Harmonies à‰conomiques : Deuxième chapitre

On continue la série ! Après le premier chapitre, où Bastiat montrait que l’état naturel de l’homme est de vivre en société, et qu’il faut faire attention à  ne pas contraindre sa liberté sans réfléchir sur les conséquences de cette contrainte, voici le billet résumant les idées principales du deuxième chapitre d’Harmonies Economiques, de Frédéric Bastiat. Le titre de ce chapitre est « Besoins, Efforts, Satisfactions ». Les idées principales pourraient être résumées ainsi : plutôt que d’attribuer tous les maux à  la liberté de l’homme et à  la satisfaction de son intérêt personnel, vérifions si le constat de base des utopistes et dialecticien est vrai (les intérêts personnels sont antagoniques et sources de tous les maux). Pour cela, il faut définir quelques notions d’économie. Bastiat définit le Besoin, l’Utilité gratuite, l’Utilité onéreuse et la Satisfaction. Autant les besoins et la satisfaction sont des choses personnels, autant les efforts que les hommes font peuvent faire l’objet d’échange. Ce sont les efforts qui sont le principe social ; ce sont les échanges d’efforts, la transmission de service, qui forment la matière d’étude de la science économique.

Piège pour sortir du conflit : changer l’humain !

Dans un premier temps, Bastiat décrit la pensée de ceux qui veulent changer l’être humain, plutôt que de lui rendre sa liberté.
Le pauvre s’élève contre le riche; le prolétariat contre la propriété; le peuple contre la bourgeoisie; le travail contre le capital; l’agriculture contre l’industrie; la campagne contre la ville; la province contre la capitale; le regnicole contre l’étranger.
Et les théoriciens surviennent, qui font un système de cet antagonisme. « Il est, disent-ils, le résultat fatal de la nature des choses, c’est-à -dire de la liberté. L’homme s’aime lui-même, et voilà  d’où vient tout le mal, car puisqu’il s’aime, il tend vers son propre bien-être, — et il ne le peut trouver que dans le malheur de ses frères. Empêchons donc qu’il n’obéisse à  ses tendances; étouffons sa liberté; changeons le coeur humain; substituons un autre mobile à  celui que Dieu y a placé; inventons et dirigeons une société artificielle! »

