CatĂ©gorie : 🧠 RĂ©flexions

  • Equilibre instable

    Equilibre instable

    L’Ă©quilibre est une notion qui m’a toujours intĂ©ressĂ© : je suis quelqu’un de calme, et je recherche l’Ă©quilibre. J’ai compris, et cela m’a pris du temps, que l’Ă©quilibre est quelque chose de dynamique, et non de statique. L’Ă©quilibre, pour un ĂȘtre vivant, n’est possible que dans l’action.

    Équilibre est synonyme d’activitĂ©.

    Jean Piaget (1896 – 1980) biologiste, psychologue, logicien et Ă©pistĂ©mologue suisse

    Il faut donc aussi Ă©quilibrer notre maniĂšre de recherche l’Ă©quilibre : ne pas vouloir atteindre un improbable Ă©quilibre stable, mais au contraire rechercher l’Ă©quilibre instable. Notre vie est une recherche d’Ă©quilibre instable. Nous devons nous mettre sans cesse en mouvement, agir, et dans le mĂȘme temps conserver au mieux les Ă©quilibres.

    La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’Ă©quilibre.

    Albert Einstein (1879 – 1955) physicien thĂ©oricien allemand, puis helvĂ©tico-amĂ©ricain

  • Paradis perdu

    Paradis perdu

    Avez-vous dĂ©jà  fait un rĂȘve merveilleux ? Vous savez, ce genre de rĂȘve oĂč vous baignez dans une sensation de plĂ©nitude totale, oĂč les dĂ©sirs se mĂȘlent à  la joie, et à  la jouissance ? Il est surprenant que le cerveau endormi soit capable de produire une telle plĂ©nitude, un telle sensation de perfection. Cette sensation d’ailleurs, nous trompe et nous fait croire que le bonheur est un Ă©tat, alors qu’il est un mouvement et un Ă©quilibre. Et ce rĂȘve merveilleux a une fin.

    Mais bĂȘtement, mĂȘme en orage
    Les routes vont vers des pays,
    bientĂŽt le sien fit un barrage
    à  l’horizon de ma folie.

    Georges Brassens

    Lorsque le rĂ©veil sonne, on ne sait plus oĂč l’on est. Le manque est immĂ©diat. C’est terrible, de quitter le paradis…
    On ressent alors un mĂ©lange de bonheur – tout notre ĂȘtre rĂ©sonne encore de cet accord bienfaisant – et de frustration -. Ce mĂ©lange, n’est-ce pas aussi ce que l’on ressent lorsque l’on est mĂ©lancolique ? Le concept du paradis, je pense, illustre en partie cette sensation de mĂ©lancolie. On donnerait cher pour retrouver ce lieu de « luxe, de calme et de volupté ». Mais essayer de rattraper un rĂȘve, c’est comme vouloir retenir le sable qui vous coule entre les doigts.

    L’Eden est un rĂȘve Ă©rotique Ă©vanoui. Et que l’on ne retrouvera sĂ»rement jamais.

  • Soyons superficiels

    Soyons superficiels

    J’ai repensĂ© l’autre jour à  une idĂ©e que j’avais eu, alors que j’étais en licence. Il y a quinze ans. Je m’en rappelle parce que je l’avais exposĂ©e à  un copain, au comptoir du cafĂ© en face de la fac Jussieu, et qu’il avait trouvĂ© cette idĂ©e sĂ©duisante. J’en avais Ă©tĂ© gratifiĂ© ; et du coup, je m’en rappelle encore. Rien de tel qu’une petite gratification pour activer la mĂ©moire, n’est-ce pas ?

    Cette idĂ©e m’était venue en lisant « L’éloge de la fuite », d’Henri Laborit. Ce livre radical force à  douter de pas mal de choses, et j’y avais Ă©tĂ© trĂšs rĂ©ceptif. Il donne une vision dĂ©sespĂ©rĂ©e de l’ĂȘtre humain, aspirant au bonheur, mais incapable d’y arriver, enfermĂ© et broyĂ© par les dĂ©terminismes biologiques. L’amertume que l’on sent derriĂšre le propos finit par ĂȘtre gĂȘnante, et par brouiller le message, initialement scientifique et puissant. Mais cela reste un livre trĂšs stimulant.

    Cette idĂ©e, donc, est simple : puisque chacun d’entre nous n’est en dĂ©finitive qu’un ĂȘtre vivant, mortel, soumis à  des dĂ©terminismes indĂ©passables, il est illusoire de chercher autre chose que cela au fond des humains ; nous sommes, au plus profond de nous-mĂȘmes, tous identiques. Des pauvres animaux apeurĂ©s et seuls, cherchant dĂ©sespĂ©rĂ©ment à  survivre, survivre, survivre. Sauver sa peau. Tout en sachant qu’on ne le peut pas. Et ce qui importe donc, c’est la surface. Soyons donc superficiels : je prĂ©fĂšre dĂ©couvrir ce que les autres veulent me montrer, plutĂŽt que ce qu’ils sont au fond : je le sais dĂ©jà . C’est la maniĂšre qui compte ; c’est ce qu’ils dĂ©cident, ou peuvent, partager.

