Étiquette : Pensée

  • Objets mentaux

    Le thème de mon billet de l’autre jour (Faits & Récits) et le fait de poser les idées par écrit m’a fait avancer dans mon essai. Ce billet partage l’avancement en guise de note plus pour moi-même, pardonnez-moi, chers lecteurs, de partager aussi des brouillons, mais ça aide à progresser.

    Faits, récits, et …

    Je me suis très vite rendu compte, puisqu’un des axes de mon essai était de faire un tri, un rangement, dans les différents objets mentaux que l’on manipule pour penser, qu’il y a bien plus d’objets mentaux que simplement les récits et les faits. Pour bien lutter contre le biais de confusion (utiliser des objets mal identifiés ou mal définis entraîne à coup sûr une pensée confuse), il faut donc être plus systématique dans le « bestiaire » des objets mentaux. Voici mes notes et l’état de ce bestiaire, sans plus de précisions. N’hésitez pas, bien sûr, si cela vous interpelle ou provoque des réflexions, questions, critiques, etc. à les partager en commentaire.

    Les briques élémentaires

    Voici donc un certain nombre d’objets mentaux, que l’on manipule lorsque l’on pense. On peut bien sûr les combiner pour créer des objets plus complexes, mais ceux-là me paraissent avoir des caractéristiques suffisamment notables pour les distinguer. Ce modèle continuera à évoluer bien sûr, mais ça fait une bonne base. Chaque brique est décrite comme suit : une définition (plus ou moins calquée sur celle du dictionnaire, des caractéristiques distinctives, un champ de valeur, un exemple, une description possible de la manière dont cet objet mental existe (au sens de Ferraris Objet=acte inscrit), et une « instanciation » possible de l’objet (une manière de l’utiliser concrètement).

    • Descriptions

      • Définition : Énoncés sur le réel, vérifiables ou réfutables, décrivant objectivement la réalité, les faits.

      • Caractéristiques distinctives : Réfutabilité, objectivité, ancrage empirique.

      • Champ de valeur : Vérité.

      • Exemple : « L’eau bout à 100°C à pression standard. »

      • Inscription : Acte de documenter ou enregistrer un énoncé vérifiable (ex. : noter une observation scientifique dans un journal).

      • Instanciation : Lire ou citer un fait dans une discussion, re-créant sa description objectivement (ex. : expliquer que « l’eau bout à 100°C » lors d’une expérience).

    • Raisonnements

      • Définition : Suite logique de propositions aboutissant à une conclusion, permettant de structurer la pensée.

      • Caractéristiques distinctives : Logique, structure argumentative, cohérence interne.

      • Champ de valeur : Logique, argumentation.

      • Exemple : Démonstration du théorème de Pythagore.

      • Inscription : Acte de formuler ou débattre un enchaînement logique (ex. : énoncer un argument lors d’un débat).

      • Instanciation : Appliquer un raisonnement dans un problème réel, comme démontrer un théorème pour résoudre une équation.

    • Concepts

      • Définition : Représentation mentale abstraite et générale, objective, stable, munie d’un support verbal. Les concepts n’ont pas nécessairement un statut logique.

      • Caractéristiques distinctives : Abstraction, objectivité, stabilité, support verbal.

      • Champ de valeur : Imagination, créativité, abstraction.

      • Exemple : Notion de liberté.

      • Inscription : Acte de nommer ou discuter une idée abstraite (ex. : définir verbalement « liberté » dans une conversation).

      • Instanciation : Utiliser un concept dans une réflexion personnelle, comme penser à « liberté » pour évaluer une situation éthique.

    • Questions

      • Définition : Interrogations, ouvertes ou fermées, qui provoquent la réflexion ou un changement de point de vue.

      • Caractéristiques distinctives : Forme interrogative, stimulation cognitive, absence de réponse définitive.

      • Champ de valeur : Exploration, décentrement.

      • Exemple : « Quel est le sens de la vie ? »

      • Inscription : Acte de poser ou partager une interrogation (ex. : formuler une question dans un dialogue).

