Étiquette : Christianisme

  • La dernière avant-garde

    La dernière avant-garde

    Romaric Sangars est écrivain, essayiste et rédacteur en chef de l’excellente section Culture du magazine L’incorrect. J’ai eu la chance d’aller faire dédicacer son dernier ouvrage, « La dernière avant-garde » dans la librairie Philippe Brunet (et de passer une bien bonne soirée ensuite avec la bande de l’Inco). Je lui ai dit que je le trouve « bouleversant », et c’est ce que je pense. Je lui ai dit aussi que je trouve qu’il est un très grand passeur de symboles et de sens. Je vais essayer d’expliquer cela. En précisant en préambule que le style de Romaric Sangars, flamboyant, lyrique et romantique, précis également, est vraiment très agréable, avec les accents d’un auteur qui mêlerait Chateaubriand avec Philippe Muray. Un régal !

    S’appuyer sur le Christianisme et les cisterciens

    Le sous-titre le dit (Le Christ ou le Néant) : il s’agit pour Romaric Sangars de puiser dans les racines chrétiennes de l’Occident pour retrouver du ressort et faire revivre notre monde décadent, en lui réinsufflant désir, passion, goût du défi, projection vers l’avenir. Ce qui est passionnant, dans cet essai, c’est que le sujet est traité par le biais du prisme de l’art et de son histoire. Que nous dit l’art sur l’état de notre société ?
    L’auteur revient sur un moment particulier de l’histoire, chez les Cisterciens, avec Bernard de Clairvaux11. Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux, né en 1090 à Fontaine-lès-Dijon et mort le 20 août 1153 à l’abbaye de Clairvaux, est un moine bourguignon, réformateur de la vie religieuse catholique.. Il explicite en quoi, spirituellement, philosophiquement, ce moment a constitué un tournant majeur en Occident : Bernard de Clairvaux (et les cisterciens) ont re-interprété et donné une nouvelle perspective, humaniste, au symbole du Christ, et de l’incarnation. Parvenant à joindre les contraires dans un même symbole, faisant tenir les opposés en équilibre, la croix montre qu’il faut penser le corps spirituellement et l’esprit de manière charnelle :
    Ni simple matière, ni signe transparent, le corps crucifié renverse sa signification par une transmutation spirituelle. Le corps est un signe, mais un signe crypté, à traduire. Parallèlement, l’esprit est quelque chose qui s’incarne. Toute la spiritualité chrétienne est fondée sur cette permutation […].
    Pour sortir du dualisme, et pour réintégrer dans la pensée et dans l’art une visée qui sans nier le réel cherche à le transfigurer. Pour Romaric, les deux fruits de la crucifixion, symboliquement, sont « le réalisme transfigurateur et le déploiement de la personne ». C’est ce qu’a apporté Bernard de Clairvaux avec le « troisième avènement ». Le troisième avènement, c’est le Christ qui s’incarne en chacun de nous. Bernard a rêvé cela, et l’a traduit dans sa spiritualité en l’étendant à chaque être humain.
    Passant de l’universel à une personne précise et de l’absolu au relatif, le processus de l’incarnation venait de franchir un nouveau degré dans l’Histoire humaine en intégrant une articulation inédite. C’était désormais un phénomène aux échos infinis qui pouvait se répliquer en chacun, n’importe où, à n’importe quelle époque, et cette nouvelle interprétation de la kénose22. La kénose est une notion de théologie chrétienne qui signifie que Dieu se dépouille de certains attributs de sa divinité., son actualisation intime, Bernard allait la nommer « troisième avènement », ou « avènement intermédiaire ». Cet avènement intermédiaire, voilà ce qui allait nous offrir un destin. Ce qui avait lieu dans la grande Histoire sacrée avait désormais un reflet dans l’humilité de nos brèves existences. De là, des possibilités narratives jusqu’alors inconnues à l’humanité. De là, l’intérêt inédit, du moins à ce niveau, de représenter un visage singulier, un paysage réel, une aventure personnelle, alors que l’Esprit divin pouvait y reluire, justifiant tous ces sujets jugés autrefois dérisoires, mettant à disposition des artistes l’entièreté du monde créé.
    Il y a énormément d’autres choses passionnantes dans ce remarquable essai, que je relirai. Je n’avais à vrai dire jamais eu une explication si claire et si directe de la symbolique du Christ sur sa croix. Et un éclairage aussi limpide sur les implication philosophiques du Christianisme… à part dans Nemo.

