Auteur/autrice : BLOmiG

  • Modernité et morale

    Modernité et morale

    Le recueil d’essais de Charles Larmore, « Modernité et morale » (aux Editions PUF), est un livre essentiel dans tous les sens du terme : les sujets traités me paraissent être importants, centraux, et la manière de les aborder est dense, précise, humble et ambitieuse à  la fois. Je vais ici faire une brève recension des thèmes abordés, et je m’appuierai dessus pour d’autres billets. Le livre est trop dense pour être « résumé » dans un billet de blog. J’ai corné les pages, et noirci le livre de notes. Un excellent bouquin qui m’a accompagné cet été, et dont je relirai à  coup sûr certains passages. C’est un livre d’une grande clarté, et d’une complexité assez élevée : les raisonnements, solides, vont vite à  l’essentiel. Il faut s’accrocher un peu. La clarté, pour Larmore et la philosophie analytique, est une approche rationnelle, et logique, de l’argumentation :

    Une position philosophique est claire dans la mesure où l’on spécifie les conditions dans lesquelles on l’abandonnerait.

    Cette phrase résume bien l’éthique de la pensée chère à  Larmore. L’introduction de son livre vise à  expliquer que selon lui la philosophie n’a pas besoin de se prendre elle-même pour objet, et que les a priori des deux grandes écoles de philosophie (analytique et phénoménologique) sont à  rejeter. Il reste, et c’est un des succès de la philosophie analytique, une éthique de la pensée, visant clarté et adéquation au réel.
    Car il y a non seulement des normes pratiques concernant comment il faut agir, mais aussi des normes cognitives concernant comment il faut penser. En conséquence, il y a des vertus intellectuelles aussi bien que des vertus morales. (…) Au coeur de ce que je conçois comme l’éthique de la pensée, en philosophie comme dans tout domaine, est l’honnêteté intellectuelle qui reconnait la probabilité de l’erreur et l’assume par la recherche de la clarté.

    Connaissance morale

    La première partie vise à  établir dans quel sens une connaissance morale est possible. C’était la raison de l’achat de ce livre : en lisant Popper, je m’étais posé cette question. Larmore y répond de manière magistrale et simple, il me semble. Et en s’appuyant sur des raisonnements, et une vision de la réalité proche de celle de Popper : un réalisme critique, faisant de la place, dans le réel, à  côté des objets tangibles, et des ressentis psychologiques, aux normes et aux idées. Pour plus de détails, voir mon article résumant la description du réel par Karl Popper.
    Larmore amène des éléments très intéressants dans la manière dont nous devons concevoir les faits moraux, en les situant explicitement dans le monde 3 de Popper :
    Il suppose (…) que s’il existait des faits moraux, ils devraient ressembler aux faits physiques et psychologiques en étant accessibles à  la perception ou à  l’observation ; étant donné cette supposition, la manière dont de tels faits peuvent jouer un rôle dans la causalité psycho-physique doit certainement paraitre mystérieuse. Mais on n’a pas besoin de concevoir ainsi les faits moraux. Au lieu d’être un élément supplémentaire du monde perceptible, les faits moraux peuvent se concevoir comme des raisons, donc comme faisant partie de l’ensemble des raisons de croire et d’agir que nous pouvons reconnaître, non par la perception, mais par la réflexion.
    Larmore, in fine, pense – et je suis en accord avec lui – que « le naturalisme est un des grands préjugés de notre époque ».
    Or nous devons admettre que le monde (…) englobe non seulement la réalité physique et psychologique, mais également une réalité normative. Ou, comme les sophistes, nous devons renoncer à  la raison pour nous abandonner à  la persuasion. Loin d’être légitimé par les succès de la science moderne, le naturalisme, comme le non-cognitivisme moral qu’il inspire, s’avère l’ennemi mortel de la raison.

    Coïncidence ? Un des blogs que je suis vient de publier une copieuse note de méta-éthique sur la « naturalité du Bien, et je pense que je vais commencer par là .

