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  • Modernité et morale

    Modernité et morale

    Le recueil d’essais de Charles Larmore, « Modernité et morale » (aux Editions PUF), est un livre essentiel dans tous les sens du terme : les sujets traités me paraissent être importants, centraux, et la manière de les aborder est dense, précise, humble et ambitieuse à  la fois. Je vais ici faire une brève recension des thèmes abordés, et je m’appuierai dessus pour d’autres billets. Le livre est trop dense pour être « résumé » dans un billet de blog. J’ai corné les pages, et noirci le livre de notes. Un excellent bouquin qui m’a accompagné cet été, et dont je relirai à  coup sûr certains passages. C’est un livre d’une grande clarté, et d’une complexité assez élevée : les raisonnements, solides, vont vite à  l’essentiel. Il faut s’accrocher un peu. La clarté, pour Larmore et la philosophie analytique, est une approche rationnelle, et logique, de l’argumentation :

    Une position philosophique est claire dans la mesure où l’on spécifie les conditions dans lesquelles on l’abandonnerait.

    Cette phrase résume bien l’éthique de la pensée chère à  Larmore. L’introduction de son livre vise à  expliquer que selon lui la philosophie n’a pas besoin de se prendre elle-même pour objet, et que les a priori des deux grandes écoles de philosophie (analytique et phénoménologique) sont à  rejeter. Il reste, et c’est un des succès de la philosophie analytique, une éthique de la pensée, visant clarté et adéquation au réel.
    Car il y a non seulement des normes pratiques concernant comment il faut agir, mais aussi des normes cognitives concernant comment il faut penser. En conséquence, il y a des vertus intellectuelles aussi bien que des vertus morales. (…) Au coeur de ce que je conçois comme l’éthique de la pensée, en philosophie comme dans tout domaine, est l’honnêteté intellectuelle qui reconnait la probabilité de l’erreur et l’assume par la recherche de la clarté.

    Connaissance morale

    La première partie vise à  établir dans quel sens une connaissance morale est possible. C’était la raison de l’achat de ce livre : en lisant Popper, je m’étais posé cette question. Larmore y répond de manière magistrale et simple, il me semble. Et en s’appuyant sur des raisonnements, et une vision de la réalité proche de celle de Popper : un réalisme critique, faisant de la place, dans le réel, à  côté des objets tangibles, et des ressentis psychologiques, aux normes et aux idées. Pour plus de détails, voir mon article résumant la description du réel par Karl Popper.
    Larmore amène des éléments très intéressants dans la manière dont nous devons concevoir les faits moraux, en les situant explicitement dans le monde 3 de Popper :
    Il suppose (…) que s’il existait des faits moraux, ils devraient ressembler aux faits physiques et psychologiques en étant accessibles à  la perception ou à  l’observation ; étant donné cette supposition, la manière dont de tels faits peuvent jouer un rôle dans la causalité psycho-physique doit certainement paraitre mystérieuse. Mais on n’a pas besoin de concevoir ainsi les faits moraux. Au lieu d’être un élément supplémentaire du monde perceptible, les faits moraux peuvent se concevoir comme des raisons, donc comme faisant partie de l’ensemble des raisons de croire et d’agir que nous pouvons reconnaître, non par la perception, mais par la réflexion.
    Larmore, in fine, pense – et je suis en accord avec lui – que « le naturalisme est un des grands préjugés de notre époque ».
    Or nous devons admettre que le monde (…) englobe non seulement la réalité physique et psychologique, mais également une réalité normative. Ou, comme les sophistes, nous devons renoncer à  la raison pour nous abandonner à  la persuasion. Loin d’être légitimé par les succès de la science moderne, le naturalisme, comme le non-cognitivisme moral qu’il inspire, s’avère l’ennemi mortel de la raison.

    Coïncidence ? Un des blogs que je suis vient de publier une copieuse note de méta-éthique sur la « naturalité du Bien, et je pense que je vais commencer par là .

