Blog

  • Citation #54

    L’homme devient un être social non pas en sacrifiant ses propres intérêts à  un Moloch mythique appelé Société, mais en cherchant à  améliorer son propre bien-être.

    Ludwig Von Mises

  • Interview d'Alain Boyer : deuxième partie

    Nous avons vu la dernière fois le parcours politique d’Alain Boyer dans les cercles d’extrême gauche, et notamment son évolution des groupes luxembourgistes vers le PS, dans la mouvance de Michel Rocard. L’interview continue avec des réflexions sur l’économie, le libéralisme, la place du Droit dans la société. Et les problèmes de la gauche avec l’économie de marché et le libéralisme.

    BLOmiG : Pour situer, en 1975, tu étais déjà  professeur à  la Sorbonne ?

    Alain Boyer : Non, non. J’avais 20 ans. Je rentrais à  Normale Sup’, en 74. En 1975, à  21 ans, j’ai réfléchi et décidé d’abandonner le mythe révolutionnaire. Et là  j’ai milité pendant une dizaine d’années dans les milieux rocardiens. L’idée, là , c’est qu’on abandonne complètement la révolution, on accepte la démocratie représentative, la seule viable, et le marché.

    Au passage, j’étais allé avec mes parents en Slovaquie, en 68, en juillet-août. Mon père, évadé d’Autriche en 44 y avait combattu les nazis armes à  la main … Et donc là , j’avais vu le « socialisme réel ». Et j’avais abandonné l’idée précédemment évoquée, selon laquelle, « eux ils avaient l’égalité », mais pas la liberté. Ils n’avaient en fait ni l’égalité, ni la liberté. J’ai découvert le socialisme réel avec effroi. La bureaucratie dominait tout, c’était kafkaïen, et l’économie était totalementt inefficace. C’était pourtant pendant le « Printemps de Prague ». Il y avait l’espoir d’un « socialisme à  visage humain ». Un vieux Professeur russe avec qui mon père, tout jeune, avait combattu, nous avait dit « les Tchèques avec leur printemps de Prague, ils sont naïfs, parce que les Russes vont nous envahir, et j’en mourrai ». Et les Soviétiques ont envahi la Tchécoslovaquie 15 jours après notre départ (le 21 Août 68) et le vieux Professeur à  l’alllure tolstoyenne est mort (le 4 Septembre). Je n’ai jamais pu comprendre que des gens intelligents aient pu demeurer communistes…J’en suis encore ému. Donc j’étais devenu de plus en plus anti-communiste. Et je le demeure. Le mur de Berlin ! on n’avait jamais vu ça dans l’histoire : construire un mur non pas pour empêcher les ennemis de rentrer, mais pour empêcher les citoyens de sortir !!! Je n’ai jamais pu comprendre que des gens intelligents aient pu demeurer communistes… Et maintenant , ils nous font le coup de la « trahison des idéaux » : le communisme réel (qui règne encore à  Cuba ou en Corée du Nord), c’était une caricature, nous , nous allons construire un vrai communisme ! …A d’autres… En 1989, à  Prague, il y avait un très beau slogan, d’un humour corrosif : « le communisme pour les communistes ! » …

    Au PS, avant 1981, le milieu rocardien était intéressant, et bouillonnant d’idées. L’idée, c’était de prendre le pouvoir par les élections, pas par la violence, mais en essayant d’amener un système qui soit de marché, mais auto-géré ; les dirigeants seraient élus par les salariés. Ce qui me plaisait, puisque j’avais beaucoup aimé l’idée de conseils ouvriers, d’auto organisation. Si c’était possible, je serais encore pour ! Mais l’expérience a tendance à  montrer qu’il n’y a pas eu beaucoup de succès des expériences d’autogestion, et qu’il n’est pas évident que les salariés d’une entreprise élisent des dirigeants qui soient les meilleurs. Parce que si un candidat dit « je vais être obligé de licencier 10% du personnel », je ne pense pas que les salariés voteront pour lui. C’est là  que je deviens libéral : il n’est pas du tout sûr que l’autogestion soit la solution. Je suis en revanche favorable à  une « participation » des salariés… Des actions pour tous…

    Cette question-là  rejoint énormément l’aspect politique : quelqu’un qui se présente en tenant un discours de rigueur, qui dit la vérité « on va se serrer la ceinture », se grève à  la base d’une partie des voix…

    Tout à  fait. Mais mentir aux électeurs se paie toujours. Il faut bien sûr donner des espoirs, mais en étant aussi peu démagogique que possible. Et puis, il y a d’autres éléments dans une entreprise. La transparence ne peut pas être totale. Si tout est voté dans une sorte de grand forum ouvert, le concurrent va connaître la stratégie et la politique de l’entreprise. Ce n’est pas possible.