    Morale des anciens et des modernes

    A la suite de Henry Sidqwick, Larmore explique que l’approche de la morale est radicalement différente selon que l’on considère la notion de juste ou la notion de bien comme fondamentale. Ces deux conceptions par ailleurs, sont un marqueurs de ce qu’est la modernité :
    La priorité du bien est au centre de l’éthique grecque, tandis que l’éthique moderne accorde la priorité à  la notion de juste.
    Kant, et d’autres, on fait émerger cette conception centrée sur le juste de la morale. Le coeur du débat est que le bien n’est plus un terrain d’entente.
    C’est un acquis irrévocable du libéralisme politique que le sens de la vie est un sujet sur lequel on a une tendance naturelle et raisonnable, non pas à  s’accorder, mais à  différer et à  s’opposer les unes aux autres. De là , l’effort libéral pour déterminer une morale universelle, mais forcément minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible en dépit de ses désaccords.
    Larmore détaille ensuite notre rapport aux croyances, central dans la réflexion morale (on pense toujours dans un ensemble de croyances), et à  la connaissance morale.
    J’ai déjà  fait remarquer qu’il est fort possible de justifier la validité de certaines obligations morales, si au lieu de s’élever à  un point de vue absolument détaché, on s’appuie sur la validité d’autres obligtations que l’on accepte déjà . (…) Cette épistémologie repose sur un fait évident et sur deux normes cognitives qui sont aussi importantes qu’elles ont été négligées. Le fait, est que nous nous trouvons toujours en possession d’une multitude de croyances. A ce fait, s’ajoutent les principes suivants : 1/ Il nous faut une bonne raison pour douter comme il nous en faut une pour conclure (…) 2/ Justifier une proposition n’est pas simplement donner des prémisses vraies d’où elle découle, c’est donner des raisons qui dissipent des doutes sur sa vérité. (…) Pris ensemble, ces deux principes ont pour conséquence qu’il ne nous faut justifier une croyance que nous avons déjà  que si nous avons d’abord trouvé des raisons de croire qu’elle est douteuse. C’est en cette conséquence qu’apparaît la nouveauté de ces deux principes. D’habitude, on suppose que la raison exige que chacune de nos croyances soit soumise à  la justification. (Souvent cette supposition prend la forme de l’exigence que des croyances servant à  justifier d’autres croyances doivent elles-mêmes se justifier.) Cette supposition est devenue si habituelle, si irréfléchie que l’on a oublié ses intentions originelles. Elle ne provient pas tant de la raison que de l’aspiration métaphysique à  regarder le monde sub specie aeternitatis. (…) La question décisive est donc de savoir si nous voulons d’une épistémologie qu’elle soit un guide à  l’éternité ou qu’elle soit un code pour la solution de problèmes. Si nous abandonnons cette aspiration métaphysique et prenons comme règle qu’il faut avoir des raisons positives de croire qu’une croyance existante peut être fausse pour la mettre en doute et donc pour en exiger la justification, la notion que toutes les croyances devraient être justifiées disparaîtra. Le seul fait que nous ayons déjà  une croyance, et que nous l’ayons à  cause de notre contexte historique, n’est pas une bonne raison de croire qu’elle puisse être fausse ni donc d’exiger qu’elle soit justifiée. De plus, si nous trouvons en effet des raisons positives de la mettre en doute, nous devons continuer à  nous appuyer sur nos autres croyances existantes, non seulement pour chercher une solution à  ce doute, mais aussi préalablement pour découvrir les raisons positives qui sont à  la source de notre doute. Selon cette conception, il n’existe aucune opposition entre enracinement historique et rationalité.

    Hétérogénéité de la morale

    J’en avais parlé récemment (et Silberzahn aussi dans un très bon billet): un débat existe entre deux approche de la morale : éthique de responsabilité (conséquentialisme) et éthique de conviction (déontologie). Larmore propose une vision plus large, et explique la morale est hétérogène. A nous de nous dépatouiller avec les exigences parfois contradictoires de 3 principes généraux.
    J’appelerais ces trois principes : principe de partialité, principe conséquentialiste et principe déontologique. Ils se situent tous trois à  un niveau élevé de généralité. Le principe de partialité sous-tend les obligations « particularistes » qui ne s’imposent à  nous qu’en vertu d’un certain désir ou intérêt que nous nous trouvons avoir. (…) Le principe de partialité exprime donc une priorité du bien sur le juste. (…) Les deux autres principes pratiques – les principes conséquentialiste et déontologique – sont universalistes et représentent des obligations catégoriques. Le principe conséquentialiste exige que l’on fasse ce qui produira globalement le plus grand bien (la plus grande somme algébrique de bien et de mal), eu égard à  tous ceux qui sont affectés par notre action. (…) Le principe déontologique exige que l’on ne fasse jamais certaines choses (ne pas respecter une promesse, dire des mensonges, tuer un innocent) à  autrui, même s’il doit en résulter globalement un moindre bien ou un plus grand mal. (…) Contrairement au principe de partialité, ces deux principes impliquent des devoirs qui sont catégoriques et s’imposent à  l’agent, quels que puissent être ses désirs ou ses intérêts. Ils expriment, par conséquent, une priorité du juste sur le bien. Il me semble que toute personne réfléchie reconnaît, dans une certaine mesure, les exigences de ces trois principes.