Bastiat décrit ensuite ce que les esprits peuvent constuire à  partir de cette mauvaise analyse : selon que l’on est dialecticien ou utopiste, on va, dans un cas, disséquer et analyser le mal, et partant tout regarder à  son aulne, et dans l’autre cas, s’élancer vers la région des chimères. Le dialecticien va tout souiller, dégouter de tout, et tout nier. L’utopiste va créer et faire des hommes à  son gré, et parce qu’il est dans l’utopie, rien ne l’arrête. L’un et l’autre obtiendront du succès auprès de ceux qui souffrent. L’un et l’autre finissent dans la misanthropie, et finiront – pour nous convaincre – à  se faire passer pour des prophètes, avec tous les relents de despotisme que cela comporte. Voilà  le danger à  vouloir changer l’humain.
Cependant il est rare que l’utopiste s’en tienne à  ces innocentes chimères. Dès qu’il veut y entraîner l’humanité, il éprouve qu’elle n’est pas facile à  se laisser transformer. Elle résiste, il s’aigrit. Pour la déterminer, il ne lui parle pas seulement du bonheur qu’elle refuse, il lui parle surtout des maux dont il prétend la délivrer. Il ne saurait en faire une peinture trop saisissante. Il s’habitue à  charger sa palette, à  renforcer ses couleurs. Il cherche le mal, dans la société actuelle, avec autant de passion qu’un autre en mettrait à  y découvrir le bien. Il ne voit que souffrances, haillons, maigreur, inanition, douleurs, oppression. Il s’étonne, il s’irrite de ce que la société n’ait pas un sentiment assez vif de ses misères. Il ne néglige rien pour lui faire perdre son insensibilité, et, après avoir commencé par la bienveillance, lui aussi finit par la misanthropie.
À Dieu ne plaise que j’accuse ici la sincérité de qui que ce soit ! Mais, en vérité, je ne puis m’expliquer que ces publicistes, qui voient un antagonisme radical au fond de l’ordre naturel des sociétés, puissent goûter un instant de calme et de repos. Il me semble que le découragement et le désespoir doivent être leur triste partage. Car enfin, si la nature s’est trompée en faisant de l’intérêt personnel le grand ressort des sociétés humaines (et son erreur est évidente, dès qu’il est admis que les intéréts sont fatalement antagoniques), comment ne s’aperçoivent-ils pas que le mal est irrémédiable ? Ne pouvant recourir qu’à  des hommes, hommes nous-mêmes, où prendrons-nous notre point d’appui pour changer les tendances de l’humanité? Invoquerons-nous la Police, la Magistrature, l’État, le Législateur? Mais c’est en appeler à  des hommes, c’est-à -dire à  des êtres sujets à  l’infirmité commune. Nous adresserons-nous au Suffrage Universel ?
Mais c’est donner le cours le plus libre à  l’universelle tendance.
Il ne reste donc qu’une ressource à  ces publicistes. C’est de se donner pour des révélateurs, pour des prophètes, pétris d’un autre limon, puisant leurs inspirations à  d’autres sources que le reste de leurs semblables; et c’est pourquoi, sans doute, on les voit si souvent envelopper leurs systèmes et leurs conseils dans une phraséologie mystique. Mais s’ils sont des envoyés de Dieu, qu’ils prouvent donc leur mission. En définitive, ce qu’ils demandent, c’est la puissance souveraine, c’est le despotisme le plus absolu qui fut jamais.
Non-seulement ils veulent gouverner nos actes, mais ils prétendent altérer jusqu’à  l’essence même de nos sentiments. C’est bien le moins qu’ils nous montrent leurs titres. Espèrent-ils que l’humanité les croira sur parole, alors surtout qu’ils ne s’entendent pas entre eux?

Les intérêts sont-ils antagoniques ?

Mais avant même d’examiner leurs projets de sociétés artificielles, n’y a-t-il pas une chose dont il faut s’assurer, à  savoir, s’ils ne se trompent pas dès le point de départ? Est-il bien certain que les intérêts soient naturellement antagoniques, qu’une cause irrémédiable d’inégalité se développe fatalement dans l’ordre naturel des sociétés humaines, sous l’influence de l’intérêt personnel, et que, dès lors, Dieu se soit manifestement trompé quand il a ordonné que l’homme tendrait vers le bien-être ?
C’est ce que je me propose de rechercher.

Bastiat explique ensuite qu’il prend l’homme tel qu’il est :
susceptible de prévoyance et d’expérience, perfectible, s’aimant lui-même, c’est incontestable, mais d’une affection tempérée par le principe sympathique, et, en tout cas, contenue, équilibrée par la rencontre d’un sentiment analogue universellement répandu dans le milieu où elle agit
il se demande quel ordre social doit résulter de la combinaison et des libres tendances de ces éléments.
Si nous trouvons dans ce résultat une marche progressive vers le progrès, alors les lois naturelles de la société ne sont pas à  contrarier, mais à  libérer, et en tout cas, Bastiat, en tant que législateur, estime qu’il de son devoir de rechercher les causes de ce qu’il observe et d’agir en conséquence. D’où la nécessité d’étudier l’économie.
Je commencerai par établir quelques notions économiques. M’aidant des travaux de mes devanciers, je m’efforcerai de résumer la Science dans un principe vrai, simple et fécond qu’elle entrevit dès l’origine, dont elle s’est constamment approchée et dont peut-être le moment est venu de fixer la formule. Ensuite, à  la clarté de ce flambeau, j’essayerai de résoudre quelques-uns des problèmes encore controversés, concurrence, machines, commerce extérieur, luxe, capital, rente, etc. Je signalerai quelques-unes des relations, ou plutôt des harmonies de l’économie politique avec les autres sciences morales et sociales, en jetant un coup d’oeil sur les graves sujets exprimés par ces mots: Intérêt personnel, Propriété, Communauté, Liberté, Égalité, Responsabilité, Solidarité, Fraternité, Unité. Enfin j’appellerai l’attention du lecteur sur les obstacles artificiels que rencontre le développement pacifique, régulier et progressif des sociétés humaines. De ces deux idées: Lois naturelles harmoniques, causes artificielles perturbatrices, se déduira la solution du Problème social.