    Morale des anciens et des modernes

    A la suite de Henry Sidqwick, Larmore explique que l’approche de la morale est radicalement différente selon que l’on considère la notion de juste ou la notion de bien comme fondamentale. Ces deux conceptions par ailleurs, sont un marqueurs de ce qu’est la modernité :
    La priorité du bien est au centre de l’éthique grecque, tandis que l’éthique moderne accorde la priorité à  la notion de juste.
    Kant, et d’autres, on fait émerger cette conception centrée sur le juste de la morale. Le coeur du débat est que le bien n’est plus un terrain d’entente.
    C’est un acquis irrévocable du libéralisme politique que le sens de la vie est un sujet sur lequel on a une tendance naturelle et raisonnable, non pas à  s’accorder, mais à  différer et à  s’opposer les unes aux autres. De là , l’effort libéral pour déterminer une morale universelle, mais forcément minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible en dépit de ses désaccords.
    Larmore détaille ensuite notre rapport aux croyances, central dans la réflexion morale (on pense toujours dans un ensemble de croyances), et à  la connaissance morale.
    J’ai déjà  fait remarquer qu’il est fort possible de justifier la validité de certaines obligations morales, si au lieu de s’élever à  un point de vue absolument détaché, on s’appuie sur la validité d’autres obligtations que l’on accepte déjà . (…) Cette épistémologie repose sur un fait évident et sur deux normes cognitives qui sont aussi importantes qu’elles ont été négligées. Le fait, est que nous nous trouvons toujours en possession d’une multitude de croyances. A ce fait, s’ajoutent les principes suivants : 1/ Il nous faut une bonne raison pour douter comme il nous en faut une pour conclure (…) 2/ Justifier une proposition n’est pas simplement donner des prémisses vraies d’où elle découle, c’est donner des raisons qui dissipent des doutes sur sa vérité. (…) Pris ensemble, ces deux principes ont pour conséquence qu’il ne nous faut justifier une croyance que nous avons déjà  que si nous avons d’abord trouvé des raisons de croire qu’elle est douteuse. C’est en cette conséquence qu’apparaît la nouveauté de ces deux principes. D’habitude, on suppose que la raison exige que chacune de nos croyances soit soumise à  la justification. (Souvent cette supposition prend la forme de l’exigence que des croyances servant à  justifier d’autres croyances doivent elles-mêmes se justifier.) Cette supposition est devenue si habituelle, si irréfléchie que l’on a oublié ses intentions originelles. Elle ne provient pas tant de la raison que de l’aspiration métaphysique à  regarder le monde sub specie aeternitatis. (…) La question décisive est donc de savoir si nous voulons d’une épistémologie qu’elle soit un guide à  l’éternité ou qu’elle soit un code pour la solution de problèmes. Si nous abandonnons cette aspiration métaphysique et prenons comme règle qu’il faut avoir des raisons positives de croire qu’une croyance existante peut être fausse pour la mettre en doute et donc pour en exiger la justification, la notion que toutes les croyances devraient être justifiées disparaîtra. Le seul fait que nous ayons déjà  une croyance, et que nous l’ayons à  cause de notre contexte historique, n’est pas une bonne raison de croire qu’elle puisse être fausse ni donc d’exiger qu’elle soit justifiée. De plus, si nous trouvons en effet des raisons positives de la mettre en doute, nous devons continuer à  nous appuyer sur nos autres croyances existantes, non seulement pour chercher une solution à  ce doute, mais aussi préalablement pour découvrir les raisons positives qui sont à  la source de notre doute. Selon cette conception, il n’existe aucune opposition entre enracinement historique et rationalité.

    Hétérogénéité de la morale

    J’en avais parlé récemment (et Silberzahn aussi dans un très bon billet): un débat existe entre deux approche de la morale : éthique de responsabilité (conséquentialisme) et éthique de conviction (déontologie). Larmore propose une vision plus large, et explique la morale est hétérogène. A nous de nous dépatouiller avec les exigences parfois contradictoires de 3 principes généraux.
    J’appelerais ces trois principes : principe de partialité, principe conséquentialiste et principe déontologique. Ils se situent tous trois à  un niveau élevé de généralité. Le principe de partialité sous-tend les obligations « particularistes » qui ne s’imposent à  nous qu’en vertu d’un certain désir ou intérêt que nous nous trouvons avoir. (…) Le principe de partialité exprime donc une priorité du bien sur le juste. (…) Les deux autres principes pratiques – les principes conséquentialiste et déontologique – sont universalistes et représentent des obligations catégoriques. Le principe conséquentialiste exige que l’on fasse ce qui produira globalement le plus grand bien (la plus grande somme algébrique de bien et de mal), eu égard à  tous ceux qui sont affectés par notre action. (…) Le principe déontologique exige que l’on ne fasse jamais certaines choses (ne pas respecter une promesse, dire des mensonges, tuer un innocent) à  autrui, même s’il doit en résulter globalement un moindre bien ou un plus grand mal. (…) Contrairement au principe de partialité, ces deux principes impliquent des devoirs qui sont catégoriques et s’imposent à  l’agent, quels que puissent être ses désirs ou ses intérêts. Ils expriment, par conséquent, une priorité du juste sur le bien. Il me semble que toute personne réfléchie reconnaît, dans une certaine mesure, les exigences de ces trois principes.

