Catégorie : 📚 Livres

  • En pays défait

    En pays défait

    J’ai l’habitude, quand je lis un livre, de corner les pages où figurent des phrases ou des passages intéressants. Autant vous dire qu’avec le livre de Pierre Mari, « En pays défait », j’ai corné presque toutes les pages, tant les formules claquent et tapent juste, et tant j’ai ressenti d’émotions fortes à  la lecture. C’est remarquablement écrit, et le propos est d’une justesse rare. Je me sens très proche de ce qu’écrit Pierre Mari, et il a magnifiquement formulé, dans une langue subtile et précise, le sentiment que nous éprouvons (je dis nous, car je crois que nous sommes nombreux à  ressentir ainsi les problèmes de notre temps).

    Lettre ouverte aux élites déracinées

    Son livre est une lettre ouverte à  des « élites » (il prend la peine de préciser cela par la suite) qu’il considère à  juste titre déconnecté de la réalité de leurs concitoyens, englués dans le politiquement correct, inaptes à  dire et à  incarner une forme d’histoire collective. J’y ai retrouvé beaucoup d’éléments communs avec ce qu’explique Mathieu Bock-Côté sur le politiquement correct, et la perte de capacité à  simplement penser notre identité nationale.

    La lecture de ce livre a éclairé de manière particulière le roman rocambolesque que je venais de terminer, à  savoir le très drôle « En attendant le roi du monde », d’Olivier Maulin. C’est un roman qui raconte le voyage farfelu, la fuite désespérée de personnages en manque d’aventures, d’épopée, de transcendance, de sens. Je vous recommande au passage ce très bon roman, déjanté, provocateur, hilarant, et plus profond qu’il ne veut paraître. Le point commun avec le livre de Pierre Mari ? Il raconte la manière de vivre d’occidentaux qui ont perdu leur enracinement, et le sens de leur identité. Pierre Mari fait d’ailleurs l’apologie des identités assignées, non choisies. L’émancipation vers l’universel est une belle chose, mais pas en reniant nos racines.

    Cela m’a aussi fait penser à  ce qu’écrivait Chesterton à  propos de la famille, institution sociale majeure selon lui, puisqu’elle force à  embrasser, pour le meilleur et parfois le pire, ce qu’est l’humanité dans toute sa richesse, sa complexité, sa dureté aussi. Pas besoin d’aller au bout du monde pour vivre l’aventure, il suffit de parler politique avec son voisin, sa femme de ménage, ou son oncle.

    En quête de récit et de sens

    Il y a des pages magnifiques dans le livre de Pierre Mari sur le sens du langage, sur son utilisation pour dire et construire le réel en même temps. Nous avons besoin de narration, car le réel n’existe pas, pour les êtres de sens que nous sommes, sans narration. Cela est très bien exprimé aussi par Sylvain Tesson dans son interview chez Philippe Bilger. J’y vois une proximité également avec la volonté d’un Eric Zemmour de raconter, à  nouveau, une histoire de France.

    Ce sens perdu par les « élites » de la narration, et de la proximité avec le peuple n’est pas présent que dans la politique ou dans les médias. Il est aussi à  l’oeuvre dans les entreprises, et j’ai retrouvé là  des similitudes avec les attaques contre la « vulgate managériale » d’un Dominique Christian. La proximité avec le peuple n’est pas que dans le langage, bien sûr, mais aussi dans le rapport au réel. Les idéologues de tout poil ne se soumettent plus au réel, que la plupart des gens pourtant voient et vivent au quotidien.

    Eloge du conflit civilisé

    J’ai conscience d’avoir réuni dans mon billet une troupe hétéroclite d’auteurs, qui probablement ne se pensent pas comme ayant le même point de vue. Justement, Pierre Mari regrette que les différents points de vues ne soient plus visibles, ne se frottent plus, ne s’incarnent plus dans l’espace public au travers d’élites capables de dire ces vérités différentes, complémentaires, qui lorsqu’elles sont obligées de se taper dessus permettent l’existence d’un champ commun, dont aucun courant n’est exclu, ni exonéré de justifier et d’argumenter ses positions. C’est une condition indispensable de l’existence de la société et de la politique.

    Je ne saurais assez vous recommander la lecture de ce livre, qui se dévore littéralement. Il est formidablement bien écrit, fin et puissant. Je crois, pour le dire un peu vite, qu’il contient et dit très bien ce qu’était, dans ma compréhension, l’esprit et l’âme du mouvement des Gilets Jaunes. Espérons que cet esprit ne soit pas mort, et qu’il renaîtra sous une forme ou une autre.