      • Instanciation : Poser une question lors d’une discussion, activant une réflexion collective (ex. : « Quel est le sens de la vie ? » dans un débat philosophique).

    • Récits

      • Définition : Présentation (orale ou écrite) d’événements (réels ou imaginaires). Constructions narratives organisant des événements ou idées pour créer ou transmettre du sens.

      • Caractéristiques distinctives : Narrativité, structure temporelle, subjectivité, présentation orale ou écrite.

      • Champ de valeur : Sens, transmission, émotion, identité.

      • Exemple : Fable « Le Lièvre et la Tortue ».

      • Inscription : Acte de raconter ou consigner une narration (ex. : écrire ou raconter une histoire).

      • Instanciation : Raconter une fable oralement, re-créant son sens narratif pour un public (ex. : performer « Le Lièvre et la Tortue »).

    • Règles

      • Définition : Prescriptions d’ordre moral ou pratique, plus ou moins impératives, explicites ou implicites, structurant les comportements et les interactions sociales.

      • Caractéristiques distinctives : Prescription, contexte social, normativité, explicite ou implicite.

      • Champ de valeur : Morale, justice, harmonie sociale.

      • Exemple : « Ne pas voler. »

      • Inscription : Acte de codifier ou imposer une prescription (ex. : énoncer une règle dans un contrat ou une loi).

      • Instanciation : Appliquer une règle dans une interaction sociale, comme respecter « ne pas voler » dans la vie quotidienne.

    • Modèles

      • Définition : Système physique, mathématique ou logique représentant les structures essentielles d’une réalité et capable à son niveau d’en expliquer ou d’en reproduire dynamiquement le fonctionnement. Représentations simplifiées du réel, associées à des objets tangibles ou abstraits.

      • Caractéristiques distinctives : Représentation, structure systématique, explication ou reproduction, finalité pratique ou esthétique.

      • Champ de valeur : Utilité, beauté, clarté, adéquation.

      • Exemple : Plan d’une maison.

      • Inscription : Acte de concevoir ou documenter un système représentatif (ex. : dessiner un plan ou formuler un modèle mathématique).

      • Instanciation : Utiliser un modèle pour simuler une réalité, comme tester un plan d’une maison dans un logiciel de simulation.

    • Croyances

      • Définition : Opinions ou représentations que l’on tient pour vraies, souvent non vérifiées empiriquement, et dont le degré d’adéquation au réel peut varier de très incertain à presque sûr.

      • Caractéristiques distinctives : Adhésion subjective, signification, variabilité d’adéquation, résistance à la réfutation.

      • Champ de valeur : Foi, identité, sens.

      • Exemple : Croyance en une vie après la mort.

      • Inscription : Acte de professer ou partager une opinion tenue pour vraie (ex. : déclarer une foi dans un groupe).

      • Instanciation : Vivre une croyance dans un rituel, comme prier pour valider une conviction en une vie après la mort.

    • Connaissances

      • Définition : Ensembles d’informations ou de savoirs validés empiriquement, organisés et utilisables, issus de l’observation, de l’expérience ou de l’analyse.

      • Caractéristiques distinctives : Validation empirique, organisation systématique, utilisabilité, origine observationnelle ou analytique.

      • Champ de valeur : Vérité, compréhension.

      • Exemple : Connaissance de la gravitation universelle.

      • Inscription : Acte de compiler ou enseigner un savoir validé (ex. : rédiger un manuel scientifique).

      • Instanciation : Appliquer une connaissance en pratique, comme utiliser la gravitation pour calculer une orbite.

    • Symboles

      • Définition : Représentations abstraites ou matérielles (signes, images, objets), fait ou élément naturel évoquant, dans un groupe humain donné, par une correspondance analogique, formelle, naturelle ou culturelle, quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir, ou portant un sens conventionnel ou culturel reliant le concret et l’abstrait.

      • Caractéristiques distinctives : Signification évocatrice, contexte culturel, polyvalence sémantique, relie concret et abstrait.