    Philosophie politique : libéralisme et romantisme

    Je vais devoir sur ce sujet comprendre pourquoi Larmore met sous le terme de « romantisme » ce que j’appelle habituellement « conservatisme » (des courants de pensée valorisant, en opposition à  l’individualisme, l’appartenance et les coutumes, la tradition). Au-delà  de ce problème sémantique, il me semble qu’il offre une belle piste pour marier les deux, du moins en Occident. Le libéralisme n’est pas un idéal de plus, parmi d’autres ; le libéralisme prend acte de l’impossibilité de mettre tout le monde d’accord et propose un socle minimal de règles éthiques pour rendre possible la vie ensemble.
    Il est dangereux de faire du libéralisme une conception de plus parmi toutes les visions partisanes et controversées de la vie bonne, car il ne représentera plus alors la solution crédible à  l’un des problèmes moraux et politiques les plus pressants des Temps modernes. Il ne sera plus qu’un autre élément du problème. La conviction que la nature de la vie bonne ne peut vraisemblablement pas faire l’objet d’un accord raisonnable est un trait distinctif de la pensée moderne. Quand il s’agit du sens de la vie, toute discussion entre personnes raisonnables ne tend pas naturellement vers le consensus, comme le pensait Aristote, mais vers la controverse. Plus on parle d’un tel sujet, plus le désaccord croît, même en nous-mêmes, comme le fit observer Montaigne. Le libéralisme a représenté l’espoir que, malgré cette tendance au désaccord sur des questions d’une importance suprême, nous pourrions trouver le moyen de vivre ensemble sans recourir à  la force. Dans le libéralisme s’exprime la conviction que l’on peut s’accorder sur une morale élémentaire tout en continuant de se trouver en désaccord sur ce qui donne sens à  la vie.
    Au bout du compte, cette conviction se révèlera peut-être sans fondement. Il est possible que le libéralisme ne soit qu’un idéal partisan de plus. Mais s’il en est ainsi, alors à  moins de se dissoudre dans la lumière d’un Bien compréhensif et irrésistible, l’expérience moderne ne connaîtra qu’un avenir politique où « des armées ignorantes s’affronteront dans la nuit. »

    Ce passage m’a fait penser à  Von Mises (bizarrement, Larmore ne cite jamais ni Von Mises, ni Hayek, ce qui ne manque pas de me surprendre) :
    Le libéralisme est rationaliste. Il soutient qu’il est possible de convaincre l’immense majorité que la coopération paisible dans le cadre de la société sert mieux les intérêts justement compris que les batailles mutuelles et la désintégration sociale. Il a pleine confiance dans la raison de l’homme. Il se peut que cet optimisme ne soit pas fondé et que les libéraux se trompent. Mais alors il ne reste plus aucun espoir pour l’avenir de l’humanité.
    Par ailleurs, et c’est autre sujet que Larmore n’aborde pas directement, bien que central, je pense qu’à  force d’ouvrir nos sociétés, via l’immigration, à  des cultures trop différentes, nous avons sapé cette approche du libéralisme ; il n’est pas possible de faire coexister des cultures trop différentes au même endroit. Le socle commun pour cette approche libérale devient trop restreint.
    La question centrale de la philosophie politique : quels sont les principes d’association politique qu’il est juste d’établir ?, est une question morale. Mais c’est une question autrement difficile dans les conditions modernes, où l’on s’est progressivement rendu compte que la vraie religion, le sens de la vie, la nature de la vie réussie sont des sujets sur lesquels les individus raisonnables ont une tendance naturelle, non pas à  s’accorder, mais différer et à  s’opposer les uns aux autres. Il nous faut alors chercher une morale universelle, mais minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible, en dépit de ces désaccords. C’est la conception du libéralisme politique que je développe et défends dans les essais de cette partie. Tout en me situant dans le camp libéral, je veux pourtant séparer la pensée libérale des idéeaux d’individualisme et d’autonomie que certains de ses grands théoriciens (Kant et Mill, par exemple) y ont associés. En tant qu’effort pour repérer une morale commune en dépit des controverses sur la nature du bien, le libéralisme devrait aussi éviter de prendre parti dans une des principales controverses culturelles des deux derniers siècles, celle qui à  partir du Romantisme oppose les partisans de l’individualisme et les champions de l’appartenance à  des traditions. C’est en ce sens que j’essai de reformuler la pensée libérale.
    J’ai trouvé cette volonté très intéressante, et elle rejoint certaines de mes envies naïves. J’ai donc noté avec attention les auteurs français mentionnés par Larmore (qui a écrit ce livre en français directement, à  la demande de Monique Canto-Sperber), dont la pensée lui est proche, et qu’il va falloir que je lise : Luc Ferry (que je connais un peu), Marcel Gauchet et Alain Renaut. Le programme est tracé.