    Philosophie politique : libéralisme et romantisme

    Je vais devoir sur ce sujet comprendre pourquoi Larmore met sous le terme de « romantisme » ce que j’appelle habituellement « conservatisme » (des courants de pensée valorisant, en opposition à  l’individualisme, l’appartenance et les coutumes, la tradition). Au-delà  de ce problème sémantique, il me semble qu’il offre une belle piste pour marier les deux, du moins en Occident. Le libéralisme n’est pas un idéal de plus, parmi d’autres ; le libéralisme prend acte de l’impossibilité de mettre tout le monde d’accord et propose un socle minimal de règles éthiques pour rendre possible la vie ensemble.
    Il est dangereux de faire du libéralisme une conception de plus parmi toutes les visions partisanes et controversées de la vie bonne, car il ne représentera plus alors la solution crédible à  l’un des problèmes moraux et politiques les plus pressants des Temps modernes. Il ne sera plus qu’un autre élément du problème. La conviction que la nature de la vie bonne ne peut vraisemblablement pas faire l’objet d’un accord raisonnable est un trait distinctif de la pensée moderne. Quand il s’agit du sens de la vie, toute discussion entre personnes raisonnables ne tend pas naturellement vers le consensus, comme le pensait Aristote, mais vers la controverse. Plus on parle d’un tel sujet, plus le désaccord croît, même en nous-mêmes, comme le fit observer Montaigne. Le libéralisme a représenté l’espoir que, malgré cette tendance au désaccord sur des questions d’une importance suprême, nous pourrions trouver le moyen de vivre ensemble sans recourir à  la force. Dans le libéralisme s’exprime la conviction que l’on peut s’accorder sur une morale élémentaire tout en continuant de se trouver en désaccord sur ce qui donne sens à  la vie.
    Au bout du compte, cette conviction se révèlera peut-être sans fondement. Il est possible que le libéralisme ne soit qu’un idéal partisan de plus. Mais s’il en est ainsi, alors à  moins de se dissoudre dans la lumière d’un Bien compréhensif et irrésistible, l’expérience moderne ne connaîtra qu’un avenir politique où « des armées ignorantes s’affronteront dans la nuit. »

    Ce passage m’a fait penser à  Von Mises (bizarrement, Larmore ne cite jamais ni Von Mises, ni Hayek, ce qui ne manque pas de me surprendre) :
    Le libéralisme est rationaliste. Il soutient qu’il est possible de convaincre l’immense majorité que la coopération paisible dans le cadre de la société sert mieux les intérêts justement compris que les batailles mutuelles et la désintégration sociale. Il a pleine confiance dans la raison de l’homme. Il se peut que cet optimisme ne soit pas fondé et que les libéraux se trompent. Mais alors il ne reste plus aucun espoir pour l’avenir de l’humanité.
    Par ailleurs, et c’est autre sujet que Larmore n’aborde pas directement, bien que central, je pense qu’à  force d’ouvrir nos sociétés, via l’immigration, à  des cultures trop différentes, nous avons sapé cette approche du libéralisme ; il n’est pas possible de faire coexister des cultures trop différentes au même endroit. Le socle commun pour cette approche libérale devient trop restreint.
    La question centrale de la philosophie politique : quels sont les principes d’association politique qu’il est juste d’établir ?, est une question morale. Mais c’est une question autrement difficile dans les conditions modernes, où l’on s’est progressivement rendu compte que la vraie religion, le sens de la vie, la nature de la vie réussie sont des sujets sur lesquels les individus raisonnables ont une tendance naturelle, non pas à  s’accorder, mais différer et à  s’opposer les uns aux autres. Il nous faut alors chercher une morale universelle, mais minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible, en dépit de ces désaccords. C’est la conception du libéralisme politique que je développe et défends dans les essais de cette partie. Tout en me situant dans le camp libéral, je veux pourtant séparer la pensée libérale des idéeaux d’individualisme et d’autonomie que certains de ses grands théoriciens (Kant et Mill, par exemple) y ont associés. En tant qu’effort pour repérer une morale commune en dépit des controverses sur la nature du bien, le libéralisme devrait aussi éviter de prendre parti dans une des principales controverses culturelles des deux derniers siècles, celle qui à  partir du Romantisme oppose les partisans de l’individualisme et les champions de l’appartenance à  des traditions. C’est en ce sens que j’essai de reformuler la pensée libérale.
    J’ai trouvé cette volonté très intéressante, et elle rejoint certaines de mes envies naïves. J’ai donc noté avec attention les auteurs français mentionnés par Larmore (qui a écrit ce livre en français directement, à  la demande de Monique Canto-Sperber), dont la pensée lui est proche, et qu’il va falloir que je lise : Luc Ferry (que je connais un peu), Marcel Gauchet et Alain Renaut. Le programme est tracé.