      • Champ de valeur : Signification, identité, expression.

      • Exemple : Une colombe symbolisant la paix.

      • Inscription : Acte de conventionner ou utiliser un signe évocateur (ex. : adopter un symbole dans une communauté).

      • Instanciation : Interpréter un symbole dans un contexte, comme voir une colombe et évoquer la paix lors d’une cérémonie.

    • Savoirs pratiques

      • Définition : Compétences ou savoir-faire pratiques, acquis par l’expérience ou l’apprentissage, permettant d’agir efficacement dans le monde.

      • Caractéristiques distinctives : Pragmatisme, incorporation, contextualité.

      • Champ de valeur : Utilité, efficacité, maîtrise.

      • Exemple : Savoir-faire d’un artisan pour construire un meuble.

      • Inscription : Acte de démontrer ou transmettre une compétence (ex. : enseigner un savoir-faire artisanal).

      • Instanciation : Exécuter un savoir-faire, comme construire un meuble pour re-créer la compétence en action.

    • Imaginaires

      • Définition : Ensembles de représentations mentales qui débordent sur la perception et l’intellection, qui surchargent la réalité de retentissements affectifs, d’analogies et métaphores, de valeurs symboliques secondes, mais selon des formes et forces très variées.

      • Caractéristiques distinctives : Fictionnalité, débordement cognitif, analogies et métaphores, variété des formes.

      • Champ de valeur : Imagination, créativité, évasion, affectivité, symbolisme.

      • Exemple : L’univers fictif du Seigneur des Anneaux.

      • Inscription : Acte de partager ou évoquer une représentation surchargée (ex. : discuter un monde fictif dans un groupe).

      • Instanciation : Vivre un imaginaire via une visualisation mentale, comme s’immerger dans l’univers du Seigneur des Anneaux lors d’une lecture.

    • Perceptions

      • Définition : Objets mentaux formés par l’interaction entre la conscience et un objet physique, par le biais des sensations, interprétations, et significations, associés à un sentiment plus ou moins précis de la réalité de quelque chose.

      • Caractéristiques distinctives : Interaction sensorielle, interprétation subjective, signification, sentiment de réalité.

      • Champ de valeur : Expérience, subjectivité, connexion au réel.
        Exemple : Perception d’un tableau comme « beau » ou « troublant ».

      • Inscription : Acte de décrire ou partager une expérience sensorielle (ex. : témoigner d’une perception dans une conversation).

      • Instanciation : Revivre une perception en la décrivant, comme évoquer le « beau » d’un tableau dans une discussion.

    Voilà, comme vous le voyez, il y a encore pas mal de boulot. J’ai surtout travaillé sur les briques et leur définition, et j’ai laissé Grok remplir les autres cases, certaines sont bien ficelées et d’autres pas du tout. Mais je pose ça pour garder une trace de cette version. Il en manque selon vous ? J’écrirai un court chapitre sur chacun de ces objets dans mon essai (cette forme de liste à puces n’est pas du tout le format cherché).

  • John Stuart Mill, libéral utopique

    John Stuart Mill, libéral utopique

    Camille Dejardin, docteur en science politique et professeur agrégée de philosophie, vient de publier aux Editions Gallimard « John Stuart Mill, libéral utopique » (sous-titré Actualité d’une pensée visionnaire (coll. Bibliothèque des idées, 2022), essai qui prolonge sa thèse de doctorat dévolue à  la redécouverte de la théorie politique millienne. C’est un livre remarquablement bien écrit, d’une grande clarté conceptuelle, et – bien sûr – on ne peut plus expert sur la pensée de John Stuart Mill.