    Le pendant charnel et sensible de Philippe Nemo

    Je ne peux pas faire d’éloge plus direct et plus sincère pour saluer cet essai : il résonne de toutes part avec l’excellent livre de Philippe Nemo « Qu’est-ce que l’Occident ?« . Nemo revenait sur chacun de ce qu’il appelle les 5 miracles de l’Occident, et notamment : la « Révolution papale » des XIe-XIIIe siècles, qui a choisi d’utiliser la raison de la science grecque et du droit romain pour l’inscrire dans l’histoire éthique et eschatologique bibliques, réalisant ainsi la première véritable synthèse entre « Athènes », « Rome » et « Jérusalem » ».
    Il y est question de l’énorme travail mis en branle par Grégoire VII, et les moines. On découvre aussi, dans Nemo, comment les réflexions, à la même époque que Bernard de Clairvaux, d’un Saint Anselme33. Anselme de Cantorbéry (en latin : Anselmus Cantuariensis), connu comme le « Docteur magnifique » (Doctor magnificus), est un moine bénédictin italien né à Aoste (Italie) en 1033 ou 1034 et mort à Cantorbéry (Angleterre) le 21 avril 1109. impulsent une bascule profonde dans la manière de considérer nos péchés, notre salut, et la valeur de notre action individuelle. Il s’agit de l’invention de la responsabilité (ni plus, ni moins) donc de la liberté :
    Résumons l’argument. La justice requiert que l’homme fournisse réparation du péché originel. Mais il ne le peut. Dieu le peut, mais il ne le doit pas. C’est pourquoi le rachat ne peut être accompli que par un homme-dieu, seul être qui, tout à la fois, le doive et le puisse. D’où l’Incarnation et la Croix. Or, celles-ci étant survenues, la question désespérante de la disproportion entre faute et salut est résolue. Le Christ, en effet, expie alors qu’il est totalement innocent ; il gagne, de ce fait, un excédent infini de mérites – un « trésor de mérites surérogatoires », comme on dira plus tard – désormais disponible pour abonder la dette infinie résultant du péché de l’homme. Ainsi, le salut n’est plus une simple perspective. La grâce de Dieu a été donnée. L’humanité est d’ores et déjà sauvée par le sacrifice du Christ. De cette doctrine anselmienne de l’expiation résultait implicitement un changement de perspective quant à la valeur de l’action humaine. Si le « péché originel » a été intégralement racheté, il ne reste plus alors à chaque homme qu’à racheter les « péchés actuels » accomplis pendant sa propre vie et dont il est individuellement responsable. […] Dans ce schéma, l’action humaine retrouve un sens, puisque, désormais, toute action humaine, quoique finie, compte dans le bilan. Quoi que fasse chacun, en bien ou en mal, cela importe réellement.
    Voilà qui complète l’éclairage de la symbolique de la crucifixion d’une autre manière.

    Le mot de la fin

    Vous pouvez aller écouter/voir Romaric parler de son livre chez Lignes Droites, ou lire son interview dans les pages de L’incorrect. Mais je lui laisse ici le mot de la fin. Cette foi dans la possibilité de perpétuer la lumière divine dans l’humain, exprimée avec force, et beauté, je la partage.
    Alors certes, la civilisation née du christianisme, poursuivie sous la forme profane et désormais dépassée de la « modernité occidentale », après s’être globalisée, est aujourd’hui en pleine crise. Pour autant, les vérités spirituelles dont cette civilisation s’est faite le véhicule avant de les dévoyer, ces vérités-là sont inarrêtables. Après leur manifestation, tout se trouve à jamais troué d’infini. A nous rendre fou, à nous faire totalement dérailler, à nous faire regretter l’ancien esclavage tant le vertige nous parait insoutenable. Comment assumer une telle liberté et une telle exigence que celles qu’a délivrées le Christ ? Comment supporter une telle dignité et ce à quoi elle nous oblige ? Et comme il est plus rassurant d’aller se terrer parmi les mammifères ou de se muer en zombie fanatique.
    Les anciens cycles ayant été définitivement débordés, la posture d’avant-garde ne se révèlera par conséquent jamais ni dépassée ni caduque, du moment qu’on ne se trompe pas de champ d’action. Il n’y a qu’un contexte plus ou moins opaque, qu’un rétrécissement temporaire sur la voie majeure, mais une seule ligne et aucune recommencement.
    La lumière lui quelle que soit l’épaisseur des ténèbres ; quelle que soit l’épaisseur des ténèbres, la lumière poursuit sa course. Et tout au long de sa course, afin de se révéler, la lumière réclame de pouvoir atteindre de nouvelles beautés. Car du point de vue du dieu que nous portons en nous, et qui s’incarne : c’est la beauté qui justifie la lumière. Que les nihilistes se déchaînent par leurres ou par balles, qu’enragent les iconoclastes, que se révoltent les somnolents, mais beaucoup de beautés nouvelles, encore, manquent à la lumière.
    Nous n’en avons pas fini.