  • Destin français

    Destin français

    J’ai eu la chance d’avoir parmi mes cadeaux d’anniversaire le dernier opus d’Eric Zemmour, Destin français. Avant de rentrer dans la recension du livre, qui est formidable, il me parait nécessaire de dire quelques mots d’Eric Zemmour, tant le personnage soulève de passions.

    Esprit libre et sincère

    J’aime beaucoup Eric Zemmour, et je suis moins en phase avec ses idées. Je regarde régulièrement l’excellente émission Zemmour & Naulleau, depuis longtemps, et j’ai vu pas mal de ses interventions et conférences (Youtube est ton ami). C’est un homme courtois, direct, qui sait rester au niveau des idées dans les échanges, et qui laisse très rarement les émotions prendre le dessus, malgré la virulence parfois grotesque de ses interlocuteurs à  son égard. Il a par ailleurs une grande culture, historique, littéraire, politique, et un vrai goût pour la controverse et le débat d’idées.

    Je suis moins en phase avec ses idées, en grande partie parce qu’il revendique une forme de marxisme et d’anti-libéralisme (pas toujours cohérent d’ailleurs). Je suis beaucoup plus en phase avec son amour de la France, et sa vision de ce qu’est l’Occident (c’est à  mon avis là  que ses idées anti-libérales sont peu cohérentes : l’Occident est une civilisation libérale, dans tous les sens du terme). Les anathèmes réguliers dont il est la cible (y compris sous forme de procès devant les tribunaux) sont injustes, et la plupart du temps ses critiques les plus acerbes ne connaissent ni ses idées, ni ses ouvrages. Il a été étiqueté « néo-réac » par la gauche bien-pensante, et cela suffit à  beaucoup pour en faire le parfait bouc-émissaire de leurs petits esprits totalitaires.

    Passionnant livre d’Histoire de France

    Destin français est un livre formidable et passionnant. C’est le livre d’un passionné d’histoire, de la France, et d’histoire de France. Découpé en chapitre très courts, consacrés chacun à  une personnalité – parfois à  un monument ou à  un film -, il se lit facilement. Il se dévore même. C’est très bien écrit, et la grande culture historique de Zemmour, sans jamais s’étaler, sert à  merveille à  donner du relief à  chaque personnage de cette galerie de portraits, en redonnant des éléments de contexte et de perspectives toujours appropriés.

    J’y ai appris énormément de choses, et c’est un livre qui donne vraiment envie d’aller se plonger dans l’étude de l’histoire, et les livres d’histoires. On peut ne partager certaines de ces analyses – c’est mon cas – mais c’est toujours pédagogique, brillant et profond. Et comme tout bon livre d’histoire, il donne de l’épaisseur à  notre époque en faisant voir des liens entre elle et certaines de ses racines. Magnifique, à  dévorer chaque soir. Un livre de chevet.

    Pour finir, je partage cette interview de Zemmour par Elie Chouraqui, que j’ai trouvé très intéressante.

  • Ce que n’est pas l’identité

    Ce que n’est pas l’identité

    Sous ce titre formidable – Ce que n’est pas l’identité, Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, signe un livre non moins formidable. Formidable par sa concision, sa clarté, sa grande richesse (Nathalie Heinich a consacré sa vie de chercheuse à  ce thème de l’identité), et sa structure implacable.

    Modèle de l’identité

    L’auteur commence par détailler tout ce que n’est pas l’identité, pour nous faire avancer, peu à  peu, vers le modèle de l’identité qu’elle a proposé. Elle termine par un chapitre où elle donne une définition de l’identité, et une post-face où elle décrit, de manière transparente, sa propre relation à  ce thème. 

    Son modèle est le suivant (voir schéma) : l’identité est à  la fois la perception que nous avons de nous-même (autoperception), la manière que l’on a de se présenter aux autres (présentation), et la manière dont nous sommes perçus par les autres (désignation). 

    Je trouve ce modèle extrêmement utile pour penser la question de l’identité. Il permet d’aller plus loin que les modèles binaires, intéressants par ailleurs pour commencer à  comprendre la complexité du sujet, et parce qu’elle décrivent des clivages importants. Elle mentionne – entre-autres – deux modèles « binaires » :

    • celui de Paul Ricoeur, basé sur la contradiction logique contenu dans le mot identité. Ipse (ce qui nous rend unique, ce qui nous différencie d’autrui), et idem (ce qui nous assimile avec un ou des groupes de références)
    • celui de Robert K. Merton, basé sur la distinction entre les caractéristiques ascribed (« prescrites », celle qui nous sont attachées par notre naissance, race, milieu social, sexe, etc..) et acquired (« acquises », celles qui sont l’objet de nos choix). 