    Biographie intellectuelle

    Car Camille Dejardin s’intéresse uniquement aux idées, et dresse dans cet ouvrage un panorama très complet de la pensée de Mill. Elle n’y glisse que les éléments biographiques qui éclairent le parcours intellectuel de Mill. Il est à  souligner que son enfance et sa formation, et sa vie, sont tout à  fait hors du commun. L’auteur commence l’ouvrage avec un thèse simple mais tout à  fait juste : Mill, souvent associé à  l’utilitarisme parce son père était un adepte de Bentham, penseur central du libéralisme, est un auteur qui dépasse largement ces étiquettes tant son génie a embrassé largement tous les sujets, avec une honnêteté et une exigence impressionnante, en gardant toujours à  l’esprit la vue d’ensemble sans jamais perdre ni le goût des détails, ni le sens de la nuance. Un vrai penseur du réel, en quelque sorte.

    La démarche de John Stuart Mill (1806-1873), pourtant communément connu comme « utilitariste » et « libéral » canonique, en est on ne peut plus éloignée. Et son génie est d’avoir su allier la modernité d’une conception globalement matérialiste, agnostique et pragmatique, s’émancipant des traditions tout en demeurant ouverte à  une pluralité de métaphysiques, avec une exigence de transcendance et même, pourrait-on dire, une exigence d’exigence qui anticipe et préempte à  bien des égards les écueils sur lesquels l’utilitarisme, l’économicisme et le libéralisme des deux derniers siècles nous ont jetés.

    Camille Dejardin illustre fort à  propos l’ouverture d’esprit et le goût de l’échange de Mill par une liste incroyable :

    Il faut (…) saluer la prouesse, tant linguistique et intellectuelle et que proprement humaine, que constituent la relation et l’abondante correspondance qu’il réussit à  entretenir avec des interlocuteurs aussi hétéroclites que Thomas Carlyle, Edwin Chadwick, Alexander Bain (qui devint l’un de ses biographes), John Austin, Thomas Hare, Herbert Spencer, Florence Nightingale, Gustave d’Eichthal, Alexis de Tocqueville, Auguste Comte et jusqu’à  Jules Michelet et Louis Blanc (pour ces quatre derniers, dans un français parfait), aux côtés de nombreux autres parlementaires, juristes et publicistes britanniques ou étrangers.

    Penseur complet de la démocratie moderne, et de la vie bonne

    L’ouvrage dans sa première partie revient sur la pensée riche et complexe de Mill, qui prend à  la fois le meilleur du socialisme, du conservatisme et du libéralisme (en donnant une primauté à  ce dernier). La deuxième partie explicite le titre « Utopie libérale », en montrant comment Mill a toujours réfléchi, à  partir du réel, à  proposer une meilleure organisation sociale, une meilleure société, en insistant toujours sur les ressorts individuels. C’est une sorte d’ »aristo-démocratie » qu’il définit ainsi, tout en réfléchissant aux conditions d’existence de celle-ci (notamment l’éducation), et aux limites qu’il convient de fixer à  l’action humaine. Sur certains de ces points, je me trouve moins en accord avec Mill, mais cela reste incroyable de voir qu’il a, comme Tocqueville, prévu une grande partie des problématiques que le développement des sociétés libérales allaient provoquer, et auxquelles nous sommes confrontés.

    Religion de l’humanité

    Il a également réfléchi sur le besoin de spiritualité et a proposé une sorte de « religion de l’humanité » qui assumerait la nécessité de formes de transcendance et de sacré, sans sortir pour autant du champ de la rationnalité. Passionnant. Je ne résiste pas, comme Camille Dejardin, à  citer ce passage de Mill, tiré de Utility of Religion :