  • La fin de la chrétienté

    La fin de la chrétienté

    Chantal Delsol a publié il y a quelques mois « La fin de la chrétienté ». Comment se constate la fin de la Chrétienté ? Quels en sont les ressorts moraux et philosophiques ? Quelles perspectives ? C’est à ces questions que Chantal Delsol répond dans ce court essai, stimulant, sobre mais érudit, qui force à prendre de la hauteur.

    Inversion normative

    Considérant les 16 siècles de la Chrétienté (du IVè siècle jusqu’à nos jours), l’auteur y soutient la thèse que nous sommes arrivé un moment d’inversion normative pour notre civilisation. Tout comme le christianisme a fait son essor en inversant certaines normes morales (passage du paganisme au christianisme), nous sommes en train de vivre une autre inversion morale. En partie parce que la religion chrétienne n’a plus l’envie de régner (c’est cela la fin de la Chrétienté : la fin de l’ère où les institutions politiques sont organisées autour, et appuyées sur, des valeurs morales chrétiennes et en lien avec les institutions religieuses), et en partie par le jeu de forces externes à la religion.
    Quelle est cette inversion normative que nous sommes en train de vivre et que Chantal Delsol voit comme le marqueur de la fin de la chrétienté ? Elle concerne les normes de conduites : les différentes « lois sociétales » montrent un univers moral où la liberté est devenue folle et considérant que tout ce que la technique peut, nous pouvons le faire au nom de libre détermination de chacun. Une sorte d’auto-nomie désincarnée, sans limites. Mais tout cela n’est que le fruit, et le signe, de « l’inversion ontologique » plus large et profonde que Delsol décrit : nous sortons du monothéisme pour aller vers une forme paganisme, polythéisme, ou cosmothéisme. Moïse avait fait passer son peuple du polythéisme au monothéisme, et nous vivons, depuis plus d’un siècle, une autre inversion qui nous fait sortir du monothéisme. On pourrait se demander s’il s’agit d’une « inversion », ou d’une « évolution » ? Comme le rappelait Larmore :

    Dieu est si grand qu’il n’a pas besoin d’exister. Cela est l’essence du processus de sécularisation qui a si profondément influencé la société moderne. Le reniement des idoles, le respect pour la transcendance de Dieu sont ce qui a conduit à relever Dieu de la fonction d’expliquer l’ordre de la nature et le cours de l’histoire. Expliquer quelque chose par l’action divine ou la Providence revient toujours à mettre Dieu parmi les causes finies que nous avons déjà découvertes ou que nous pouvons imaginer. Dès lors que nous nous résolvons à laisser Dieu être Dieu, nous ne pouvons plus utiliser Dieu à nos fins cognitives.

    Rapport contemporain à la Vérité

    Chantal Delsol décrit comment le régime de vérité n’est plus le même. En quittant la chrétienté, et l’exclusivisme judéo-chrétien du rapport à la vérité, le rapport religieux à la transcendance, nous n’abandonnons pas la vérité, nous sommes simplement dans un autre régime de vérité. La vérité « révélée » n’a plus de sens, mais la vérité a toujours un sens, qui vient en partie du paradigme scientifique : est vrai ce qui est correspond au réel. Elle ajoute à juste titre que nous avons maintenant un rapport syncrétique à la vérité, pluraliste, agnostique et plus humble :

    Autrement dit : ce qui peut nous permettre de renouer le lien entre l’histoire et la vérité, ce n’est ni la dogmatique du vrai (théories du Progrès ou des Droits de l’homme rigidifiés), ni l’oubli du vrai (mythes postmodernes), mais plutôt la clandestinité du vrai, qui fait de sa recherche une quête humble et spirituelle, jamais définitive.

    Honnêteté et sagesse

    Elle se présente comme catholique traditionaliste, mais sait prendre le point de vue d’autres qu’elle. Elle décrit bien, par exemple, en quoi les humains rejettent les « autres » mondes des religions :

    Sous le cosmothéisme, l’homme se sent chez lui dans le monde, qui représente la seule réalité et qui contient à la fois le sacré et le profane. Sous le monothéisme, l’homme se sent étranger dans ce monde immanent et aspire à l’autre monde – c’est bien par exemple ce que Nietzsche reprochait aux chrétiens. Pour le monothéisme, ce monde n’est qu’un séjour. Pour le cosmothéiste, il est une demeure. L’esprit postmoderne est fatigué de vivre dans un séjour ! Il lui faut une demeure bien à lui, entière dans ses significations. Il redevient cosmothéiste parce qu’il veut réintégrer ce monde comme citoyen à part entière, et non plus comme cet « étranger domicilié », ce chrétien décrit par l’anonyme de la Lettre à Diognète. Il veut à présent se trouver à son aise dans le monde immanent dont il fait partie intégrante, sans avoir besoin de rêver ou de tisser ou d’espérer un autre monde, qui le laisse séparé de lui-même. Il veut vivre dans un monde autosuffisant qui contienne son sens en lui-même – autrement dit : un monde enchanté, dont l’enchantement se trouve à l’intérieur et non dans un au-delà angoissant et hypothétique.