Economie Politique : science de l’humain

Bastiat commence par définir le champ d’étude de l’économie.
L’économie politique a pour sujet l’homme.
Mais elle n’embrasse pas l’homme tout entier. Sentiment religieux, tendresse paternelle et maternelle, piété filiale, amour, amitié, patriotisme, charité, politesse, la Morale a envahi tout ce qui remplit les attrayantes régions de la Sympathie. Elle n’a laissé à  sa soeur, l’Économie politique, que le froid domaine de l’intérêt personnel. C’est ce qu’on oublie injustement quand on reproche à  cette science de n’avoir pas le charme et l’onction de la morale. Cela se peut-il? Contestez-lui le droit d’être, mais ne la forcez pas de se contrefaire. Si les transactions humaines, qui ont pour objet la richesse, sont assez vastes, assez compliquées pour donner lieu à  une science spéciale, laissons-lui l’allure qui lui convient et ne la réduisons pas à  parler des Intérêts dans la langue des Sentiments. Je ne crois pas, quant à  moi, qu’on lui ait rendu service, dans ces derniers temps, en exigeant d’elle un ton de sentimentalité enthousiaste qui, dans sa bouche, ne peut être que de la déclamation. De quoi s’agit-il? De transactions accomplies entre gens qui ne se connaissent pas, qui ne se doivent rien que la Justice, qui défendent et cherchent à  faire prévaloir des intérêts. Il s’agit de prétentions qui se limitent les unes par les autres, où l’abnégation et le dévouement n’ont que faire. Prenez donc une lyre pour parler de ces choses. Autant j’aimerais que Lamartine consultât la table des logarithmes pour chanter ses odes.
Ce n’est pas que l’économie politique n’ait aussi sa poésie, Il y en a partout où il y a ordre et harmonie. Mais elle est dans les résultats, non dans la démonstration: Elle se révèle, on ne la crée pas. Keppler ne s’est pas donné pour poète, et certes les lois qu’il a découvertes sont la vraie poésie de l’intelligence.

Pour étudier l’humain, il faut donc, au moins momentanément, l’étudier sous l’angle de sa sensibilité et de son activité.

Effort et satisfaction

L’âme (ou pour ne pas engager la question de spiritualité), l’homme est doué de Sensibilité. Que la sensibilité soit dans l’âme ou dans le corps, toujours est-il que l’homme comme être passif éprouve des sensations pénibles ou agréables. Comme être actif, il fait effort pour éloigner les unes et multiplier les autres. Le résultat, qui l’affecte encore comme être passif, peut s’appeler Satisfaction.
De l’idée générale Sensibilité naissent les idées plus précises: peines, besoins, désirs, goûts, appétits, d’un côté; et de l’autre, plaisirs, jouissances, consommation, bien-être.
Entre ces deux extrêmes s’interpose le moyen, et de l’idée générale Activité naissent des idées plus précises : peine, effort, fatigue, travail, production.
En décomposant la Sensibilité et l’Activité, nous retrouvons un mot commun aux deux sphères, le mot Peine. C’est une peine que d’éprouver certaines sensations, et nous ne pouvons la faire cesser que par un effort qui est aussi une peine. Ceci nous avertit que nous n’avons guère ici-bas que le choix des maux.
Tout est personnel dans cet ensemble de phénomènes, tant la sensation qui précède l’effort que la Satisfaction qui le suit.
Nous ne pouvons donc pas douter que l’Intérêt personnel ne soit le grand ressort de l’humanité. Il doit être bien entendu que ce mot est ici l’expression d’un fait universel, incontestable, résultant de l’organisation de l’homme, et non point un jugement critique, comme serait le mot égoïsme. Les sciences morales seraient impossibles, si l’on pervertissait d’avance les termes dont elles sont obligées de se servir.