    En revanche, ce que j’ai retenu, maintenant que je suis devenu un libéral-social, disons, et qui est d’ailleurs une idée soutenue par un de mes philosophes préférés, John Rawls (Théorie de la Justice, 1971), c’est l’idée qu’il serait bon d’étendre l’appropriation des moyens de production, comme aurait dit Marx, au plus grand nombre. Par quelque chose que j’aurais trouvé ridicule en mai 68, compte de tenu de mon extrémisme de jeune, mais que De Gaulle proposait, et qui était la participation et l’intéressement aux résultats. L’actionnariat ouvrier. A ce moment là , ce n’est plus utopie, c’est quelque chose de faisable. L’employé, l’ouvrier, le cadre se sentent attachés aux succès de leur entreprise, et non plus utilisés seulement comme moyens. Alors évidemment les marxistes vont dire « c’est un piège ». Mais comme je ne suis plus marxiste, je considère que c’est une solution qui cumule pas mal d’avantages, en particulier la responsabilisation des employés, de toute la hiérarchie, avec cette idée aussi que je trouve parfois scandaleuse que seule la direction possède les actions en très grand nombre, alors que l’ouvrier de base n’a rien.

    Je suis donc favorable à  cette idée de répartition de la propriété. Mais avec deux remarques, comme l’avaient argué les économistes autrichiens contre Marx, dès le début du XX siècle, même le socialisme, s’il veut éviter la planification centrale — qui est un échec absolu, ce qu’on peut démontrer théoriquement et empiriquement, on ne peut pas fixer les prix, c’est trop compliqué, ça ne marche pas, et ça abouti à  des catastrophes économiques, et donc humaines, comme tous les systèmes « socialistes » dans le monde — donc si on veut un socialisme avec appropriation des moyens de production, il faut quand même garder l’idée de monnaie (dont Marx voulait se passer) comme moyen d’échange, et d’investissement, de capital. La planification centrale — fixer les prix – abouti à  des catastrophes économiques, et donc humaines, comme tous les systèmes ”socialistes » dans le monde.Il faut garder la notion de capital, qui est consubstantielle à  toute économie, dès lors qu’il faut épargner et investir pour l’avenir. Donc si les travailleurs veulent être co-propriétaires de leurs entreprises, il faudra quand même garder un marché d’actions, une bourse, un système financier. Les seuls revenus des salariés ne pourraient pas suffire. Et deuxièmement la concurrence, qui est un moyen « incitatif » de faire baisser les prix et d’améliorer la qualité, et qui est donc favorable aux consommateurs que sont par ailleurs les travailleurs.

    Ce développement de l’extrême gauche au centre-droit me paraît, maintenant que je suis plus âgé, pour ne pas employer un terme plus péjoratif, assez compréhensible. Je ne pense pas avoir totalement renié mes idéaux. Simplement, ils se sont affrontés au réel, à  la critique, et je m’en suis aperçu dès le voyage en Slovaquie par exemple, mais aussi avec le développement terroriste de certains groupes maoïstes. La révolution, en dehors des tyrannies, est une impasse. Mais je pense qu’on peut toujours garder une sensibilité de gauche, au sens des valeurs de la justice sociale. Quand j’étais à  l’extrême-gauche, je n’ai jamais été anarchiste, j’ai toujours pensé que l’on ne pourrait pas se passer de l’Etat, sauf, croyais je naïvement, à  très long terme !, maintenant que je suis centre-droit, pour des raisons que je pourrais expliquer et qui sont liées à  la situation actuelle de la France (je préfèrerais être de centre gauche !), mais actuellement je dis centre-droit, parce que je pense qu’il faut des réformes libérales. On y reviendra. Mais j’aurais peut être pu aller à  un moment jusqu’à  l’anarchisme « de droite », qu’on appelle le « libertarianisme« , défendu par des gens comme le philosophe américain Robert Nozick (même s’il ne va pas jusqu’à  l’anarchisme total, et défend un « Etat ultra-minimal »), ce sont des gens qui disent (et ce sont de bons philosophes, et de bons économistes, ils ont des disciples en France, et des maîtres comme Hayek), ils vont jusqu’au bout de la logique du marché, et ils disent « l’Etat c’est l’ennemi, c’est la bureaucratie ». Ils restent anarchistes, comme Proudhon, en ce sens que l’Etat est un monstre liberticide.