    [il s’agit d’instaurer] une moralité fondée sur une appréhension large et avisée du bien du tout, ne sacrifiant ni l’individu au collectif ni le collectif à  l’individu, mais reconnaissant leur juste place respectivement au devoir et à  la liberté et la spontanéité. Elle s’enracinerait dans les natures supérieures grâce à  la sympathie, à  la bienveillance et à  la passion pour l’idéal d’excellence, et dans les autres grâce aux mêmes sentiments, cultivés et encouragés à  la hauteur de leurs capacités, ainsi qu’à  la force supplémentaire de la honte. Cette moralité exaltée ne tirerait pas son autorité de quelque espoir de récompense ; au contraire, la récompense qui serait ainsi recherchée, et la pensée qui constituerait une consolation dans les épreuves et un soutien dans les moments de faiblesse, ce ne serait pas la perspective problématique de l’existence future, mais l’approbation, dans tout cela, de ceux que nous respectons et idéalement de tous ceux, vivants ou morts, que nous admirons et révérons. […] Appeler ces sentiments du nom de « moralité », à  l’exclusion de tout autre titre, est leur faire trop peu d’honneur. Ils sont véritablement une religion, de laquelle, comme pour toute autre, les bonnes oeuvres manifestes (habituellement entendues sous le nom de moralité) ne représentent qu’une partie, et constituent plutôt les fruits que la religion elle-même. L’essence de la religion est la direction forte et sincère des émotions et des désirs vers un objet idéal, reconnu comme excellence suprême devant légitimement primer sur tous les objets de désirs plus égoïstes. Cette condition est remplie par la Religion de l’Humanité à  un degré équivalent et dans un sens aussi profond quand les religions surnaturelles dans ce qu’elles ont de meilleur, et même d’avantage à  d’autres égards.

    Cela rejoint une autre piste de lecture qui m’attend dans ma pile (Hermann Cohen).

    Excellent ouvrage

    J’ai tout de même eues quelques petites frustrations à  la lecture. L’auteur montre, par quelques petites références à  des discussions actuelles en s’appuyant sur des auteurs contestables, son appartenance à  la gauche politique, et sort de son rôle de passeur. Rien de grave – c’est son droit le plus strict, surtout dans le cadre d’un essai – mais cela montre ses limites. Voir les noms de Piketty, Stiglitz ou Pierre Rabhi est surprenant dans le cadre de cet essai (quid de Bastiat, et Hayek – qui est celui qui a oeuvré pour regrouper et faire connaitre l’oeuvre de Mill?). Tout comme de voir quelques approximations sur les relations de cause à  effet concernant la fécondité (que l’on retrouvait d’ailleurs aussi dans Le monde sans fin), ou une confusion entre régulation et réglementation. Tout cela n’est pas bien grave : il est logique que l’auteur fasse résonner la pensée de Mill avec ses propres aspirations et positions, c’est le propos de son livre. Mill est un penseur très actuel. Et je partage son avis. Je la remercie d’avoir, avec autant de clarté, proposé un voyage assez complet dans l’oeuvre foisonnante de Mill. Le livre est bourré de citations de Mill que je vais ajouter à  ma collection personnelle. Un très bon ouvrage, rigoureux, citant toujours les sources, et apportant un regard passionnant sur un auteur non moins passionnant ! Sa conclusion personnelle est magnifique, je trouve, et j’en utilise un extrait pour lui laisser le mot de la fin :

    Mais contre le repli sur soi pouvant mener à  la soumission conformiste et court-termiste au monde comme il va, Mill nous rappelle que se donner sa propre loi revient toujours à  se mettre en rapport avec une loi supérieure – politique ou morale. Dans cette perspective, l’individu « souverain de lui-même » ne l’est donc jamais sans référentiel, sans repères, sans bornes. Ce sont eux, au contraire, qui donnent sens et donnent chair à  sa souveraineté. S’il veut oeuvrer pour lui-même, tout un chacun doit apprendre à  se penser comme partie prenante d’une « chose commune » qui garantit sa liberté et qui vit en retour de l’exercice constructif de celle-ci.

    Je vais aller maintenant écouter cette conférence de Camille Dejardin, que j’ai tenu à  ne pas découvrir avant d’écrire cette recension.
    Cet article a été publié dans le magazine L’incorrect de novembre 2022, et sur le site : Purgatoire terrestre

  • Ennemis de la raison

    Ennemis de la raison

    Dans la lignée des outils d’autodéfense intellectuelle, deux erreurs/manipulations à  redouter : historicisme et polylogisme. Ce sont deux formes de relativisme. Si le relativisme dans sa conception générale n’est que du bon sens (toute vérité est relative à  un référentiel qui permet de l’énoncer et de l’évaluer), il glisse souvent très vite vers une forme de négation de la possibilité d’existence de la vérité (nihilisme). Finkielkraut le rappelait très justement :