Utilité gratuite, Utilité onéreuse

Si l’on donne le nom d’Utilité à  tout ce qui réalise la satisfaction des besoins, il y a donc des utilités de deux sortes. Les unes nous ont été accordées gratuitement par la Providence; les autres veulent être, pour ainsi parler, achetées par un effort.
Ainsi l’évolution complète embrasse ou peut embrasser ces quatre idées:
Besoin { Utilité gratuite, Utilité onéreuse } Satisfaction
L’homme est pourvu de facultés progressives. Il compare, il prévoit, il apprend, il se réforme par l’expérience. Puisque si le besoin est une peine, l’effort est une peine aussi, il n’y a pas de raison pour qu’il ne cherche à  diminuer celle-ci, quand il le peut faire sans nuire à  la satisfaction qui en est le but. C’est à  quoi il réussit quand il parvient à  remplacer de l’utilité onéreuse par de l’utilité gratuite, et c’est l’objet perpétuel de ses recherches.
Il résulte de la nature intéressée de notre coeur que nous cherchons constamment à  augmenter le rapport de nos Satisfactions à  nos Efforts; et il résulte de la nature intelligente de notre esprit que nous y parvenons, pour chaque résultat donné, en augmentant le rapport de l’Utilité gratuite à  l’Utilité onéreuse.
Chaque fois qu’un progrès de ce genre se réalise, une partie de nos efforts est mise, pour ainsi dire, en disponibilité; et nous avons l’option ou de nous abandonner à  un plus long repos, ou de travailler à  la satisfaction de nouveaux désirs, s’il s’en forme dans notre coeur d’assez puissants pour stimuler notre activité.
Tel est le principe de tout progrès dans l’ordre économique; c’est aussi, il est aisé de le comprendre, le principe de toute déception, car progrès et déceptions ont leur racine dans ce don merveilleux et spécial que Dieu a fait aux hommes: le libre arbitre.
Nous sommes doués de la faculté de comparer, de juger, de choisir et d’agir en conséquence; ce qui implique que nous pouvons porter un bon ou mauvais jugement, faire un bon ou mauvais choix. Il n’est jamais inutile de le rappeler aux hommes quand on leur parle de Liberté.

Bastiat rappelle enfin l’importance de prendre en compte dans la réflexion l’existence des mauvais choix, de la perversion.
Quand donc nous parlons d’harmonie, nous n’entendons pas dire que l’arrangement naturel du monde social soit tel que l’erreur et le vice en aient été exclus; soutenir cette thèse en face des faits, ce serait pousser jusqu’à  la folie la manie du système. Pour que l’harmonie fût sans dissonance, il faudrait ou que l’homme n’eût pas de libre arbitre, ou qu’il fût infaillible. Nous disons seulement ceci: les grandes tendances sociales sont harmoniques, en ce que, toute erreur menant à  une déception et tout vice à  un châtiment, les dissonances tendent incessamment à  disparaître.
La propriété peut donc se déduire de cela : puisque c’est l’individu qui éprouve la sensation, le désir, le besoin, puisque c’est lui qui fait l’Effort, il faut bien que la satisfaction aboutisse à  lui, sans quoi l’effort n’aurait pas sa raison d’être.
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’une science a, par elle-même, des frontières naturelles et immuables. Dans le domaine des idées, comme dans celui des faits, tout se lie, tout s’enchaîne, toutes les vérités se fondent les unes dans les autres, et il n’y a pas de science qui, pour être complète, ne dût les embrasser toutes. On a dit avec raison que, pour une intelligence infinie, il n’y aurait qu’une seule vérité. C’est donc notre faiblesse qui nous réduit à  étudier isolément un certain ordre de phénomènes, et les classifications qui en résultent ne peuvent échapper à  un certain arbitraire.
Le vrai mérite est d’exposer avec exactitude les faits, leurs causes et leurs conséquences. C’en est un aussi, mais beaucoup moindre et purement relatif, de déterminer d’une manière, non point rigoureuse, cela est impossible, mais rationnelle, l’ordre de faits que l’on se propose d’étudier.