    à‡a me fait penser à  une phrase de Reagan qui disait « L’Etat n’est pas la solution, c’est le problème ».

    Oui ! Justement, Reagan, comme Mme Thatcher, était influencé par Hayek. Mais les plus extrémistes d’entre les « libertariens » disent « il faut supprimer l’Etat », et que tout soit auto-organisé par le marché. Ce qui me paraît être aussi une dangereuse utopie. Et puis, du point de vue moral, c’est laisser les plus mal lotis à  leur sort, où la générosité éventuelle des riches, or je crois que l’Etat, comme le disait Karl Popper, « est un mal, mais un mal nécessaire ». Je ne dois pas – même si je suis faible – devoir ma survie, et ma vie correcte, au bon vouloir des forts, mais à  mes droits, garantis par un Etat de Droit. C’est un très bel argument. Je dois avoir les mêmes droits, que si j’étais super intelligent, sportif, top modèle… Il y a les hasards de la naissance, de l’éducation….

    On ne peut pas tout baser sur la charité, il faut de la solidarité, en somme ?

    Absolument ! C’est le sens du principe de justice sociale de Rawls (principe de différence : une inégalité n’est juste que si elle profite e n fin de compte aux plus mal lotis). Ceux qui ont tiré un mauvais numéro à  la loterie de la vie ne doivent pas attendre qu’on leur tende la main. Je refuse absolument cette idée « paternaliste ». Pour cela, il faut mettre en avant une idée plus essentielle que celle de marché (qui est essentielle, mais qu’il ne faut pas adorer), c’est l’idée que ce qui compte avant tout, et je le pense de manière presque dogmatique, c’est le Droit. Et un Etat qui garantisse le respect de ce Droit. Et il faut que ce Droit soit voté par une majorité des représentants élus, sinon on n’est pas en démocratie.

    Je ne l’ai pas évoqué tout à  l’heure, j’ai eu une période également où j’allais aux cours très brillants de Michel Foucault, je me disais … luxembourgiste et foucaldien, pendant les années qui ont suivi 1968, entre 1969 et l’élection de Giscard (74), où le bouillonnement intellectuel était considérable ! Toute la philosophie française était en ébullition, même les sciences. Un des plus grands mathématicien du siècle, Grothendiek, médaille Fields (équivalent du prix Nobel) a tout arrêté pour faire du formage de chèvre dans les Pyrénées…. A 30 ans. Il y a eu des bonnes choses qui en sont sorties: l’écologie, le féminisme. Pas immédiatment de mai 68, mais de la suite. Mais quoi qu’il en soit des aspects positifs de 68, on oubliait le Droit. Le Droit, c’était « l’idéologie bourgeoise » .Et ça, c’était une grande erreur. C’est résumé dans le plus célèbre slogan de 68 : « Il est interdit d’interdire ». Or le Droit, c’est poser des bornes, des limites.

    C’est ce qui garantit la liberté

    Tout à  fait. C’est ce qu’on appelle en philosophie : la compossibilité des libertés (Kant). Le fait de rendre possible un maximum de liberté, pourvu que l’autre ait la même liberté. Mais pour ça, il faut le règne du Droit (« Rule of Law » : Law en anglais ne veut pas d’abord dire loi mais Droit). Mais le Droit peut être mauvais, je ne suis pas « positiviste juridique ».