  • Citation #120

    L’utopie n’est astreinte à  aucune obligation de résultats. Sa seule fonction est de permettre à  ses adeptes de condamner ce qui existe au nom de ce qui n’existe pas.

    Jean-François Revel (1924-2006)
    Philosophe, écrivain et journaliste français.

  • De la fumisterie intellectuelle

    De la fumisterie intellectuelle

    Bertrand Russell est un philosophe que j’apprécie. Je n’ai donc pas résisté quand je suis tombé sur ce petit essai écrit en 1943, « De la fumisterie intellectuelle » (Editions de l’Herne). Il se lit rapidement et son propos est très simple (même si un peu daté) :
    L’homme est un animal crédule, il a besoin de croire et, à  défaut de fondements solides à  sa croyance, il se contentera de fondements bancals.
    Et Russell de passer en revue un certain nombre de croyances de ses contemporains, notamment religieuses, ou sur les femmes, avec un esprit critique décapant. C’est tout à  fait juste sur le fond, et le côté daté de certaines réflexions nous force à  nous questionner sur nos propres croyances. Si Russell, invité en 1940 à  donner une série de conférence à  New-York, a déclenché malgré lui une véritable polémique (pour les aspects anti-religieux de sa pensée critique), quels en sont les équivalents de nos jours ? Nous avons quelques éléments de réponse
    Ce petit essai devrait faire partie des textes que l’on découvre au lycée : facile d’accès, direct, et faisant la promotion d’un esprit critique et lucide salutaire. J’en ai gardé quelques citations, et cette liste (que je recopie en supprimant des passages entiers, et en créant les mises à  la ligne, pour la rendre digeste) de conseils pour éviter les « erreurs idiotes ».

    Pour se soustraire aux opinions ineptes auxquelles les hommes ont tendance, nul besoin d’être un génie. Voici quelques règles simples qui vous prémuniront, sinon contre l’erreur, du moins contre les erreurs les plus idiotes.