    Ces modèles binaires, structurants et intéressants, tendent à  « reconduire une opposition individu/société qui charrie beaucoup d’impensés et d’illusions – au premier rang desquelles celle selon laquelle il pourrait exister des individus indépendants d’une société. »

    Quelques caractéristiques de l’identité

    Elle complexifie, et nuance, et enrichie l’utilisation de ce modèle en le faisant résonner avec les trois plans « ontologiques » de Lacan : Réel, Imaginaire, Symbolique, en redéfinissant et en clarifiant leur sens (cela me rappelle les travaux sur les imaginaires auxquels j’avais eu la chance de participer). Le plan du Réel est celui de la situation dans laquelle on se trouve, le plan Imaginaire est celui du rôle que l’on endosse, et le plan Symbolique est celui de la place qu’on occupe. 

    Nathalie Heinich insiste sur une propriété fondamentale de l’identité : « elle ne se manifeste que lorsqu’elle pose problème. » En effet, dans les cas où les 3 moments sont à  peu près cohérents, il n’y a pas à  proprement parler de question d’identité. C’est lorsque la dissociation/tension entre les 3 moments devient forte (penser à  de la discrimination, raciale ou sexuelle), que les problèmes d’identité surgissent. Parler d’identité, c’est déjà  assumer qu’il y ait une tension dans cette identité. 

    La cohérence identitaire est un élément fondamental de la compétence à  la vie sociale et, au-delà , du bonheur d’exister.

    Je pense que cet ouvrage devrait faire partie du programme du Lycée : tout le monde y gagnerait, personnellement comme collectivement, pour comprendre une partie de ce qui se joue dans nos relations interpersonnelles. 

    Pour finir, je vous livre, à  la fin (comme Nathalie Heinich dans son livre), la définition qu’elle propose pour l’identité :

    L’identité, c’est la résultante de l’ensemble des opérations par lesquelles un prédicat est affecté à  un sujet/objet

    Il faut absolument lire ce livre indispensable, solide, rigoureux. 

    Note de fin : J’ai découvert en écrivant cet article que Nathalie Heinich avait fait l’objet d’une sordide pétition/campagne de dénigrement lorsqu’elle avait obtenu le prix Pétrarque de l’essai. Sa réponse et les messages de soutien qu’elle a reçus sont disponibles ici.  

  • La possibilité d’une île

    La possibilité d’une île

    Je viens de terminer l’excellent roman de Michel Houellebecq, La possibilité d’une île. J’aime beaucoup le style de Houellebecq, fluide, vif, drôle (très drôle souvent), noir sans jamais être dramatique.

    Post-humanité talmudique ?

    Le scénario et la construction de ce roman sont incroyables. C’est presque un roman de science-fiction. On y suit des personnages à  un moment charnière de l’histoire de l’humanité : celui où les hommes commencent à  vouloir devenir immortels, ce qui est rendu possible par la technique de clonage. Mais on y découvre aussi une partie de la vie des néo-humains qui sont le prolongement de ce désir d’immortalité accompli.

    Tout cela est présenté de manière très originale, proche des évangiles, ou du Talmud, puisque chaque néo-humain/clône est le « descendant » d’un humain, avec un numéro de version, et que ces réincarnations commentent le récit de vie de leur humain de référence (génétique). Daniel est un des « apôtres » qui relate le basculement anthropologique dont il a été le témoin. On y lit donc, en alternance, le récit du personnage principal Daniel, et celui d’un de ses « descendants » Daniel23.

    Transmission ou transhumanisme ?

    Plein de réflexions passionnantes sur la mort, sur la condition humaine, sur la société occidentale, sur l’amour. Comme toujours avec Houellebecq, une bonne dose impudique de sexe plus ou moins sordide, un soupçon de désespoir lucide, et beaucoup de traits d’humours excellents (j’ai éclaté de rire plusieurs fois en le lisant, provoquant ainsi des regards étonnés de mes compagnons de rame de métro). Un univers baroque, surprenant, où l’on croise des chiens plus humains que les hommes, des prophètes de secte, des néo-humains, et où l’on passe de notre réalité actuelle à  un monde post-apocalyptique et post-humanité très bien rendu.

    Ma seule critique tombe à  plat puisqu’elle est au coeur de la problématique du livre. On y assiste en effets aux affres métaphysiques de Daniel, qui n’est pas dans une logique de transmission, de rapport parents/enfants. C’est peut-être un point aveugle de Houellebecq, mais pas dans ce roman, car justement il y évoque une humanité qui décide que se reproduire n’en vaut plus la peine.