    DerriĂšre le paradoxe brillant et un peu futile, je trouve qu’il y a toujours quelque chose de juste dans cette pensĂ©e. L’idĂ©e que la surface, la zone d’échange, d’interaction, nous constitue de maniĂšre forte. Et nous avons une influence sur cette surface, sur la forme qu’elle prend.

    Au contraire des billes froides et lisses que j’ai choisies pour illustrer ce billet, les surfaces des humains sont chaotiques, s’interpĂ©nĂštrent, se soudent parfois. On se construit avec les autres, par les autres. Un humain est d’autant plus humain qu’il interagit. C’est à  cela que sert la surface. Soyons intensĂ©ment superficiels !

  • L’importance du Presque

    L’importance du Presque

    L’absolu n’existe pas. L’ĂȘtre humain est – par nature – fini, limitĂ©. MalgrĂ© cette finitude, l’ĂȘtre humain aspire à  la perfection, et en a en tout cas une idĂ©e.

    Selon moi, la perfection ne nous est accessible que par la sensation : la perfection, certes n’existe pas, mais on peut Ă©prouver une sentiment de perfection. En regardant le beau, ou le bon. Ou dans l’acte de crĂ©ation. Non pas que ce que l’on regarde, ou créé, soit parfait. Mais l’acte d’aller vers le beau nous fait Ă©prouver des sensations particuliĂšres qui sont la perfection mĂȘme. La perfection se situe dans notre rapport aux choses, pas dans les choses elles-mĂȘmes. La perfection est une sensation.

    Il est donc intĂ©ressant de chercher à  Ă©prouver cette sensation, tout en conservant à  l’esprit qu’il s’agit d’un Ă©tat interne, et pas d’une rĂ©alitĂ© extĂ©rieure.

    C’est le seul moyen de satisfaire notre soif d’absolu, sans tomber dans la folie, ou le mysticisme le plus complet. Ou la barbarie.

    Il faut ĂȘtre capable d’Ă©prouver – presque – la perfection. C’est le presque qui est le plus important dans cette phrase, et qui distingue les fous des bienheureux.

    On retrouve un peu cette idée dans les cercles Zen (Enso) :

    Le cercle Zen (enso) est souvent dessinĂ© comme un cercle incomplet, qui symbolise l’imperfection faisant partie intĂ©grante de l’existence. [
] La nature elle-mĂȘme est pleine de beautĂ© et de relations harmonieuses qui sont asymĂ©triques et pourtant Ă©quilibrĂ©es. Il s’agit d’une beautĂ© dynamique qui attire et implique.

    J’aime cette idĂ©e d’Ă©quilibre et d’imperfection mĂ©lĂ©es à  l’idĂ©e mĂȘme de perfection, et de sensation de perfection. Pas d’idĂ©e de perfection sans idĂ©e d’imperfection.

    La modĂ©ration dans l’excĂšs. Le presque dans l’absolu.

  • La mort est partout

    La mort est partout

    DĂšs le dĂ©but, j’ai Ă©tĂ© captivĂ© par le livre de Luc Ferry, « Apprendre à  vivre« . Il s’agit de philosophie, un peu vulgarisĂ©e, mais au niveau d’implication oĂč je l’attends : de la philosophie non pas thĂ©orique et abstraite, mais de la philosophie à  vivre, qui est une rĂ©flexion sur la vie, et qui a pour ambition de permettre de « vivre mieux ».

    Une idĂ©e forte m’a sĂ©duite au tout dĂ©but du livre, à  propos de la mort. J’ai toujours trouvĂ© difficile de comprendre pourquoi l’idĂ©e de la mort est si prĂ©sente dans nos vies, bien qu’on ne meure qu’une fois, et que le moment mĂȘme de la mort n’est pas là . Luc Ferry explique que la mort n’est pas prĂ©sente qu’à  un moment, mais dans plein de petites instants de nos vies, tous ceux qui ne seront jamais plus là . Le temps qui passe. « Never more », c’est le titre d’un poĂšme d’Edgar Allan Poe (Le corbeau) que Luc Ferry cite pour illustrer son propos.

    Toutes ces joies vĂ©cues, une fois passĂ©es, renvoient à  l’idĂ©e de la mort. « Jamais plus ». Cette nostalgie est trĂšs forte chez moi. Quand je repense aux moments passĂ©s en famille, à  dĂ©guster du vin de Bordeaux, cet Ă©tĂ©, l’idĂ©e m’envahit que ces moments ne sont plus là , et ne seront plus jamais là . Je pourrais fondre en larmes en me plongeant dans cette nostalgie. Nostalgie, joie empoisonnĂ©e. Joie aussi, oui, car ces souvenirs sont des souvenirs de bonheur.