    Le terme cosmothéisme n’est pas tout à fait juste, car l’esprit de cette « anthropologie moniste » n’est ni une négation de la transcendance, ni un refuge dans une ridicule divinisation de la nature. C’est, à nouveau, une approche, qui est la mienne, qui sait se contenter du chemin vers la vérité sans vouloir sauter des étapes et prétendre connaître ce qu’on ne connait pas. Le seul « monisme » là-dedans, c’est une affirmation qu’il n’existe qu’une réalité, et que l’on peut en avoir une approche pluraliste sans devenir superstitieux. La complexité du réel est suffisamment incroyable pour nous éviter d’avoir besoin de saupoudrer notre rapport au monde de croyances absurdes.
    Il me semble qu’elle met le doigt sur un élément essentiel aussi en montrant que nos contemporains rejettent également l’esprit de conquête.

    Mais surtout : loin de vouloir conquérir le monde, dorénavant, comme les juifs, nous allons nous préoccuper de vivre et survivre – et ce sera déjà bien assez. Fouillez partout, et vous ne trouverez plus nulle part de rêve de mission et de conquête – et même si parfois ils existent dans le secret de certains coeurs, ils n’osent pas se dire. Au fond, beaucoup de chrétiens sont soulagés de voir s’éteindre la Chrétienté avec tout ce qu’elle supposait de force et d’hypocrisie. Nous sommes tous, chrétiens ou non, les enfants de cette époque : préférant la douceur à la domination, l’imperfection assumée à la fanfaronnade.

    Chantal Delsol est d’une grande sagesse, car elle montre le réel, et ce qui arrive, sans le regarder ni avec crainte ni avec nostalgie, mais en souligant ce que cela rend possible, d’un point de vue spirituel. Elle pose dans ce magistral essai le début de la réflexion sur le christianisme sans la chrétienté.
    Vous pouvez aller l’écouter sur l’excellente chaîne TV libertés : Chantal Delsol interviewée.

  • Les mémoires d’outre-tombe

    Les mémoires d’outre-tombe

    Cela faisait un certain temps que ce livre, ce monument, faisait partie de ma pile. C’est effectivement un très grand livre : témoignage historique incroyable, doublé d’une magnifiquement bien écrite autobiographie.

    A cheval entre deux mondes

    J’en suis à  la moitié, mais je peux d’ores et déjà  vous recommander cette lecture incontournable, véritable trésor littéraire et culturel. Chateaubriand, né dans une famille noble en Bretagne près de Saint-Malo en 1768, et mort à  Paris en 1848, a en effet vécu, et il le dit dès le début, à  cheval entre deux époques, entre deux mondes. Avant la révolution, la fin de la vieille noblesse traditionnelle, et des structures sociales qui vont avec. Après la révolution, violente et injuste selon Chateaubriand, qui s’exile en Angleterre et fait partie des mouvements contre-révolutionnaires, l’émergence d’un nouveau monde plus égalitaire, plus démocratique, et moins élevé dans ses aspirations (cela résonne beaucoup avec Tocqueville, d’ailleurs, que Chateaubriand a connu enfant). Chateaubriand est visiblement quelqu’un avec une personnalité particulière, mélancolique, sensible, très proche de la nature, très solitaire étant jeune. Il est bien sûr connu pour l’ouvrage qui l’a rendu célèbre, dès son vivant : Génie du Christianisme. Son point de vue sur Napoléon vaut le détour : à  la fois fasciné par l’homme, son envergure, mais aussi proprement effrayé de l’impact qu’il aura sur le pays, il en devient l’adversaire après l’assassinat du Duc D’Enghien (très bien documenté, d’ailleurs, dans les Mémoires).