    Le relativisme est la plaie de nos sociétés quand bien même il ne conduirait pas au totalitarisme. Il conduit au nihilisme, qui n’est pas celui du « tout est possible », ni nécessairement du « tout est permis » — on met quand même ici ou là  des barrières — mais le nihilisme effrayant du « tout est égal » qui accompagne l’enlaidissement du monde. Le monde s’enlaidit sous nos yeux. Si tout est égal, on ne peut pas répondre à  cet enlaidissement. Le postmodernisme vous dira : « oui, tout change mais de toute façon l’humanité n’est que perpétuelle métamorphose, il n’est pas de crépuscule qui ne soit une aurore ». On cessera d’être moderne au sens d’un temps linéaire qui progresse, mais on aura troqué cette philosophie pour une autre pire encore, la métamorphose continuelle d’une réalité inaccessible à  toute critique : « ça change, vive le changement ! ».

    L’historicisme et le polylogisme sont deux manières de dire que la vérité n’est pas universelle, mais qu’elle varie selon les époques (historicisme) et les personnes (polylogisme). Voyons cela un peu plus en détail.

    Historicisme

    Au départ, l’Historicisme est la croyance dans la possibilité de prédire le futur à  partir de la connaissance du passé et du présent, que l’on peut trouver dans Hegel. Karl Popper, Von Mises, auxquels il faut ajouter Leo Strauss, ont démontré à  quel point cette posture est une erreur de la raison. Sa définition par Popper est la suivante :

    Qu’il me suffise de dire que j’entends par historicisme une théorie, touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique son principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l’on découvre les « rythmes » ou les « motifs » (patterns), les « lois », ou les « tendances générales » qui sous-tendent les développements historiques.
    Comme le dit fort bien l’article de Wikipedia :

    Cette appréhension surplombante du passé, en tant qu’elle réinterprète l’histoire à  la faveur des opinions du présent et sous le mode du relativisme, préfigure le nihilisme, et par sa distinction entre faits et valeurs, l’éclatement de la philosophie en sciences humaines.

    Polylogisme

    Le polylogisme a été analysé en détail par Ludwig Von Mises (encore lui). L’idée a été utilisée par Marx pour justifier que, malgré les preuves apportées par les économistes, les idées socialistes restaient vraies.

    Il restait encore le principal obstacle à  surmonter : la critique dévastatrice des économistes. Marx avait une solution toute prête. La raison de l’homme, affirma-t-il, est congénitalement inapte à  trouver la vérité. La structure logique de l’esprit est différente selon les classes sociales diverses. Il n’existe pas de logique universellement valable. Ce que l’esprit produit ne peut être autre chose qu’une « idéologie », c’est-à -dire dans la terminologie marxiste, un ensemble d’idées déguisant les intérêts égoïstes de la classe sociale à  laquelle appartient celui qui pense.

    Le polylogisme est un piège terrible : plus aucune vérité n’est possible, puisqu’elle n’est toujours que la forme, l’apparence, qui déguise les vraies intentions du locuteur.

    Pour sortir de ces deux erreurs courantes, il me semble qu’un rapport au réel plus direct, aux faits, est nécessaire, ainsi qu’une pincée du bon sens qui caractérise la pensée de Montaigne :

    Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher.

    – Montaigne

    L’image illustrant l’article vient de l’article Biais cognitif de Wikipedia

  • Seules les personnes pensent

    Seules les personnes pensent

    Ce billet, et cet outil (« seules les personnes pensent ») s’inscrit dans la lignée des outils du super livre « Petit cours d’autodéfense intellectuelle » de Normand Baillargeon (une partie se trouve en ligne pour les curieux) . Au passage j’en recommande sa lecture plus que chaudement.
    Je voulais simplement partager un outil bien utile pour éviter les faux raisonnements, que j’avais découvert dans les livres de Pascal Salin (probablement aussi dans Hayek).