    J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman, plein de facettes étranges et de résonances actuelles. J’ai hâte de découvrir Sérotonine.

  • La grève (Atlas Shrugged)

    La grève (Atlas Shrugged)

    La Grève, roman fleuve, unique, philosophique, est signé Ayn Rand (de son vrai nom Alissa Zinovievna Rosenbaum), philosophe, scénariste et romancière américaine d’origine russe, née en 1905 à  Saint-Pétersbourg et morte en 1982 à  New York.

    La grève : roman philosophique

    C’est un livre hors du commun : véritable roman philosophique, à  thèse, il en a les inconvénients et les qualités. Les inconvénients, tout d’abord : à  force de démontrer les choses, la narration perd en rythme, et certaines tirades des personnages sont franchement surréalistes (personne ne prend la parole en société pour faire un discours d’une heure). Mais ce serait oublier les qualités, réelles, du roman. Il y a de très beaux passages, et c’est en partie lié aussi à  cet aspect philosophique. Ayn Rand insuffle dans ses personnages quelque chose d’épique, d’héroïque, qui par moment touche très juste. Certaines scènes sont tout bonnement extraordinaires, par leur intensité dramatique mêlée à  un sentiment de justesse morale et philosophique. Le discours de John Galt à  la radio incarne tout cela à  la fois.
    Le roman est assez simple dans sa structure : on assiste à  la lente destruction de la société industrielle, basée sur la raison, le respect de la justice, de la propriété, par d’obscurs intrigants politiques qui parviennent à  retourner les valeurs morales, et à  faire triompher le mensonge et la négation de la réalité, sous couvert d’intérêt général. L’intrigue tient au fait qu’un certain nombre de capitaines d’industrie, de capitalistes, disparaissent de la circulation : sont-ils « déserteurs », comme le proclame le gouvernement, ou ont-ils rejoints une sorte de « résistance », comme les rumeurs semblent l’indiquer ? Je ne vous révélerai bien sûr pas la suite ici, mais elle ne déçoit pas du tout. Le scénario imaginé autour de Dagny Taggart, personnage principal, est incroyable. Ms Taggart est une femme d’affaire, à  la tête d’une grande société de chemin de fer familiale. Personnage très attachant, proche d’Ayn Rand, courageuse, libre. Passionnément éprise de liberté.

    La grève : roman anti-communiste et rationnaliste

    Quand on sait qu’Ayn Rand a fuit plusieurs fois avec ses parents les révolutionnaires communistes, et qu’elle a du subir la propagande et la censure, pour finalement devoir quitter la Russie, on comprend mieux son combat pour la liberté. Elle porte, dans La Grève notamment, une charge fabuleuse contre l’altruisme, et la culpabilité judéo-chrétienne (le péché originel), et prône un « égoïsme rationnel ». Selon elle, aucune morale n’est possible en niant le droit pour chaque personne, de poursuivre son bonheur comme il l’entend, et de vivre avant tout pour se réaliser. Elle a mis en place une philosophie qui me parle : individualiste, rationaliste. Elle est connue sous le nom d’objectivisme. Il est bien clair que son discours est presque inaudible dans les moments que nous vivons : trop individualiste, trop anti-socialiste, pas assez misérabiliste, pas assez collectiviste, trop attaché à la raison et au mérite, à l’échange libre et au progrès, et trop peu complaisant avec la moraline de salon, prônant le sacrifice et la négation des valeurs. J’ai le sentiment, en lisant Rand, d’être né trop tard. Le monde moral d’Ayn Rand, vivant à travers les personnages de la Grève, me semble illustrer l’humanité dans ses aspirations les plus nobles et exigeantes.
    Certains risquent de ne pas trouver ce roman à  leur goût. Peut-être même choquant. Je crois, pour ma part, que les amoureux de la liberté y trouveront une incarnation originale et unique de l’humanisme libéral, et capitaliste.
    Si vous trouvez que la dernière phrase comporte trop de gros mots, ne lisez surtout pas ce livre.