    Génie littéraire

    J’ai été surpris à  la lecture, car c’est avant tout le talent littéraire de Chateaubriand qui s’impose tout de suite à  la lecture : la narration de son enfance, de ses rapports avec sa famille, avec la mer et la nature, sa description du voyage en bateau vers l’Amérique, révèlent un style tout simplement splendide, fluide, incroyable de puissance d’évocation. En voyage vers l’Amérique, car, oui Chateaubriand a une vie digne d’un roman. Parti découvrir le passage du Nord-ouest au moment de la révolution française, il a vécu avec des indiens, puis il a aussi combattu lors du siège de Thionville. Il a vécu dans le plus grand dénuement à  Londres, avant de revenir en France et devenir ambassadeur de Napoléon à  Rome. J’en suis au moment de ses nouveaux voyages vers l’Orient (Grèce, Asie mineure, Egypte). Il a un talent incroyable pour poser, en quelques phrases, des descriptions de personnages qui les rendent vivants et palpables.

    A lire tranquillement

    A découvrir, sincèrement, c’est un très beau livre et une vie incroyable, éclairante, poignante par moment. Impressionnant aussi, car on sent bien que Chateaubriand – il le dit d’ailleurs – s’il enjolive un peu l’histoire pour la raconter, est fidèle à  sa vérité philosophique et spirituelle, et y a mis une énergie incroyable. On apprend au détour d’un passage qu’il écrivait parfois plus de 12 heures par jour, capable de passer un temps incroyable à  raturer, réécrire, parfaire son ouvrage. Il avait visiblement ses manuscrits avec lui sur le champ de bataille. Cet engagement total se voit dans le résultat : de majestueux et vivants mémoires [1][1] d’outre-tombe, parce que le projet initial était de les publier seulement 50 ans après son décès, mais son dénuement en fin de vie, exilé de l’intérieur, l’a conduit à vendre les droits de ce livre à une Société qui a décidé de les publier dès sa mort. Elles restent pour nous d’Outre-tombe. Et il faut souligner, enfin, que même la construction est intelligente : au début de chaque chapitre, il note la date et le lieu d’écriture, ce qui le conduit parfois à  faire de brefs éclairages sur le « futur » de son récit. Très intelligent mélange entre les souvenirs et le présent, qui donnent de l’épaisseur au personnage.

  • La belle mort de l’athéisme moderne

    La belle mort de l’athéisme moderne

    Le christianisme est vrai

    C’est un livre fascinant que « La belle mort de l’athéisme moderne » de Philippe Nemo. Il regroupe 7 articles que Philippe Nemo a cru bon de réunir en un recueil pour une raison simple, explicitée dans l’avant propos : « ils font l’hypothèse que le christianisme est vrai. »

    Depuis quelques deux siècles, un mélange de recherches intellectuelles sincères et de propagande avait voulu nous convaincre des erreurs et des fautes du christianisme et, ultimement, de son insignifiance, puisqu’il ne serait qu’une parmi les n religions que le monde a connues et connaît, partageant avec elles le statut d’une vaine illusion. Une politique délibérée avait même entrepris d’extirper complètement le christianisme de la société française et de faire en sorte que les nouvelles générations n’en entendent plus jamais parler. Or, il se trouve que ces recherches ont échoué et que cette propagande s’est épuisée. Il se trouve que l’athéisme moderne est mort de sa belle mort. Il n’a pas été tué, puisqu’au contraire le monde présent lui a donné et continue à  lui donner toutes les opportunités de plaider sa cause et d’offrir à  l’humanité de nouvelles raisons de vivre. Vain sursis…Si l’athéisme est mort c’est parce que, décidément, il n’a pas tenu ses promesses et n’a pas établi que l’homme est moins misérable sans Dieu qu’avec Dieu. (…) Naturellement, le fait que le christianisme soit vrai ne signifie pas que tout en lui soit vérité ni qu’il existe pas de vérité en dehors de lui. Ce qu’on soutient ici, c’est qu’il seul à  receler la vérité qui importe le plus à  la vie humaine. Certes, le christianisme peut et doit reformuler certains aspects de ses dogmes, et prendre quelque distance par rapport à  l’enveloppe anthropologique dans laquelle sont message a été jusqu’à  présent porté. Mais il excède cette enveloppe. Il est une doctrine essentiellement ouverte, pour la bonne raison qu’il n’est pas du tout une doctrine, fruit de l’intellect humain. Il est le sillage de la charité du Christ. (…) Les hommes touchés au coeur par la charité du Christ inventeront au christianisme un avenir que les hommes de dogme et d’antidogme ne peuvent anticiper.