C’est l’effort qui est le principe social

Il faut lire le paragraphe suivant, où Bastiat montre de manière magistrale que c’est l’effort qui est le principe social, la source de l’économie politique. C’est cette transmission d’efforts, cet échange de services qui est précisément ce qui constitue la science économique.
Dans ces derniers temps, on a beaucoup reproché aux économistes de s’être trop attachés à  étudier la Richesse. On aurait voulu qu’ils fissent entrer dans la science tout ce qui, de près ou de loin, contribue au bonheur ou aux souffrances de l’humanité; et on a été jusqu’à  supposer qu’ils niaient tout ce dont ils ne s’occupaient pas, par exemple, les phénomènes du principe sympathique, aussi naturel au coeur de l’homme que le principe de l’intérêt personnel. C’est comme si l’on accusait le minéralogiste de nier l’existence du règne animal. Eh quoi! la Richesse, les lois de sa production, de sa distribution, de sa consommation, n’est-ce pas un sujet assez vaste, assez important pour faire l’objet d’une science spéciale? Si les conclusions de l’économiste étaient en contradiction avec celles de la politique ou de la morale, je concevrais l’accusation. On pourrait lui dire: « En vous limitant, vous vous êtes égaré, car il n’est pas possible que deux vérités se heurtent. » Peut-être résultera-t-il du travail que je soumets au public que la science de la richesse est en parfaite harmonie avec toutes les autres.
Des trois termes qui renferment les destinées humaines: Sensation, Effort, Satisfaction, le premier et le dernier se confondent toujours et nécessairement dans la même individualité. Il est impossible de les concevoir séparés. On peut concevoir une sensation non satisfaite, un besoin inassouvi; jamais personne ne comprendra le besoin dans un homme et sa satisfaction dans un autre.
S’il en était de même pour le terme moyen, l’Effort, l’homme serait un être complétement solitaire. Le phénomène économique s’accomplirait intégralement dans l’individu isolé. Il pourrait y avoir une juxtaposition de personnes, il n’y aurait pas de société. Il pourrait y avoir une Économie personnelle, il ne pourrait exister d’Économie politique.
Mais il n’en est pas ainsi. Il est fort possible et fort fréquent que le Besoin de l’un doive sa Satisfaction à  l’Effort de l’autre. C’est un fait. Si chacun de nous veut passer en revue toutes les satisfactions qui aboutissent à  lui, il reconnaîtra qu’il les doit, pour la plupart, à  des efforts qu’il n’a pas faits; et de même, le travail que nous accomplissons, chacun dans notre profession, va presque toujours satisfaire des désirs qui ne sont pas en nous.
Ceci nous avertit que ce n’est ni dans les besoins ni dans les satisfactions, phénomènes essentiellement personnels et intransmissibles, mais dans la nature du terme moyen, des Efforts humains, qu’il faut chercher le principe social, l’origine de l’économie politique.
C’est, en effet, cette faculté donnée aux hommes, et aux hommes seuls, entre toutes les créatures, de travailler les uns pour les autres; c’est cette transmission d’efforts, cet échange de services, avec toutes les combinaisons compliquées et infinies auxquelles il donne lieu à  travers le temps et l’espace, c’est là  précisément ce qui constitue la science économique, en montre l’origine et en détermine les limites. Je dis donc: Forment le domaine de l’économie politique tout effort susceptible de satisfaire, à  charge de retour, les besoins d’une personne autre que celle qui l’a accompli, — et, par suite, les besoins et satisfactions relatifs à  cette nature d’efforts.