    • Si la question peut être élucidée par l’observation, observez de vos propres yeux. Aristote aurait pu éviter l’erreur de croire que les femmes ont moins de dents que les hommes s’il s’était donné la peine de demander à  Madame Aristote d’ouvrir la bouche et s’il s’était mis à  compter. (…) Penser savoir quand on ne sait pas est une erreur fatale, à  laquelle nous sommes tous enclins. (…)
    • Même si, comme la plupart de vos semblables, vous avez des idées bien arrêtées, il est toujours possible de prendre conscience de vos propres préjugés. Si la moindre contradiction vous met en colère, c’est qu’inconsciemment vous vous savez incapable de justifier l’opinion qui est la vôtre. (…) Les controverses les plus hargneuses portent sur des questions qui n’admettent de preuve ni d’un côté ni de l’autre. (…) Quand une divergence d’opinion vous irrite, méfiez-vous : vous verrez peut-être, après examen, que votre croyance va au-delà  de ce que justifient les preuves.
    • Pour se débarrasser de certains dogmatismes, rien de tel que de se confronter aux opinions qui ont cours dans d’autres sociétés que la nôtre. (…) Si vous n’avez pas l’occasion de voyager, fréquentez des gens avec lesquels vous n’êtes pas d’accord et lisez un journal favorable au parti opposé. Si vos interlocuteurs et votre journal vous paraissent fous, pervers et méchants, songez que c’est aussi ce qu’ils pensent de vous. Or l’une ou l’autre partie peuvent avoir toutes les deux raisons, mais elles ne peuvent toutes les deux avoir tort. Cette réflexion devrait vous inciter à  la prudence.(…)
    • Avec un peu d’imagination, vous pouvez polémiquer avec un interlocuteur qui défend un préjugé différente du vôtre. Ce dialogue fictif présente un avantage, et un seul, par rapport à  une polémique réelle : il n’est limité ni dans le temps ni dans l’espace. (…) Il m’est arrivé d’être amené à  changer d’avis en conséquence de ce genre de dialogue imaginaire ou, au moins, de devenir moins dogmatique et arrogant en pesant les arguments d’un hypothétique adversaire.
    • Méfiez-vous des opinions qui flattent votre amour-propre.
    • Il est bien d’autres passions que l’orgueil qui nous induisent en erreur, et la principale est sans doute la peur. La peur opère tantôt directement, en propageant des rumeurs ou en brandissant des spectres terrifiants, tantôt indirectement, en nous faisant miroiter une perspective rassurante, comme l’élixir de vie ou le paradis pour nous et l’enfer pour nos ennemis. (…) La peur entretient la superstition et la méchanceté. Surmonter sa peur, c’est le premier pas vers la sagesse dans la recherche de la vérité comme dans la quête d’une vie digne.
  • Le maître du Haut-Chateau

    Le maître du Haut-Chateau

    Le Maître du Haut-Chateau est le premier roman à  succès de Philip K. Dick. Dick est un sacré romancier et deux choses sont certaines : il possèdait une imagination incroyable, et un sens de la narration très efficace, toujours près des personnages et de leur réalité, sans discours ou descriptions superflues.

    Uchronie

    Le maître du Haut-Chateau est une uchronie : un récit d’une histoire alternative imaginée à  partir de la modification d’un évènement historique. Dans le roman de Dick, le point modifié est l’issue de la Seconde Guerre mondiale : les Allemands et les Japonais ont gagné la guerre. Nous découvrons donc des personnages évoluant dans des Etats-unis partagés en deux : sur la côté pacifique, les japonais dirigent, et sur la côte Est, ce sont les nazis. La bande des montagnes Rocheuses est une sorte de zone libre entre les deux.

    Style impressionniste

    Dick aborde cet univers étrange avec des personnages originaux : un antiquaire spécialisé dans les anciens objets manufacturés américains (Childan), un ouvrier (Frank) qui veut se lancer à  son compte, un haut-responsable japonais (Tagomi) et un autre du côté Allemand. Une jeune femme, professeur de judo, qui par des chemins de traverse se retrouve à  aller à  la rencontre du fameux maître du haut-chateau, auteur d’un livre uchronique (« Le poids de la sauterelle ») racontant l’histoire comme si les Etats-Unis et leurs alliés avaient gagné la guerre. Ironie du scénario, mise en abime. Au-delà  du thème du réel, et de sa distorsion, j’ai trouvé l’histoire splendide. On est pris par les personnages, dès le début. La manière de raconter de Dick, par touches impressionnistes, est originale et adaptée à  nous faire sentir cet univers différent, où les relations habituelles ont été subtilement modifiées. Loin de décrire de manière exhaustive ce monde, ses institutions, et la société, l’auteur a choisi de faire des focus psychologiques, sur des moments particuliers des personnages. Avec, en italique, leurs pensées. Magistral.

    Je confesse avoir découvert ce roman non par mes lectures, mais par la série Amazon qui en a été tirée. C’est une très bonne série, une belle interprétation, avec des apports intelligents et cohérents. Les seuls petites critiques que l’on pourrait après coup lui adresser :

    • transformer Frank en faussaire alors qu’il est dans le roman en train de recréer lui-même des bijoux est débile (je ne peux réveler ici pourquoi c’est important, mais cela a une portée symbolique importante sur la lecture du scénario)
    • placer une histoire avec des homosexuels juste pour les quotas et l’allégeance au politiquement correct est très typé US, et assez inutile, voire ridicule

    C’était par contre une bonne idée de remplacer le roman « Le poids de la sauterelle » par des bouts de films, puisque l’histoire de la série est racontée en images.