    La charité est définie plus loin dans le livre par Nemo : « l’énergie spirituelle qui permet de s’atteler à  tous les chantiers susceptibles de diminuer l’emprise du mal sur le monde et les souffrances des hommes. »
    Beaucoup de choses passionnantes dans le livre, sur le Mal, sur la révolution éthique et eschatologique qu’a représenté le christianisme. L’éclairage du Livre de Job est superbe, et le passage sur la hiérarchie des transcendentaux également. J’ai retrouvé certains des thèmes développés par Philippe Nemo dans « Qu’est-ce que l’Occident?« . C’est de cela dont il s’agit, d’ailleurs : plus qu’une promotion du christianisme, c’est un appel à  la prolongation de celui-ci, par une ré-appropriation, une interprétation actualisée, permettant une transmission de son essence. Un travail sur l’identité de l’Occident chrétien. Un chapitre résonne avec le bel essai de Weiler (« L’Europe chrétienne ? » sur les racines chrétiennes de l’Europe : Nemo ne mâche pas ses mots et considère qu’en plus d’être une « erreur historique massive », le fait de ne pas mentionner les racines chrétiennes dans la Constitution européenne est une forme de « négationnisme » (« un révisionnisme antichrétien ») car cela revient à  « jeter un interdit sur l’identité d’une communauté, à  nier son âme et à  compromettre son avenir ». Je suis d’accord avec lui.

    Les 3 libéralismes

    Le chapitre 5 sur les rapports entre libéralisme et christianisme m’a passionné. C’est le texte d’une conférence donnée à  Turin, et que j’avais déjà  lue il y a longtemps (sans l’avoir plus remarquée que cela, car elle figurait parmi des textes très nombreux dans un livre en hommage à  Pascal Salin, « L’homme libre »). Comme quoi, il fait bon relire son Nemo, de temps en temps. L’auteur y montre à  quel point l’éthique du christianisme est au fondement et a accompagné tout le développement de la philosophie libérale (ce sont les 4 thèses développées par Nemo dans ce chapitre):

    1. c’est l’éthique biblique qui a apporté au monde la liberté ontologique fondamentale d’où découlent toutes les autres libertés ;
    2. le faillibilisme chrétien a joué un rôle-clef dans la genèse du libéralisme intellectuel et de la science moderne ;
    3. l’éthique chrétienne a joué un rôle non moins important dans genèse du libéralisme économique ;
    4. si christianisme et libéralisme semblent, à  certains égards, incompatibles et, à  d’autres égards, intimement liés, cette contradiction apparente est due à  ce qu’il y a plusieurs niveaux de libéralismes dont seuls les plus superficiels sont ou paraissent antichrétiens.

    Nemo distingue en fin de chapitre entre 3 niveaux de libéralisme, qu’il hiérarchise moralement par ordre croissant d’importance : la liberté pour elle-même, la liberté pour le progrès, la liberté pour la charité. C’est passionnant, stimulant, et il termine en citant Benjamin Constant, que je n’ai pas lu, et que je vais devoir lire.

    Questions

    Bref : un livre passionnant, riche et d’une grande densité. A lire sans modération. Le seul point qui m’interroge, c’est que si Nemo définit précisément la charité, ou l’âme, il ne définit jamais le terme « Dieu ». Cela rejoint les propos d’Adin Steinsaltz dans « Mots Simples » : si le mot Dieu n’est qu’une béquille pour l’intelligence humaine, n’est-ce pas aussi un des axes de travail du christianisme que de réformer et repenser, dans sa manière d’apporter son message, l’utilisation de ce terme équivoque qui brouille, je pense, la compréhension que l’on peut en avoir ? Qu’est-ce qu’une éthique qui prend comme point focal la volonté d’un être jamais défini ? Et si l’éthique nécessite un saut philosophique, un acte de foi, ne faudrait-il pas mieux expliciter cette foi, ce qui me semble possible sans passer par Dieu ?

  • Hérétiques et Orthodoxie

    Hérétiques et Orthodoxie

    Je ne remercierai jamais assez Jacques de Guillebon, ami et néanmoins rédac’ chef de l’excellent magazine L’incorrect, de m’avoir conseillé, lors d’une de nos soirées arrosées, la lecture de Gilbert Keith Chesterton. C’est un auteur extraordinaire que je viens de découvrir ! Les deux livres phares de Chesterton sont « Hérétiques » (1905), et « Orthodoxie » (1908). Ils forment un tout, et viennent d’être réédités, et très bien traduits, aux éditions Flammarion, dans la collection Climats.