Service et théorie de l’échange

Accomplir un effort pour satisfaire le besoin d’autrui, c’est lui rendre un service. Si un service est stipulé en retour, il y a échange de services; et, comme c’est le cas le plus ordinaire, l’économie politique peut être définie: la théorie de l’échange.
Quelle que soit pour l’une des parties contractantes la vivacité du besoin, pour l’autre l’intensité de l’effort, si l’échange est libre, les deux services échangés se valent. La valeur consiste donc dans l’appréciation comparative des services réciproques, et l’on peut dire encore que l’économie politique est la théorie de la valeur.
Je viens de définir l’économie politique et de circonscrire son domaine, sans parler d’un élément essentiel: l’utilité gratuite.
Tous les auteurs ont fait remarquer que nous puisons une foule de satisfactions à  cette source. Ils ont appelé ces utilités, telles que l’air, l’eau, la lumière du soleil, etc., richesses naturelles, par opposition aux richesses sociales, après quoi ils ne s’en sont plus occupés; et, en effet, il semble que, ne donnant lieu à  aucun effort, à  aucun échange, à  aucun service, n’entrant dans aucun inventaire comme dépourvues de valeur, elles ne doivent pas entrer dans le cercle d’étude de l’économie politique.

Importance de l’utilité gratuite pour voir les bienfaits des échanges de services

Or qu’arrive-t-il? Quoique l’effet utile soit égal, l’effort est moindre. Moindre effort implique moindre service, et moindre service implique moindre valeur. Chaque progrès anéantit donc de la valeur; mais comment? Non point en supprimant l’effet utile, mais en substituant de l’utilité gratuite à  de l’utilité onéreuse, de la richesse naturelle à  de la richesse sociale. À un point de vue, cette portion de valeur ainsi anéantie sort du domaine de l’économie politique comme elle est exclue de nos inventaires; car elle ne s’échange plus, elle ne se vend ni ne s’achète, et l’humanité en jouit sans efforts, presque sans en avoir la conscience; elle ne compte plus dans la richesse relative, elle prend rang parmi les dons de Dieu. Mais, d’un autre côté, si la science n’en tenait plus aucun compte, elle se fourvoierait assurément, car elle perdrait de vue justement ce qui est l’essentiel, le principal en toutes choses: le résultat, l’effet utile; elle méconnaitrait les plus fortes tendances communautaires et égalitaires; elle verrait tout dans l’ordre social, moins l’harmonie. Et si ce livre est destiné à  faire faire un pas à  l’économie politique, c’est surtout en ce qu’il tiendra les yeux du lecteur constamment attachés sur cette portion de valeur successivement anéantie et recueillie sous forme d’utilité gratuité par l’humanité tout entière.

Mélange et interconnexions entre morale et économie

Je viens de définir le service. C’est l’effort dans un homme, tandis que le besoin et la satisfaction sont dans un autre. Quelquefois le service est rendu gratuitement, sans rémunération, sans qu’aucun service soit exigé en retour. Il part alors du principe sympathique plutôt que du principe de l’intérêt personnel. Il constitue le don et non l’échange. Par suite, il semble qu’il n’appartienne pas à  l’économie politique (qui est la théorie de l’échange), mais à  la morale. En effet, les actes de cette nature sont, à  cause de leur mobile, plutôt moraux qu’économiques. Nous verrons cependant que, par leurs effets, ils intéressent la science qui nous occupe. D’un autre côté, les services rendus à  titre onéreux, sous condition de retour, et, par ce motif, essentiellement économiques, ne restent pas pour cela, quant à  leurs effets, étrangers à  la morale.
Ainsi ces deux branches de connaissances ont des points de contact infinis; et, comme deux vérités ne sauraient être antagoniques, quand l’économiste assigne à  un phénomène des conséquences funestes en même temps que le moraliste lui attribue des effets heureux, on peut affirmer que l’un ou l’autre s’égare. C’est ainsi que les sciences se vérifient l’une par l’autre.

a suivre

Voilà  ! j’espère que ça vous a plu. Le prochain chapitre s’appelle : « Des besoins de l’homme ».


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