  • Des convictions

    Des convictions

    J’ai eu une discussion très intéressante avec deux amis à  propos de cette citation de Nietzsche :

    Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.

    Friedrich Nietzsche (1844-1900)
    Philologue, philosophe, poète, pianiste et compositeur allemand.

    J’ai toujours aimé cette citation. Elle me parle, car je crois que la vérité est une quête indispensable, et parce que j’ai toujours regardé avec un peu de méfiance les gens qui mettent en avant leurs « convictions ». J’y reviendrai plus loin. Cette citation est puissante car elle apporte un distinguo très important pour comprendre ce que l’on appelle la vérité. Pourquoi le mensonge n’est pas un ennemi de la vérité ? Parce qu’en mentant, le menteur sait qu’il ment, qu’il déforme la vérité, qu’il ne décrit pas vraiment la réalité, et finalement il est donc dans le même cadre de référence que celui qui dit vrai. Ils ont la même notion du « vrai » : ils se réfèrent tous deux au réel. Tandis que celui qui fonctionne sur les convictions est dans un mode différent : il ne remet pas en cause ces convictions, et ne doute pas. Ou en tout cas, il peut, par conviction, ne pas voir une partie du réel. Ces deux modes de vérité portent un nom : vérité-correspondance et vérité-cohérence. J’avais découvert cette distinction dans Popper, et je la trouve essentielle.

    Vérité-correspondance et vérité-cohérence

    Dans le mode vérité-correspondance, le critère du vrai est l’adéquation, la correspondance, entre une proposition et le réel. C’est la posture de la science : je n’y reviens pas, j’avais fait un long article sur le sujet. L’adéquation avec le réel tranche, et nos propositions sont d’autant plus vraies qu’elles décrivent mieux la réalité.
    La vérité-cohérence, par opposition, a comme critère de vérité la cohérence logique des propositions ou des théories. C’est l’absence de contradiction interne d’une théorie ou d’une idée qui la rend vraie, et non son adéquation avec le réel.
    Etant scientifique de formation, j’avoue être clairement du côté de la vérité correspondance : aussi belle formellement et cohérente que puisse être une théorie, si elle ne décrit pas adéquatement le réel, elle est fausse. C’est une belle construction, mais fausse. J’essaye de ne pas caricaturer cependant : la recherche de cohérence et de non-contradiction logique est tout à  fait légitime et normale. Mais cela ne doit pas conduire à  nier le réel.

    Du coup, avec cet éclairage, la phrase de Nietzsche dit simplement que la vérité-correspondance, qui est le cadre de pensée du menteur comme de celui qui dit la vérité, est préférable à  la vérité-cohérence (cadre de celui qui a des convictions) dans la recherche de la vérité. Mais il est temps de préciser ce que l’on entend par conviction (on peut les remettre en cause), ou par croyance, ou même par dogmatisme : c’était un des sujets de notre discussion amicale.

    Convictions et doute

    Comme souvent, il est utile de revenir à  la définition des mots. Conviction a deux sens très différents – en plus du sens juridique qui en fait un synonyme de « preuve matérielle » :

    • Certitude de l’esprit fondée sur des preuves jugées suffisantes. Par métonymie : Opinions, idées, principes considérés comme fondamentaux.
    • Avec conviction : Avec sérieux, avec application, en croyant à  ce qu’on fait ou dit. Avec chaleur, enthousiasme.