    Auteur incroyable

    Chesterton a un style incroyable, vif, plein de bon sens et d’humour, très corrosif, et nourrissant en permanence sa réflexion de paradoxes apparents. Son premier recueil, « Hérétiques », est une succession de petits chapitres où il critique un certain nombres d’auteurs de son époque : R. Kipling, H.G. Wells, G.B. Shaw. Il les loue en même temps pour leurs qualités, et reconnait une grande cohérence dans leur pensée. Mais, justement, il pense que leur manière de penser le monde est fausse. Et il explique pourquoi. D’une manière générale, Chesterton (et je suis d’accord à  100% avec lui là -dessus) pense que notre « vision du monde » importe. Que la manière de concevoir le monde structure beaucoup de choses, et peut faire aller dans de bien mauvaises directions. Chesterton a entretenu de nombreuses controverses, par écrit, avec d’autres auteurs (dont G.B. Shaw), et je trouve cela très inspirant, et utile.

    « Orthodoxie » pour expliquer « Hérétiques »

    Suite à  ce premier recueil, véritablement pamphlétaire, plusieurs critiques lui ont adressé le reproche d’être certes un très bon polémiste, et un bon destructeur des positions des autres, mais que sa position à  lui n’était pas explicite. C’est le sujet du deuxième livre, « Orthodoxie », que de tenter d’expliquer sa position. Je suis en plein milieu, et je me régale. Il commence par expliquer que ça ne sera pas un système philosophique, mais plutôt une autobiographie débraillée. Et il démarre en expliquant qu’il se considère comme une navigateur qui serait partit découvrir l’Inde, et qui aurait découvert … l’Angleterre ! Je laisse comme toujours le mot de la fin à  l’auteur, en citant un (long) passage de l’introduction pour donner aussi une idée de son style (mais vraiment, vraiment, lisez Chesterton!) :
    Mais j’ai une raison particulière de faire allusion au yachtman qui découvrit l’Angleterre. Car je suis cet homme à  bord d’un yacht. J’ai découvert l’Angleterre. Je ne vois pas comment ce livre pourrait ne pas avoir un caractère égotiste. Et je ne vois pas comment (à  la vérité) il pourrait ne pas être ennuyeux. Le manque d’intérêt m’affranchira toutefois du reproche que je déplore le plus, celui d’être désinvolte. […] C’est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas. C’en est une autre de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien et de réjouir de constater qu’il a l’air d’un animal qui n’existerait pas. On recherche la vérité, mais il se peut que l’on poursuivre d’instinct les vérités les plus extraordinaires. Je dédie ce livre, avec mes sentiments les plus chaleureux, à  tous les braves gens qui détestent ce que j’écris, et le considèrent (à  juste titre, pour autant que je le sache) comme une piètre facétie ou une unique et exténuante plaisanterie. Car si ce livre est une plaisanterie, c’est une plaisanterie qui me vise. Je suis l’homme qui a eu la suprême audace de découvrir ce qui avait déjà  été découvert. S’il est un élément de farce dans les pages qui suivent, la farce est à  mes dépens, car ce livre raconte comment j’ai cru être le premier homme à  fouler le sol de Brighton avant de m’apercevoir que j’étais le dernier à  le faire. Il raconte les aventures dignes d’un éléphant à  la poursuite de l’évidence. Personne ne trouver mon cas plus risible que je ne le trouve moi-même ; aucun lecteur ne peut m’accuser ici de chercher à  le ridiculiser : c’est moi qui suis la risée de cette histoire, et aucun rebelle ne me chassera de mon trône. J’avoue librement toutes les ambitions idiotes de la fin du XIXe siècle. Comme tous les autres petits garçons solennels, j’ai essayé d’être en avance sur mon époque. Comme eux, j’ai taché d’avoir quelques dix minutes d’avance sur la vérité. Et je me suis rendu compte que j’étais en retard de dix-huit cents ans.
    En proclamant mes vérités, j’ai forcé ma voix avec une douloureuse exagération juvénile. Et j’ai été puni de la manière la plus appropriée et la plus drôle : tout en conservant mes vérités, j’ai découvert non pas qu’elles n’étaient pas vraies, mais simplement qu’elles n’étaient pas les miennes. Alors que je me croyais seul, je me trouvais en réalité dans une position ridicule puisque j’étais soutenu par toute la chrétienté. Il se peut, le Ciel me pardonne, que j’aie tenté d’être original, mais je ne suis parvenu qu’à  concevoir, en solitaire, une modeste copie des traditions existantes de la religion civilisée. Le yachtman croyait être le premier à  découvrir l’Angleterre ; j’ai cru être le premier à  découvrir l’Europe. Je me suis évertué à  créer ma propre hérésie, jusqu’à  ce que je me rende compte, en y appliquant les dernières touches, que c’était l’orthodoxie.
    Il est possible que le récit de cet heureux fiasco divertisse quelque lecteur. Il se pourrait qu’un ami ou un ennemi s’amuse en lisant comment la vérité d’une légende disparue ou l’imposture d’une philosophie majeure m’a peu à  peu appris ce que j’aurais pu apprendre dans mon catéchisme, si je l’avais jamais appris. Il peut être, ou ne pas être, assez amusant de lire comment j’ai finalement trouvé dans un club anarchiste ou dans un temple babylonien ce que j’aurais pu trouver dans l’église paroissiale la plus proche. Si quelqu’un a envie d’apprendre comment les fleurs des champs, les réflexions entendues dans un omnibus, les vicissitudes de la politique ou les souffrances de la jeunesse se sont assimilés dans un certain ordre pour produire une certaine adhésion à  l’orthodoxie chrétienne, cet homme-là  peut éventuellement lire ce livre. Mais il y a en toute chose une répartition raisonnable du travail. J’ai écrit le livre et rien au monde ne saurait m’inciter à  le lire.