    Quoi qu’il en soit, je recommande à  la fois la série et le roman. Philip K. Dick est décidemment un grand romancier.

  • Des convictions

    Des convictions

    J’ai eu une discussion très intéressante avec deux amis à  propos de cette citation de Nietzsche :

    Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.

    Friedrich Nietzsche (1844-1900)
    Philologue, philosophe, poète, pianiste et compositeur allemand.

    J’ai toujours aimé cette citation. Elle me parle, car je crois que la vérité est une quête indispensable, et parce que j’ai toujours regardé avec un peu de méfiance les gens qui mettent en avant leurs « convictions ». J’y reviendrai plus loin. Cette citation est puissante car elle apporte un distinguo très important pour comprendre ce que l’on appelle la vérité. Pourquoi le mensonge n’est pas un ennemi de la vérité ? Parce qu’en mentant, le menteur sait qu’il ment, qu’il déforme la vérité, qu’il ne décrit pas vraiment la réalité, et finalement il est donc dans le même cadre de référence que celui qui dit vrai. Ils ont la même notion du « vrai » : ils se réfèrent tous deux au réel. Tandis que celui qui fonctionne sur les convictions est dans un mode différent : il ne remet pas en cause ces convictions, et ne doute pas. Ou en tout cas, il peut, par conviction, ne pas voir une partie du réel. Ces deux modes de vérité portent un nom : vérité-correspondance et vérité-cohérence. J’avais découvert cette distinction dans Popper, et je la trouve essentielle.

    Vérité-correspondance et vérité-cohérence

    Dans le mode vérité-correspondance, le critère du vrai est l’adéquation, la correspondance, entre une proposition et le réel. C’est la posture de la science : je n’y reviens pas, j’avais fait un long article sur le sujet. L’adéquation avec le réel tranche, et nos propositions sont d’autant plus vraies qu’elles décrivent mieux la réalité.
    La vérité-cohérence, par opposition, a comme critère de vérité la cohérence logique des propositions ou des théories. C’est l’absence de contradiction interne d’une théorie ou d’une idée qui la rend vraie, et non son adéquation avec le réel.
    Etant scientifique de formation, j’avoue être clairement du côté de la vérité correspondance : aussi belle formellement et cohérente que puisse être une théorie, si elle ne décrit pas adéquatement le réel, elle est fausse. C’est une belle construction, mais fausse. J’essaye de ne pas caricaturer cependant : la recherche de cohérence et de non-contradiction logique est tout à  fait légitime et normale. Mais cela ne doit pas conduire à  nier le réel.

    Du coup, avec cet éclairage, la phrase de Nietzsche dit simplement que la vérité-correspondance, qui est le cadre de pensée du menteur comme de celui qui dit la vérité, est préférable à  la vérité-cohérence (cadre de celui qui a des convictions) dans la recherche de la vérité. Mais il est temps de préciser ce que l’on entend par conviction (on peut les remettre en cause), ou par croyance, ou même par dogmatisme : c’était un des sujets de notre discussion amicale.

    Convictions et doute

    Comme souvent, il est utile de revenir à  la définition des mots. Conviction a deux sens très différents – en plus du sens juridique qui en fait un synonyme de « preuve matérielle » :

    • Certitude de l’esprit fondée sur des preuves jugées suffisantes. Par métonymie : Opinions, idées, principes considérés comme fondamentaux.
    • Avec conviction : Avec sérieux, avec application, en croyant à  ce qu’on fait ou dit. Avec chaleur, enthousiasme.

    Etre convaincu, c’est donc être certain, d’une part, et d’autre part c’est aussi faire le choses avec énergie, enthousiasme, sérieux. Peut-on ne pas être dans la conviction, donc accessible au doute, tout en agissant avec conviction ? Cela me fait penser à  une autre citation, d’une grand défenseur de la vérité-correspondance :

    Si vous êtes certain, vous vous trompez certainement, parce que rien n’est digne de certitude ; et on devrait toujours laisser place à  quelque doute au sein de ce qu’on croit ; et on devrait être capable d’agir avec énergie, malgré ce doute.

    Bertrand Russell (1872-1970)
    Mathématicien, logicien, philosophe, épistémologue, homme politique et moraliste britannique.