    Etre convaincu, c’est donc être certain, d’une part, et d’autre part c’est aussi faire le choses avec énergie, enthousiasme, sérieux. Peut-on ne pas être dans la conviction, donc accessible au doute, tout en agissant avec conviction ? Cela me fait penser à  une autre citation, d’une grand défenseur de la vérité-correspondance :

    Si vous êtes certain, vous vous trompez certainement, parce que rien n’est digne de certitude ; et on devrait toujours laisser place à  quelque doute au sein de ce qu’on croit ; et on devrait être capable d’agir avec énergie, malgré ce doute.

    Bertrand Russell (1872-1970)
    Mathématicien, logicien, philosophe, épistémologue, homme politique et moraliste britannique.

    Alors, bien sûr, personne ne peut vivre sans convictions. Il est relativement aisé de douter de tout, philosophiquement, mais pour vivre il faut s’appuyer des connaissances stables et sûres. Je sais qu’en lâchant un verre, il tombe (toujours) et se casse au sol (presque toujours). Je n’ai pas besoin de douter de cela, et c’est même recommandé de ne pas douter de cela. Mais nos convictions ne sont pas toutes liées à  des énoncés sur le réel : certaines de nos convictions sont des convictions morales (dans telle ou telle situation, il faut agir comme ceci, ou comme cela), ou des convictions politiques (pour atteindre tel objectif, il faut organiser – ou pas – les choses comme cela). Dans ces domaines, les connaissances sont souvent moins évidentes. Mais la phrase de Russell le dit bien : pas besoin que les convictions soient sûres et certaines pour agir avec conviction. Le tout est de savoir en débattre, en douter quand il le faut (quand le réel nous force à  le faire). Pour cela, il faut accepter que la confrontation au réel est plus importante que nos convictions, ou que leur cohérence, ou que l’adéquation de nos émotions avec ces convictions. L’adéquation au réel tranche, c’est ce que dit la phrase de Nietzsche.

    En politique

    Il n’est pas possible de conclure cette petite réflexion sans parler – puisque le mot « conviction » y est central – de la distinction apportée par Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. L’article wikipedia sur le Savant et le Politique résume assez bien la chose :
    Weber distingue deux éthiques de l’action politique, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité : ceux qui agissent selon une éthique de conviction sont certains d’eux-mêmes et agissent doctrinalement (…) alors que l’éthique de responsabilité repose sur l’acceptation de répondre aux conséquences de ses actes ; si l’éthique de conviction est nécessaire, elle produit dans le parti un appauvrissement intellectuel au profit de la discipline de parti.
    Pour en savoir plus, vous pouvez écouter, par exemple, Michel Onfray en parler sur France Culture. J’avais fait un article sur les différents types d’éthiques en politique, qui apporte d’autres éléments. C’est un sujet complexe : il est bien sûr stérile de croire que ces archétypes existent seuls. Il faut bien sûr agir au nom d’un certain nombre de principes, de convictions, mais il faut également bien sûr assumer les conséquences de ses actes. C’est un point de tension dans ma pensée : je suis libéral, et le libéralisme est une éthique de conviction, procédurale. Le libéralisme est une pensée qui est adossé à  un système de règles, justes, valable pour tous, et qui accepte que la société évolue librement, de manière spontanée, sur ces règles. Force est de constater que sur certains sujets, l’évolution spontanée ne conduit pas toujours au bon endroit. Que l’on pense à  la PMA, et à  la GPA : une éthique de responsabilité doit conduire à  restreindre la liberté sur certains sujets pour éviter ces dérives. Mais c’est aussi une éthique de conviction, puisqu’elle s’adosse à  la conviction qu’on ne peut pas « marchandiser » les humains, louer le ventre des femmes, acheter des bébés.
    Et d’un autre côté, raisonner uniquement à  partir des conséquences prévisibles de nos actes est aussi parfois une impasse, car il existe de multiples conséquences imprévisibles – et souvent positives – des actes humains dans une société libre.

    Qu’est-ce qu’une bonne conviction ?

    En conclusion, je dirai qu’il faut avoir des convictions, et qu’il faut être capable de les regarder comme un physicien considère les théories scientifiques : si le réel vient les chahuter, il faut être capable de les remettre en question. Elles n’en sortiront pas annulées, mais transformées, améliorées dans leur adéquation avec le réel. Qu’est-ce qu’une bonne conviction ? Une conviction dont l’horizon est la vérité-correspondance. Non pas celle qui résonne en boucle avec moi-même, ou qui s’insère dans un système cohérent, mais une conviction qui est un principe d’action juste respectant la dignité humaine et la raison, et en même temps les phénomènes et lois naturels qui sont à  l’oeuvre dans la réalité. Il y a encore à  creuser sur ce sujet (de mon côté). Passionnant. Merci les amis pour les discussions enrichissantes, stimulantes, dérangeantes.

