus d’autoritĂ© du tout, plus de rĂšgles, etc. C’est le sens exact d’ »anarchia » en grec, littĂ©ralement « absence de pouvoir ».

    La table rase


    La table rase. J’acceptais le slogan de Blanqui « ni Dieu ni maĂźtre », mais en revanche l’idĂ©e de tout renverser, comme ça d’un seul coup, me paraissait complĂštement naĂŻve. En revanche, les groupes marxiste-lĂ©ninistes me paraissaient, certainement parce que j’avais eu cette Ă©ducation anti-totalitaire, accorder à  LĂ©nine et Trosky ou Castro et Ho-Chi-Min — voire à  Staline et à  Mao — des qualitĂ©s qu’ils n’avaient pas. J’avais trĂšs peur politiquement du stalinisme. Alors, les gens qui renchĂ©rissaient sur le parti communiste, traitĂ© de « rĂ©visionniste », en disant « il faut revenir à  Staline » me paraissaient complĂštement dĂ©lirants. (Il y avait aussi des « maos » plus libertaires, qui se faisaient des illusions sur la pseudo « RĂ©volution Culturelle », mais qui Ă©taient « anti-autoritaires », « spontanĂ©istes », les « mao-spontex » ! avec qui je m’entendais mieux – par exemple le groupe VLR : Vive la RĂ©volution – ).

    C’est de là  qu’est partie la rupture avec ces mouvements ?

    Non, pas tous, parce que j’ai trouvĂ© dans mon adolescence une stabilisation dans un courant que je ne renie pas totalement parce qu’il me paraĂźt au fond le moins dangereux pour les libertĂ©s, et je vois que les nouveaux « rĂ©volutionnaires » (ClĂ©mentine Autain par exemple) s’y rĂ©fĂšrent ; il s’agit des luxembourgistes, « spartakistes » ou « conseillistes » L’hĂ©roĂŻne en Ă©tait Rosa Luxemburg, assassinĂ©e en 1919 à  Berlin, pendant la semaine sanglante, la rĂ©volution communiste ratĂ©e (spartakiste : le terme me plaisait beaucoup ! Spartacus Ă©tait l’un de mes hĂ©ros quand j’étais gosse
). Elle fut tuĂ©e avec son amant Karl Liebknecht. C’Ă©tait assez romantique, en plus. Et c’était un marxisme non-lĂ©niniste. Rosa Luxembourg Ă©tait marxiste « pure et dure », fondatrice du PC allemand (novembre 1918), donc une vraie rĂ©volutionnaire, d’extrĂȘme gauche, mais elle avait dit « Camarade LĂ©nine, la libertĂ©, c’est celle de celui qui pense autrement ». Cette phrase voltairienne m’avait Ă©normĂ©ment plu. Tandis que LĂ©nine a trĂšs vite imposĂ© par la violence la seule voix du parti bolchevik.

    On ne sait pas ce qu’aurait donnĂ© Rosa Luxemburg si elle n’avait pas Ă©tĂ© assassinĂ©e, bien sĂ»r. Ce courant se rĂ©clamait aussi de la rĂ©volte des marins de Kronstadt en 1921, qui avaient Ă©tĂ© l’instrument militaire qui avait permis aux bolcheviks de prendre le pouvoir pendant leur putsch d’octobre 1917. Mais en mars 1921, les marins de Kronstadt, les ouvriers de la rĂ©volution, si j’ose dire, ceux qui avaient pris la « Bastille » (le palais d’hiver de St Petersbourg), se sont rĂ©voltĂ©s parce que LĂ©nine avait promis tout le pouvoir aux soviets (soviets, ça veut dire « conseil ouvrier », donc autogestion), mais qu’en fait c’Ă©tait le Parti qui avait tout le pouvoir. LĂ©nine et Trotsky ont dĂ©cidĂ© le massacre des marins (dont le slogan Ă©tait « tout le pouvoir aux soviets, et non pas au parti »). Donc, ni les maoĂŻstes (se rĂ©clamer de Mao ou pis encore de Staline, c’Ă©tait pour moi l’abomination des abominations), ni LĂ©nine et Trotsky (qui avaient fait massacrer les marins) et qui avaient fondĂ© le Goulag (acronyme voulant dire « direction centrale des camps de prisonniers »), et qui ont mis tout de suite en un an dans les camps plus de prisonniers que les tsars pendant tout le 19Ăšme siĂšcle ! Et fondĂ© la sinistre TchĂ©ka, ancĂȘtre du KGB.