  • De la démocratie en Amérique

    De la démocratie en Amérique

    J’ai eu la chance d’avoir un Kindle lors de mon dernier anniversaire. Du coup, je découvre les joies de la lecture facile dans le métro, ou au dodo. C’est léger un Kindle, et on peut facilement annoter des choses en lisant. Le premier livre que j’ai lu, c’est le formidable livre d’Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville, couramment connu sous le nom d’Alexis de Tocqueville (1805-1859). Personnage de roman, issu de la noblesse, homme politique, philosophe, sociologue avant l’heure, c’est surtout une plume incroyable de clarté et de concision. Alexis de Tocqueville a fait un voyage pour aller observer le système carcéral aux USA naissants, mais il y a passé plus de temps, et en a rapporté un premier livre (1835) et un second (1940) qui dessinent une analyse sociale et politique des USA : « De la démocratie en Amérique ».

    Livre de référence de philosophie politique

    C’est un livre formidable, fondamental, et qui consiste en une sorte d’analyse d’une Nation naissante, les USA, comparée avec ce que Tocqueville connait, c’est-à -dire la monarchie française post-révolutionnaire, et l’émergence de la même société démocratique en France.
    Le livre est formidable pour plusieurs raisons, outre les qualités stylistiques déjà  évoquées : un esprit synthèse extraordinaire, un goût pour la précision factuelle, et la rigueur intellectuelle, une grande connaissance du sujet.

    Je ne sais si j’ai réussi à  faire connaître ce que j’ai vu en Amérique, mais je suis assuré d’en avoir eu sincèrement le désir, et de n’avoir jamais cédé qu’à  mon insu au besoin d’adapter les faits aux idées, au lieu de soumettre les idées aux faits.

    On sent que Tocqueville s’est réellement plongé dans le pays américain, dans sa culture, dans son histoire. Ce qui en ressort, si je devais résumer à  l’extrême :

    • la vague de fond de l’égalité qui est en train de transformer le monde. Ce que Tocqueville voit dans l’Amérique, c’est l’avenir des nations européennes. Il souligne à  la fois l’inéluctabilité du phénomène, son extrême proximité avec l’idée de liberté, et en même temps en décrit très bien les aspects potentiellement excessifs (tome 2 notamment avec le concept de tyrannie de la majorité).
    • la construction de la société américaine qui s’est faite sur une base locale, communale, c’est-à -dire dans une logique de subsidiarité ascendante. Les institutions de chaque Etat ne sont légitimes que pour remplir les fonctions que l’échelon inférieur, communal, ne peut assurer/gérer seul. La constitution de l’Union est dans le même esprit : le niveau national ne peut prendre la main que sur des sujets délégués des différents Etats vers le gouvernement national. Tocqueville y voit un puissant levier pour limiter le pouvoir, par son morcellement. J’y vois aussi un moyen simple pour éviter une centralisation excessive. Tocqueville insiste également sur le rôle que les citoyens jouent dans l’administration et la politique locale, bien plus qu’en France.
    • A titre personnel, Tocqueville voit dans tous ces changements, qu’il sent bien arriver aussi en France, à  la fois un progrès pour la liberté en général, mais aussi une régression pour la liberté de penser et d’expression : la fameuse tyrannie de la majorité rend presque infréquentable celui qui ne pense pas comme la majorité. Une fois une idée adoptée par la majorité, elle n’est plus discutable. Cela ne vous rappelle rien ?
    • Enfin, on peut lire dans « De la démocratie en Amérique » un plaidoyer pour une libéralisme subsidiaire assez large dans la société, sauf pour les aspects de politique extérieures. Par ailleurs, et sur de nombreux aspects, il me semble être un vrai libéral humaniste, et un vrai critique de l’utilitarisme, position dont je ne saurais être plus proche.Je reviendrai là -dessus dans un billet à  venir.
    • Tocqueville pensait que les bienfaits de la démocratie américaine résidait dans la tranquille et pacifique coexistence des individus, et la prospérité. Il voyait dans cet état de choses un monde d’où l’esprit de grandeur, et d’entreprendre de grands projets, aurait disparu. Je pense qu’il avait en partie raison, et en partie tort sur ce point : il avait une grille de lecture militaire, aristocratique, de ce qui est grand ou non. Les démocraties ont montré par la suite, grâce aux progrès de la liberté et de la technique, qu’elles pouvaient aussi secréter de grands projets, et de grandes entreprises.

    Grand auteur

    Au-delà  de ces quelques points, très subjectifs et réducteurs, je vous recommande très vivement la lecture de cet ouvrage majeur. Beaucoup de passages sont extraordinaires de lucidité, de rigueur morale et intellectuelle, et c’est un plaisir de chaque instant que de suivre cette analyse, et cette langue française magnifique. Personne ne peut comprendre ce qu’est la démocratie, sans avoir lu Tocqueville. Le mot de la fin à  l’auteur (une citation parmi des dizaines et des dizaines notées sur mon kindle) :

    Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c’est la justice.