  • L’Europe chrétienne ?

    L’Europe chrétienne ?

    J. H.H. Weiler a écrit en 2005 un remarquable petit livre, « L’Europe chrétienne ? », qui propose une « excursion » dans la thématique de l’identité chrétienne de l’Europe. Il y travaille en tant que spécialiste du droit européen, et constitutionnaliste. Ce livre a comme point d’ancrage historique le débat qui avait passionné (?) les européens, et qui visait à  savoir s’il fallait mentionner dans le préambule de la constitution européenne les « racines chrétiennes » (peu importe la formule, la question était de savoir s’il fallait mentionner ou non l’identité religieuse, chrétienne, de l’Europe). On sait la suite, les Français notamment ont oeuvré pour que cela ne soit pas le cas.

    Europe évidemment chrétienne

    L’argumentation de Weiler est passionnante :

    • il montre qu’il est très étrange que ce soit à  ceux qui veulent mentionner ces racines chrétiennes d’argumenter pour le faire, et non l’inverse. La civilisation européenne, occidentale, est à  l’évidence, factuellement de racines chrétiennes. Ce serait donc assez logique que la charge de la preuve repose sur ceux qui veulent gommer ces faits. Pourquoi ne pas en faire mention ? au nom de quoi ?
    • Il montre ensuite de manière très simple et claire, à  quel point une partie des peuples européens sont en dénégation de leur propre identité. Il explique en quoi l’Europe gagnerait à  renoncer à  sa christophobie (« chrétien », « christianisme » sont devenus presque des tabous)
    • il montre que plusieurs constitutions nationales, notamment l’anglaise, l’allemande et la polonaise, font mention de manière très équilibrée de ces racines chrétiennes. Il ne s’agit pas d’imposer une religion officielle, mais simplement de reconnaitre notre identité, à  la fois issue du christianisme et laïque, ce qui fait de nos sociétés des sociétés ouvertes et tolérantes. Pas de tolérance sans reconnaissance de l’Autre. Pas de reconnaissance de l’Autre sans une identité solidement assumée

    Préfacé par Rémi Brague

    Vraiment, je recommande la lecture de ce livre très dense et direct. J’ai beaucoup aimé l’humilité de l’auteur, qui appuie son argumentation sur deux encycliques du pape Jean-Paul II (Redemptoris missio et Centesimus annus). La pensée chrétienne garde une grande pertinence pour penser l’Europe ; il est d’autant plus dommage de ne pas en avoir fait mention dans notre Constitution.
    Comme la préface a été signée par l’excellent Rémi Brague, je recopie ici sa conclusion :
    Weiler risque en passant une formule qui fera teinter plus d’une oreille : « La démocratie n’est pas un objectif ; (…) elle est un moyen, indispensable si l’on veut, mais un simple moyen tout de même. Une démocratie est en fin de compte aussi bonne ou mauvaise que les gens qui en font partie ». Si la démocratie n’est qu’un moyen, quelle est la fin dont elle est le moyen ? Weiler ne le dit nulle part clairement. La philosophie politique classique de la Grèce aurait répondu : la vertu, la formation de l’excellence (aretè) humaine. La façon dont Weiler rappelle le critère de la qualité d’un régime politique, à  savoir la qualité morale des citoyens qui y vivent, suggère qu’il va dans cette direction. J’aurais quant à  moi dit la même chose dans un langage plus moderne, et rappelé une idée commune à  un juif (pas très bon, il est vrai…), Spinoza, et à  un catholique, Lord Acton : la liberté n’est pas un moyen, mais une fin ; la seule fin en soi est la liberté. Encore faut-il comprendre que cette liberté n’est pas celle de se rendre l’esclave de ses penchants les plus stupides, voire les plus suicidaires, mais au contraire de laisser libre cours en soi à  l’excellence humaine.