    Luc Ferry explique ensuite que si les religions sont une dĂ©marche vers le salut par un autre (Dieu, quelle qu’en soit la forme et la nature), tandis que la philosophie est une dĂ©marche vers le salut par nous-mĂȘmes. Je suis frappĂ© par une chose : parler de salut, comme le fait Ferry, et comme le fait Ă©galement Comte-Sponville, est pour moi une chose Ă©trange. Tant il me parait Ă©vident que Camus, sur ce point, avait raison : il n’y a pas de salut. Peut-ĂȘtre Ferry revient-il là -dessus plus loin dans le livre. C’est possible. Et peut-ĂȘtre qu’aussi, le sens que je donne au mot « salut » n’est pas le mĂȘme que lui. On peut entendre par « salut » le fait de parvenir à  ne vivre que dans le prĂ©sent, et en harmonie avec l’univers.

    Si l’on entend par Ă©ternitĂ© non la durĂ©e infinie mais l’intemporalitĂ©, alors il a la vie Ă©ternelle celui qui vit dans le prĂ©sent.

    Ludwig Wittgenstein

    La sagesse consiste, à  mon sens, à  accepter qu’il n’y a pas de salut possible. Acceptation impossible, pour tout ĂȘtre dĂ©sirant plus que tout vivre et survivre. C’est l’absurde de nos vies, le tragique. Et c’est ce qui en fait toute la valeur. Et toute la saveur, aussi.

  • Source d’Ă©tonnement

    Le formidable livre de Jeanne Hersch « L’étonnement philosophique » repose sur une thèse forte et séduisante : on peut se promener dans l’histoire de la philosophie sans forcément passer en revue toutes les thèses, mais plutôt en revenant au sentiment d’étonnement. L’étonnement radical comme source de la philosophie. Passionnant. L’étonnement serait à la philosophie ce que le doute est à la science. Le doute serait plus une démarche, et l’étonnement un sentiment. Les deux concepts sont intriqués, cependant, puisque Jeanne Hersch prend comme exemple les grands scientifiques qui souvent ont gardé intacte cette capacité d’étonnement et de remise en question des évidences.

    J’ai choisi le magnifique portrait d’Héraclite par Brugghen pour illustrer ce billet, parce que j’ai gardé un souvenir ému du chapitre consacré à Héraclite d’Ephèse (VIème siècle avant J.C.) et Parménide d’Elée (à peu près la même époque). Héraclite est le représentant de l’école ionienne, et Parménide le grand philosophe de l’école éléate.

    Ces écoles ont posé « le problème du changement et de la durée, de l’éphémère et du permanent. » Jeanne Hersch remarque que notre entendement fonctionne en pesant des équivalences, des équations où les deux côtés sont équivalents. Le signe « = ». Ce principe d’identité est constamment violé dans notre expérience, où nous sommes confrontés au changement.

    Sans cette profonde opposition fondamentale entre l’exigence d’identité de notre entendement, d’un côté, et l’évidence de notre expérience quotidienne où nous n’avons affaire qu’au changement, la philosophie probablement n’existerait pas. Cette opposition s’est critallisée dans les deux écoles dont nous parlons, et dans les deux figures d’Héraclite et de Parménide.

    Héraclite pose que le changement, c’est l’être des choses. Ce qui persiste à travers le changement, c’est le changement lui-même. Il met l’accent sur les contraires, le mouvement, le combat. Il introduit un logos – équilibre – pour qu’aucun des contraires ne remporte le combat. J’aime cette idée des contraires : le changement lui-même ne peut être pensé qu’en ayant une idée de l’immuable. L’idée de changement implique qu’il y a quelque chose qui ne change pas ; l’idée de quelque chose qui ne change pas implique que quelque chose à côté change, et permet ce constat.

    Parménide, lui, pose une exigence ontologique dans une démarche logique : « l’impossibilité du non-être est inscrite dans l’être même ». Son point de vue, ancré dans le réel comme Héraclite, ne nie pas le changement. Il explique simplement qu’il y a plusieurs niveaux d’analyses, et qu’en fin de compte le réel, l’être, ne change pas. Il est incréé et immuable. « L’être selon Parménide est quelque chose de profondément divin, sans aucune personnification ».

    Deux visions très différentes et complémentaires. Cela m’avait beaucoup plu car, en physique, l’énergie est un concept central, abstrait, et qui vise à définir et à quantifier ce qui, dans le changement, ne change pas. L’énergie pourrait être cet essence immuable qui reste inchangée même dans le changement.

    L’autre aspect passionnant de cette réflexion est son application à notre vie : nous sommes changeants, comme êtres humains, mais en même temps nous avons une idée de nous-mêmes, un sentiment de nous-mêmes, qui est un sentiment immuable. Le sentiment peut changer, mais il est toujours là. Il y a une continuité dans notre conscience de nous-mêmes.

    On pourrait s’amuser et dire que la conscience est à l’être humain, ce que l’énergie est à la réalité physique. Mais ce serait pousser un peu loin l’analogie, par pur plaisir esthétique. Ce n’est pas grave : on a bien le droit de jouer, non ?