    Seules les personnes pensent

    Cet outil tient en une phrase : « Seules les personnes pensent ». Il est donc toujours abusif de construire des phrases en associant d’une part une entité abstraite, un collectif (la France, l’entreprise X ou Y, les gens qui portent des lunettes), et des activités cérébrales d’autre part (penser, ressentir, croire, etc..). Par exemple : Les français pensent que Macron est mauvais. Cette phrase n’a aucun sens. Ou encore : Les marchés sont angoissés ou rassurés à  l’idée que la GB quitte l’UE. A nouveau, cette phrase n’a strictement aucun sens, ni théorique, ni pratique. Au-delà  de la fausseté sémantique de ce type de phrase, il s’y glisse toujours une forme de « collectivisme » qui nie les choix individuels, la liberté de chacun de penser et ressentir les choses.

    Excercez-vous, c’est salutaire !

    Faites l’exercice (dans le contenu des médias, dans les discussions) : vous verrez que nos raisonnement sont souvent pollués par ces raccourcis. Alors, bien sûr, les raccourcis sont pratiques. Mais ils nous font déformer et simplifier parfois à  outrance le réel. Restons exigeants et rigoureux, cela ne peut qu’améliorer le niveau des échanges, et la recherche de la vérité.
    Par ailleurs, la personnification est un puissant levier émotionnel. Utile dans l’art, en peinture comme dans l’écriture, ou dans la publicité. Toute narration utilise ce genre de figure de style pour renforcer son impact. Mais les jeux émotionnels sont à  considérer avec plus de circonspection dans le domaine du raisonnement et la réflexion. Que ceux qui s’en servent le fassent par ignorance ou par intérêt, il faut s’en méfier.
    Pour finir, l’exercice le plus facile, et le plus utile, consiste à  appliquer cet outil à  notre propre pensée. Depuis que j’en suis conscient, je me surprends souvent à  conduire des raisonnements fallacieux à  cause de cette personnification/anthropomorphisation de choses qui ne sont pas des personnes.
    Seules les personnes pensent.

  • Quatre lectures talmudiques

    Quatre lectures talmudiques

    Le Talmud est la transcription écrite de la tradition orale d’Israël, du peuple juif. Le texte est particulièrement moderne dans sa forme puisqu’on y trouve des textes (qui correspondent à la partie fixée par écrit en premier, et qui constituent la Michna), avec des commentaires, positionnés autour (les discussions qui ont eu lieu autour de la Michna, et qui ont été fixées par écrit plus tard, et qui constituent la Guemara). Le Talmud – regroupement de la Michna et de la Guemara – est un recueil de textes, mais aussi de commentaires issus de plusieurs personnes, et constitue donc un appel à la réflexion, à la critique, au doute, au questionnement. Il est aussi quasiment incompréhensible sans une étude approfondie ; et c’est pourquoi il y a besoin, en tout cas pour les incultes comme moi, d’y être accompagné.

    Les 4 lectures talmudiques d’Emmanuel Levinas sont une formidable manière de mettre un pied dans ce monde. Car c’est bien d’un monde dont il s’agit. Ces lectures ont été faites oralement lors de colloques d’intellectuels juifs de 1963 à 1966. La langue d’Emmanuel Levinas est magnifique, profonde et simple à la fois, précise sans être jargonneuse, et cela est très adapté à la découverte de la richesse du Talmud. A la richesse de la tradition talmudique, devrais-je dire, car sans ce travail énorme d’étude, de compréhension, d’analyse, d’émergence du sens, le Talmud ne vaudrait pas grand-chose et resterait bien silencieux.

    La recherche de l’esprit par-delà la lettre, c’est le judaïsme même.

    C’est un petit livre incroyable que ce recueil de « Lectures talmudiques ». On peut y suivre, pas à pas, la pensée d’Emmanuel Levinas. La structure de chaque lecture est la même à chaque fois : il fait la lecture d’un petit texte issu du Talmud (Michna et Guemara, thème et commentaires), puis le reprend point par point en l’éclairant, en le rendant compréhensible, en le reliant avec notre pensée, nos problématiques.