    Et vous ? Que vous inspire cette phrase de Nietzsche ?

  • La sagesse du monde

    La sagesse du monde

    Le sous-titre du livre La sagesse du mondedit assez précisément le projet : « histoire de l’expérience humaine de l’univers ». Rémi Brague, qui décidément est un excellent auteur, tente de montrer comment notre vision du monde a évoluée au cours des âges, en s’appuyant sur des textes nombreux et provenant de plusieurs cultures différentes. On y croise des morceaux de la Bible, des textes grecs, des morceaux issus d’auteurs du judaïsme ou du monde islamique. Ils sont suivis par des textes médiévaux, puis modernes.
    Je n’essayerai évidemment pas de résumer ce livre très dense, difficile parfois (surtout la fin qui m’a paru absconse, avec ses morceaux d’Heidegger). Je vais essayer, comme toujours, d’en donner un aperçu avec quelques idées qui me sont restées.

    C’est quoi le « monde » ?

    • La première, c’est que les Anciens avaient une vision à  la fois du monde et de la connaissance de celui-ci extraordinairement différente de la nôtre. C’est tout le travail de la première moitié du livre de Rémi Brague que d’essayer de nous plonger dans cette(ces) vision(s) très différente(s). Et pour avoir une « vision » du monde, il faut que ce concept existe. Il y a apparition progressive de cette idée de « monde », comme idée de totalité. Il est difficile et fascinant à  la fois d’imaginer que des hommes ont vécus sans concept de « monde ». Son apparition, chez les grecs probablement, est associé au mot « cosmos » (qui signifie ordre). Le « monde » apparaît d’abord dans des cultures où l’ensemble de ce qui est existe est vécu comme « ordonné », et « bon ».
    • Rémi Brague distingue pour plus de clarté les termes cosmographie (description de ce qui est), cosmogonie (récit de l’apparition des choses), et la cosmologie. La cosmologie, qui est d’habitude un mixte de cosmographie et de cosmogonie, est utilisée par Brague dans un sens réflexif :
      J’entends par là , comme l’implique d’ailleurs le mot de logos, non un simple discours, mais une façon de rendre raison du monde dans laquelle doit s’exprimer une réflexion sur la nature du monde comme monde. […] Ainsi, un élément réflexif est nécessairement présent dans toute cosmologie, alors que son absence n’a rien de gênant dans une cosmographie ou dans une cosmogonie, où il serait même déplacé. Une cosmologie doit rendre compte de sa possibilité, et, déjà , de la première condition de son existence, à  savoir la présence dans le monde d’un sujet capable d’en faire l’expérience comme tel – l’homme. Une cosmologie doit donc nécessairement impliquer quelque chose comme une anthropologie. [cette anthropologie] englobe aussi une réflexion sur la façon dont l’homme peut réaliser en plénitude ce qu’il est – une éthique, donc.
      Ce qui permet de comprendre le titre du livre : quelle sagesse pouvons-nous trouver dans le monde ?

    Orphelins du monde ?

    le chemin que nous fait suivre Brague, si je le résume à  l’extrême est la suivant : d’un monde perçu comme modèle par les grecs, nous sommes passés, depuis les révolutions coperniciennes et suivantes, dans un monde perçu comme n’ayant aucun lien avec l’éthique. Le monde, notre monde, notre univers, notre cosmos, ne constitue plus pour les hommes un modèle à  suivre. Il est a-moral. Nous n’avons à  proprement parler plus de cosmologie. Le monde ne peut plus nous aider à  devenir des hommes. Orphelins, et autonomes.

    J’ai trouvé passionnant ce livre. Il est très riche. Une dernière petite pensée, qui m’est venue à  la lecture du livre. Il y est exprimé (je n’ai pas retrouvé la page) que le monde, compris comme non plus ordonné mais chaotique, ne porte plus la notion du « beau »/ »bien »/ »juste ». C’est possible ; mais il me semble que la compréhension des lois de la nature (travail sans fin) permet de retrouver ce sentiment – naïf ? – qu’éprouvait les anciens en pensant le monde comme « parfait ». Comprendre les lois à  l’oeuvre dans la nature, et toujours mieux les connaitre, est une source d’émerveillement par le savoir qu’il me semble utile de continuer à  pratiquer.

    Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. [Albert Einstein]

  • En terrain miné

    En terrain miné

    Sincèrement, le dialogue épistolaire entre Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay est décevant, et porte bien son titre « En terrain miné ». Ils n’ont pas réussi à  éviter les mines. Il est vrai que je suis un lecteur et un auditeur fidèle de Finkielkraut, car je me sens proche de sa pensée, et qu’il m’a souvent permis de mettre des mots plus justes sur la mienne. J’ai donc commencé cette lecture avec un regard biaisé. Malheureusement, ce regard n’a pas été tellement bousculé par les échanges de ces deux intellectuels. Elisabeth de Fontenay, pour le dire vite et plus directement que Finkielkraut ne peut le dire, est une intellectuelle idéologue, ou en tout cas dans une forme d’éthique de conviction. Ses attaques ad hominem, pourtant contradictoire avec son amitié affichée, suffisent presque à  me faire tomber le livre des mains. On n’est pas obligé de partager les vues, réflexions et opinions de ses contradicteurs, mais cela ne fait pas une raison pour essayer de les discréditer moralement. Finkielkraut, patient, explique, dit et redit. A perte, à  mon sens.
    Il y a quelques bons passages, de l’un et de l’autre, mais le dialogue n’a pas vraiment pris. Je recommande donc de plutôt se jeter sur les excellents « L’identité malheureuse », « A la première personne », et « Un coeur intelligent », qui sont infiniment plus riches et profonds.

  • Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

    Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

    C’est avec un livre curieux, original, que j’ai commencé mes lectures de vacances. Il s’agit d’un livre publié en 1884, « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » (ré-édité chez Allia Editions), de Jean-Marie Guyau (livre intégral disponible en ligne). Philosophe, poète, et enseignant, Jean-Marie Guyau est mort à  33 ans de la tuberculose.

    Fonder la morale sur les connaissances

    Ce livre est un essai captivant pour « fonder » la morale sur les connaissances plutôt que sur des sentiments. C’est une belle réflexion, dans une langue magnifique, et portée par un esprit visiblement génial et rigoureux, et au fait de l’état des connaissances humaines de son époque. Ce qui est étonnant, c’est l’effort pour tout penser de manière rationnelle ; c’est étonnant, parce qu’en lisant ces lignes on découvre un esprit visiblement athée, mais aussi ayant une foi profonde dans l’humain et dans le progrès possible. La démarche visant à  vouloir décorréler la morale de ses fondements « spirituels » ou religieux surprend. A tout le moins, c’est un point qui mériterait d’être discuté et creusé. J’ai le sentiment que Guyau cherchait à  construire une « science du comportement moral », ou une « science du comportement social », et j’ai le sentiment que s’il avait assumé de ne rien pouvoir « fonder » sans recourir à  un certain nombre de concepts « religieux », il aurait pu aller plus loin et créer, avec d’autres, des éléments de la « science de l’action humaine », c’est-à -dire devenir économiste (au sens de Mises par exemple). Les idées, principes, concepts des religions font aussi partie de nos connaissances.

