L’après littérature

« L’après littérature » de Finkielkraut est un très bel essai, inquiet, sur la place des « petits faits vrais », et du réel, face aux systèmes idéologiques, et un remarquable plaidoyer pour la nuance, la mesure, exemplairement moral dans son respect conjoint de la vérité et de l’esprit de justice.

La littérature comme moyen de rester dans le réel.

Dans « Un coeur intelligent » Finkielkraut avait montré magistralement, à  travers un certain nombre de romans, comment la littérature permettait d’accéder à  la complexité du réel et des humains, et à  la nuance. Et comment, si nous ne pouvons pas nous passer d’histoires, et de narrations, il faut sortir des fables pour faire place à  la littérature. Ce fil, cette thèse reste très présente dans « L’après littérature » : la littérature permet de continuer à  rester dans la vérité du réel.

Plus une cause est grande et moins elle a de temps à  perdre avec les petits faits vrais.

La littérature comme anti-idéologie. Le titre du livre résume bien l’angoisse de l’auteur, que je partage : celle de voir les esprits, par manque de temps, de courage ou simplement d’éducation, redevenir de moins en moins capables d’appréhender cette réalité, et de préférer les grandes causes « nobles », les idéologies, à  la vérité et au Bien. Et parmi ces idéologies une sorte de « nihilisme compassionnel« , haïssant toute forme de hiérarchie, égalitariste, dont le prototype nous est fourni par ce grand lecteur de Proust qu’est Finkielkraut sous les traits de « Tante Céline », personnage très secondaire de Du côté de chez Swann. Celle-ci, en effet, met en avant ses bons sentiments qui doivent prévaloir sur tout le reste… Chantal Delsol le disait dans « Un personnage d’aventure » :

Etre adulte consiste à  nommer les choses telles qu’elles sont. C’est pourquoi une époque idéologique fabrique un peuple-enfant.

Maître à  penser

Je trouve qu’Alain Finkielkraut est vraiment un maître à  penser. Outre sa maîtrise absolue du langage, saisissante quand on y réfléchit et quand on le lit, il déploie sa pensée avec une justesse imparable. Je n’ose imaginer la quantité de travail qui se cache derrière cet admirable propos (tout est toujours sourcé, cité, et même les adversaires voient leurs propos rapportés scrupuleusement). Ce qui m’impressionne le plus, c’est sa capacité à  faire en sorte que sa pensée épouse le réel au plus près, sans jamais faire de concession ou de compromis ni avec la vérité, ni avec la morale. Ce qui est un exploit exemplaire : coller uniquement au réel (« ce qui est ») pourrait faire tomber dans une forme de pragmatisme factuel, et coller uniquement à  la morale (« ce qui devrait être ») pourrait faire tomber dans une forme d’idéalisme de bon aloi, en surplomb de la réalité. Finkielkraut articule toujours les deux, dans un sens de la nuance intégral, signe de quelqu’un que le réel obsède – comme il le disait en entrée de « A la première personne » -, mais que le Bien et le Juste motivent au même titre.
Je trouve que la parole de Finkielkraut est une forme de réhabilitation du travail conjoint du Vrai (adéquation avec le réel) et du Juste (recherche de ce qui devrait être), qui montre par comparaison à  quel point l’idéologie, les idéologies, ne sont pas dans le registre de la morale, mais bien dans celui uniquement de la propagande politique. Quelle morale pourrait s’accommoder de faire passer son combat pour la justice avant le respect dû à  la vérité ? Magistral, donc. Laissons-lui le mot de la fin :

En 1970, Soljenitsyne recevait le prix Nobel de littérature. Le discours qu’il n’a pas pu prononcer à  Stockholm se terminait par une note d’espoir : « Dans le combat contre le mensonge, l’art a toujours gagné, et il gagnera toujours ouvertement, irréfutablement, dans le monde entier. » C’était il y a cinquante ans. Moins de deux décennies après cette profession de foi, le mur de Berlin tombait et le communisme soviétique rendait l’âme. Les faits semblent donc avoir donné raison à  Soljenitsyne. A y regarder de plus près, ils l’ont cruellement démenti. Non seulement le présent égalitaire règne sans partage, mais il s’imagine autre qu’il n’est. A force de se raconter des histoires, il se perd complètement de vue. Les scénarios fantasmatiques qu’il produit en cascade lui tiennent lieu de littérature. Néoféminisme simplificateur, antiracisme somnanbule, recouvrement méthodique de la laideur et de la beauté du monde par les équations de la pensée calculante, déni obstiné de la finitude : dans son combat contre le mensonge, l’art est en train de perdre la partie.

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