    Alors, bien sûr, personne ne peut vivre sans convictions. Il est relativement aisé de douter de tout, philosophiquement, mais pour vivre il faut s’appuyer des connaissances stables et sûres. Je sais qu’en lâchant un verre, il tombe (toujours) et se casse au sol (presque toujours). Je n’ai pas besoin de douter de cela, et c’est même recommandé de ne pas douter de cela. Mais nos convictions ne sont pas toutes liées à  des énoncés sur le réel : certaines de nos convictions sont des convictions morales (dans telle ou telle situation, il faut agir comme ceci, ou comme cela), ou des convictions politiques (pour atteindre tel objectif, il faut organiser – ou pas – les choses comme cela). Dans ces domaines, les connaissances sont souvent moins évidentes. Mais la phrase de Russell le dit bien : pas besoin que les convictions soient sûres et certaines pour agir avec conviction. Le tout est de savoir en débattre, en douter quand il le faut (quand le réel nous force à  le faire). Pour cela, il faut accepter que la confrontation au réel est plus importante que nos convictions, ou que leur cohérence, ou que l’adéquation de nos émotions avec ces convictions. L’adéquation au réel tranche, c’est ce que dit la phrase de Nietzsche.

    En politique

    Il n’est pas possible de conclure cette petite réflexion sans parler – puisque le mot « conviction » y est central – de la distinction apportée par Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. L’article wikipedia sur le Savant et le Politique résume assez bien la chose :
    Weber distingue deux éthiques de l’action politique, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité : ceux qui agissent selon une éthique de conviction sont certains d’eux-mêmes et agissent doctrinalement (…) alors que l’éthique de responsabilité repose sur l’acceptation de répondre aux conséquences de ses actes ; si l’éthique de conviction est nécessaire, elle produit dans le parti un appauvrissement intellectuel au profit de la discipline de parti.
    Pour en savoir plus, vous pouvez écouter, par exemple, Michel Onfray en parler sur France Culture. J’avais fait un article sur les différents types d’éthiques en politique, qui apporte d’autres éléments. C’est un sujet complexe : il est bien sûr stérile de croire que ces archétypes existent seuls. Il faut bien sûr agir au nom d’un certain nombre de principes, de convictions, mais il faut également bien sûr assumer les conséquences de ses actes. C’est un point de tension dans ma pensée : je suis libéral, et le libéralisme est une éthique de conviction, procédurale. Le libéralisme est une pensée qui est adossé à  un système de règles, justes, valable pour tous, et qui accepte que la société évolue librement, de manière spontanée, sur ces règles. Force est de constater que sur certains sujets, l’évolution spontanée ne conduit pas toujours au bon endroit. Que l’on pense à  la PMA, et à  la GPA : une éthique de responsabilité doit conduire à  restreindre la liberté sur certains sujets pour éviter ces dérives. Mais c’est aussi une éthique de conviction, puisqu’elle s’adosse à  la conviction qu’on ne peut pas « marchandiser » les humains, louer le ventre des femmes, acheter des bébés.
    Et d’un autre côté, raisonner uniquement à  partir des conséquences prévisibles de nos actes est aussi parfois une impasse, car il existe de multiples conséquences imprévisibles – et souvent positives – des actes humains dans une société libre.

    Qu’est-ce qu’une bonne conviction ?

    En conclusion, je dirai qu’il faut avoir des convictions, et qu’il faut être capable de les regarder comme un physicien considère les théories scientifiques : si le réel vient les chahuter, il faut être capable de les remettre en question. Elles n’en sortiront pas annulées, mais transformées, améliorées dans leur adéquation avec le réel. Qu’est-ce qu’une bonne conviction ? Une conviction dont l’horizon est la vérité-correspondance. Non pas celle qui résonne en boucle avec moi-même, ou qui s’insère dans un système cohérent, mais une conviction qui est un principe d’action juste respectant la dignité humaine et la raison, et en même temps les phénomènes et lois naturels qui sont à  l’oeuvre dans la réalité. Il y a encore à  creuser sur ce sujet (de mon côté). Passionnant. Merci les amis pour les discussions enrichissantes, stimulantes, dérangeantes.

    Et vous ? Que vous inspire cette phrase de Nietzsche ?

  • Citation #119

    Ce que je peux faire, ce n’est pas ce que me dit un homme de loi ; mais ce que l’humanité, la raison et la justice me disent que je devrais faire.

    Edmund Burke (1729-1797)
    Homme politique et philosophe irlandais.