    Plume sublime plus que philosophe important

    Je vous recommande ce livre très vivement, non pas pour les réflexions philosophiques que je trouve un peu décousue, mais plutôt pour découvrir une plume fantastique, et un pouvoir d’évocation de la condition humaine très rare : il y a des pages magnifiques, spirituelles, sur ce que sont les humains, sur leur condition de finitude dans l’infini, sans jamais que cette évocation soit le moins du monde désespérée ou noire. Simplement magnifique. S’il avait pu vivre plus longtemps, Jean-Marie Guyau aurait pu écrire de splendides romans.
    Je ne peux résister à  recopier ici les paragraphes de conclusion. Bonne lecture !
    En somme, c’est la puissance de la vie et l’action qui peuvent seules résoudre, sinon entièrement, du moins en partie, les problèmes que se pose la pensée abstraite. Le sceptique, en morale comme en métaphysique, croit qu’il se trompe, lui et tous les autres, que l’humanité se trompera toujours, que le prétendu progrès est un piétinement sur place ; il a tort. Il ne voit pas que nos pères nous ont épargné les erreurs mêmes où ils sont tombés et que nous épargnerons les nôtres à  nos descendants ; il ne voit pas qu’il y a d’ailleurs, dans toutes les erreurs, de la vérité, et que cette petite part de vérité va peu à  peu s’accroissant et s’affermissant. D’un autre côté, celui qui a la foi dogmatique croit qu’il possède, à  l’exception de tous les autres, la vérité entière, définit et impérative : il a tort. Il ne voit pas qu’il y a des erreurs mêlées à  toute vérité, qu’il n’y a encore rien dans la pensée de l’homme d’assez parfait pour être définitif. Le premier croit que l’humanité n’avance pas, le second qu’elle est arrivée ; il y a un milieu entre ces deux hypothèses : il faut se dire que l’humanité est en marche et marcher soi-même. Le travail, comme on l’a dit, vaut la prière ; il vaut mieux que la prière, ou plutôt il est la vraie prière, la vraie providence humaine: agissons au lieu de prier. N’ayons espoir qu’en nous-mêmes et dans les autres hommes, comptons sur nous. L’espérance, comme la providence, voit parfois devant elle (providere). La différence entre la providence surnaturelle et l’espérance naturelle, c’est l’une prétend modifier immédiatement la nature par des moyens surnaturels comme elle, l’autre ne modifie d’abord que nous-mêmes; c’est une force qui ne nous est pas supérieure, mais intérieure: c’est nous qu’elle porte en avant. Reste à  savoir si nous allons seuls, si le monde nous suit, si la pensée pourra jamais entraîner la nature; – avançons toujours. Nous sommes comme sur le Léviathan dont une vague avait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans l’océan, de même que notre terre dans l’espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes; il arriva pourtant. Peut-être notre terre, peut-être l’humanité arriveront-elles aussi à  un but ignoré qu’elles se seront créé à  elles-mêmes. Nulle main ne nous dirige, nul oeil ne voit pour nous; le gouvernail est brisé depuis longtemps ou plutôt il n’y en a jamais eu, il est à  faire: c’est une grande tâche, et c’est notre tâche.

  • Apprendre à  vivre

    Apprendre à  vivre

    Rien que ça ! C’est le titre du livre de Luc Ferry que je viens de terminer. Bien sûr, c’est un peu prétentieux, mais en même temps, n’est-ce pas ce que nous essayons tous, chacun à  notre manière, de faire ? 

    Le livre est magnifique : simple, pédagogique sans être simpliste. J’ai appris beaucoup. Luc Ferry passe en revue une bonne partie de l’histoire de la philosophie, de la pensée, à  travers un filtre particulier : chaque doctrine ou courant est décrypté selon trois axes.

    1. Théorie (que pouvons-nous connaitre et expliquer ?)
    2. Ethique (comment vivre avec les autres ? quelles sont les bonnes règles ?)
    3. Sagesse ou doctrine du salut (quel sens donner à  la vie ? )

    C’est passionnant, tout simplement. J’étais déjà  un peu familier avec la pensée stoïcienne, un peu moins avec le christianisme. J’ai adoré l’introduction que Luc Ferry fait de la pensée de Nietzsche, qui est pour le moins obscur en VO. Notamment, j’ai aimé l’idée suivante.

    Nietzsche décrypte deux types de « forces ». Les forces « réactives » d’une part (propres à  la pensée rationnelle, à  la négation du sensible) qui ne se déploient qu’en annihilant d’autres forces. C’est la volonté de vérité, la pensée rationnelle. Et les forces « actives » d’autre part (propre à  l’affirmation du corps, qui s’affirment dans l’art) et qui existent sans avoir besoin de renier autre chose. Et Nietzsche définit la grandeur comme la conciliation en nous de ces deux types de forces (je cite Ferry) : 

    C’est cette conciliation qui est, au yeux de Nietzsche, le nouvel idéal, l’idéal enfin acceptable parce qu’il n’est pas, à  la différence de tous les autres, faussement extérieur à  la vie mais, au contraire, explicitement arrimé à  elle. Et c’est cela, très exactement, que Nietzsché nomme la grandeur – un terme capital chez lui – le signe de la « grande architecture », celle au sein de laquelle les forces vitales, parce qu’elles sont enfin harmonisées et hiérarchisées, atteignent d’un même élan la plus grande intensité en même temps que la plus parfaite élégance.

     

    Au final, je recommande vraiment ce livre. Direct, sincère, il pose un certain nombre de questions essentielles, et ce n’est qu’en tout fin d’ouvrage que Luc Ferry donne son propre point de vue, tout en nuance. A lire. Pour apprendre à  penser et à  vivre.