    Je me trouvais bien dans ce courant, dont les deux phares qui Ă©taient les plus connus, et qui recommencent à  ĂȘtre connus, Ă©taient « Socialisme ou barbarie » (S ou B) fondĂ© par 3 philosophes (dont un seul est toujours vivant), Castoriadis, Claude Lefort (thĂ©oricien de la dĂ©mocratie à  l’heure actuelle) et puis Jean-françois Lyotard, fondateur plus tard de l’idĂ©e de « post-modernitĂ© » en philosophie. Il y avait aussi Edgar Morin dans cette mouvance. J’allais à  la « Vieille Taupe« , qui Ă©tait la librairie luxembourgiste, et qui est malheureusement tombĂ©e dans le rĂ©visionnisme le plus abject à  la fin des annĂ©es 70. NĂ©gationnisme des chambres à  gaz, une horreur. De Rosa Luxemburg à  Faurisson ! Je pourrais expliquer mais c’est trop long, la dĂ©rive paranoĂŻaque qui consistait à  penser que si on dit qu’à  Auschwitz, c’Ă©tait l’Enfer, les capitalistes vont dire « vous voyez ! les usines, c’est bien mieux », donc il faut montrer qu’à  Auschwitz c’est moins mal que ce qu’on dit. Pour montrer que le capitalisme libĂ©ral, c’est pas mieux que le fascisme. D’oĂč l’idĂ©e « il n’y a pas eu de chambres à  gaz » !!! Là  dessus s’est greffĂ© le problĂšme qui existe malheureusement toujours aujourd’hui, le problĂšme palestinien. Beaucoup de gens ont identifiĂ© IsraĂ«l, le sionisme, et l’idĂ©e qu’IsraĂ«l c’est du colonialisme, fondĂ© sur l’idĂ©e de la Shoah, donc c’est un mensonge. Toute cette dĂ©rive, j’ai dĂ©testĂ©. Mais dans les annĂ©es 60-72, il y avait donc « S ou B », et un petit groupe qui s’appelait « Noir et Rouge« , auquel appartenait les deux frĂšres Cohn-Bendit, et puis ce qui me fascinait le plus, c’Ă©tait les numĂ©ros de l’Internationale situationniste. Les « situs ». Les vrais grands slogans, et la vraie idĂ©ologie libertaire de 68, elle est situationniste, fondamentalement. C’Ă©tait des gens assez dogmatiques eux-mĂȘmes, et qui se sont dĂ©chirĂ©s, mais qui avaient un certain style (Raoul Vaneigem, Guy Debord). Des sortes de surrĂ©alistes ayant dĂ©cidĂ© que le seul art possible, c’était de changer la vie, sa vie, et de dĂ©truire la « sociĂ©tĂ© du spectacle » et de la « marchandise ».

    Si je peux me permettre de rebondir là -dessus, dans ce que tu dis, dans ce que tu écris, le dogmatisme est quelque chose que tu fuis.

    Toujours. Enfin, j’essaye


    Dans ces mouvances là , oĂč il y a justement toujours une part de dogmatisme, de dĂ©formation de la rĂ©alitĂ©, comment toi, tu as Ă©voluĂ© là -dedans ?

    D’abord le courant le moins dogmatique de tous, c’Ă©tait celui auquel je me rĂ©fĂ©rais. Parce qu’il n’y avait pas vraiment d’organisation. Au contraire des Mao, par exemple, qui avaient une organisation militaire. La Ligue, c’est-à -dire l’actuelle LCR, (on disait « La ligue a tort, c’est caĂŻman sĂ»r ! »), dirigĂ©e par Alain Krivine (toujours en coulisse), c’Ă©tait des mouvements quasiment militarisĂ©s. LĂ©ninistes ! Le rĂ©volutionnaire professionnel doit ĂȘtre disciplinĂ© comme un militaire. MĂȘme si n’est pas d’accord, c’est l’organisation, c’est le parti qui dĂ©cide. Dans les mouvances « conseillistes », c’Ă©tait l’auto organisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e. à‡a m’a permis en 74 de comprendre que la rĂ©volution c’Ă©tait un mythe (« le grand soir »), ça permit d’abandonner ça, mais tout en gardant l’idĂ©e d’autogestion. Je me suis donc retrouvĂ© à  ĂȘtre sĂ©duit par le PSU, puis par l’entrĂ©e de Rocard et des « rocardiens » au PS (en 1974).

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