    L’exercice est superbe : le texte du Talmud est proprement incompréhensible. L’analyse qui suit le rend lumineux, profond, complexe. Je ne saurais trop vous conseiller d’acheter ce petit livre. Je sais que je le relirai un jour. On y parle de pardon, de liberté, de Loi, de création, de justice, du Mal, de responsabilité, de la condition humaine ; et surtout on peut y sentir une culture (de Levinas ? des juifs ?) où la réflexion est toujours connectée avec la manière de conduire sa vie. Nous ne sommes pas là sur de vains questionnements métaphysiques ou philosophiques : il s’agit là de questions profondes, qui touchent nécessairement et interpellent ceux qui veulent penser leur vie.

    Je précise pour finir, et pour ne pas vous prendre en traitre, que ce livre est difficile à lire. Difficile, car il faut accepter des zones d’ombres dans la compréhension, et accepter que celui qui nous livre sa lecture ne fait que sa propre interprétation. Pas de vérité universelle ici, mais vérité personnelle, réflexion à l’oeuvre. Pas de sens unique ici, mais sens multiples, questionnements, résonnances, analogies. Et c’est pour cela aussi que cette lecture a été si passionnante : cela a été difficile d’admettre pour moi que le sens ne peut naitre que de ce mélange subtil entre rationalité, émotions, étude, doute. C’est pourtant évident quand y réfléchit. Il y a du boulot, comme on dit. Le sens n’est pas à découvrir (il n’y a pas de sens absolu), mais à construire. Et pourtant, selon la phrase même de Levinas, le Talmud exprime aussi « la structure d’une subjectivité agrippée à l’absolu ». Qu’en pensez-vous ?

  • Aggrégateur humain

    Aggrégateur humain

    La première fois que je suis allé à  la République des blogs (une réunion de blogueurs politiques qui se tient chaque mois dans un bar), j’ai rencontré un des blogueurs « historiques », donc influent, Laurent Gloaguen. Il m’avait confié qu’il était un aggrégateur humain.

    J’avais pris sa remarque comme une boutade pour souligner l’importance de lire beaucoup, et d’être capable de relayer les informations. Je n’avais pas compris la profondeur de cette définition. Pour bloguer vraiment, il faut lire beaucoup, et l’aggrégateur de flux RSS devient rapidement un outil indispensable. Et sans un tri très sélectif, on finit par « lire » plus d’un centaine de blogs, de flux de sites, et on est submergé par le flot d’informations.

    Si l’on est organisé, on parvient à  gérer ce flot gigantesque, et à  en tirer des extraits, des liens, que l’on propose à  ses lecteurs. On devient, finalement, éditeur plutôt qu’auteur, aggrégateur humain plutôt que blogueur, relais d’information plutôt que producteur de contenu. On ne lit plus vraiment ce qu’on lit : on le survole, on l’appréhende en fonction de notre besoin uniquement, on n’est plus ouvert à  la pensée de l’autre.

    Et on perd, à  mon sens, en devenant éditeur, une part importante du plaisir. Certes, il est passionnant de penser le design, les articles, les réseaux, les plugins, les liens, les citations. Mais le vrai plaisir, la vraie motivation – en ce qui me concerne – tient avant tout au plaisir de penser, d’avoir une idée, et de me poser tranquillement devant mon clavier pour la formaliser. C’est ce plaisir – ce travail – que l’on perd peu à  peu de vue quand on est un aggrégateur humain. Le plaisir de penser le texte avant de l’écrire, le plaisir de peaufiner l’idée tout au long d’une journée. Imaginer quelle image pourrait l’accompagner, et en exprimer l’essence.

    Bien sûr, entre aggrégateur humain et penseur (deux extrêmes que je n’ai aucunement la prétention d’atteindre), il convient de garder un juste milieu. C’est peut-être l’intérêt de conserver plusieurs supports, plusieurs blogs, pour pouvoir jouer plusieurs jeux à  la fois.

    J’ai été très heureux d’écrire ce petit texte.