    C’est pour ça qu’il évolue …

    Oui, il y a eu des droits horribles ! des droits esclavagistes, comme le droit français jusqu’en 1848 ! et les lois antisémites de Vichy ! J’en suis arrivé donc à  l’idée que le Droit est très important, mais qu’il fallait qu’il soit fondé sur des valeurs morales. Le Droit romain, par exemple, sur lequel est basé le droit occidental (à  part le droit anglais, qui est différent), tous les juristes connaissent des centaines de proverbes qui viennent du droit romain, est fondé sur des valeurs de liberté, mais il y avait l’esclavage dedans…. Fuyons tout manichéisme !

    Nous plaçons donc la morale au dessus du droit ?

    Oui. Je ne crois pas du tout à  la thèse de l’autonomie du Doit par rapport à  l’éthique. Si on interdit le viol, c’est parce que cet acte horrible est pour nous absolument immoral. Même si l’on accepte la contradiction dans les temes que signifie le slogan poétique « il est interdit d’interdire » (cet interdit étant lui même… interdit : c’est une phrase « auto-référentielle », comme on dit en logique, et qui de plus se nie elle-même), on peut et on doit le refuser pour des raisons morales : il y a des actes possibles qui sont moralement condamnables, et qui doivent donc être juridiquement interdits, et la transgression de ces interdits punie. Mais il reste à  définir cette morale. Il faut une morale minimale, pour que nous puissions tous nous mettre d’accord sur un certain nombre de valeurs — un socle — qui permette la vie en commun. Voilà  un peu mon évolution.

    Ce qui fait que je suis passé du centre gauche (rocardien) au centre droit, je ne vais pas me cacher derrière les mots, c’est la situation de la gauche française qui n’a pas su évoluer comme les gauches européennes dans le sens que Michel Rocard proposait, c’est à  dire, on accepte le marché, parce que sinon c’est la planification centrale, une absurdité liberticide, mais un marché régulé par le Droit et qui donne des garanties de sécurité aux travailleurs ou aux « inactifs ». La gauche française a toujours un problème avec le marché, le libéralisme économique. Le libéralisme est un gros mot. « Tu es devenu libéral !!! Horreur ! », me disent certains amis. Oui, et je l’assume tout à  fait. Je suis pour la maximisation de la liberté individuelle, dans le cadre de lois justes. Le capitalisme, n’en parlons pas, c’est voué aux gémonies par la gauche. Mais même un système socialiste d’autogestion aurait besoin du marché et de la concurrence. La gauche française n’a jamais su se réconcilier avec l’économie de marché. Qui est la seule qui fonctionne.

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !

  • Sarkozy dans le piege des islamistes

    Sarkozy et l'IslamophobieSarkozy tombe dans le piège sémantique tendu depuis longtemps par les islamistes. En mettant au même niveau, dans son discours en Algérie, islamophobie et antisémitisme, il rentre dans le jeu des intégristes qui veulent rendre illégitime la critique du dogme religieux. La LICRA s’en émeut à  juste titre, et rappelle les arguments déjà  mis en avant par Redeker, et bien d’autres.
    (suite…)

  • La propagande du Monde Diplomatique

    CouvertureLe hors-série du Monde Diplomatique consacré à  l’environnement est un sommet de désinformation. Escamotage du débat scientifique encore à  l’oeuvre sur ces sujets, présentation des enjeux selon une grille de lecture d’extrême-gauche, choix des sujets particulièrement orientés…C’est un vrai monument, et je le garde chez moi bien précieusement. Décryptage de l’édito et de la grille de lecture…Mensonge et idéologie au programme !
    (suite…)

  • Citation #53

    Ce n’est point parce que j’ai réussi que je suis content ; mais c’est parce que j’étais content que j’ai réussi.

    Alain

  • Interview d'Alain Boyer : première partie

    Première partie de l’interview d’Alain Boyer. Il y est question de son parcours politique, de mai 68, de mouvements d’extrême gauche, jusqu’à  son évolution vers le PSU de Michel Rocard.

    BLOmiG : Peux-tu nous raconter un peu ton parcours politique, et expliquer comment un intellectuel universitaire en vient à  s’exprimer dans les grands médias nationaux ?

    Alain Boyer : ce parcours politique commence assez tôt parce que j’appartenais à  une famille de militants politiques, associatifs et syndicalistes. Mon père était un militant de la CFTC, puis il fut l’un des fondateurs de la CFDT,et c’est pour ça que nous sommes « montés » à  Paris en 1964, j’appartenais à  une famille typique de « chrétiens de gauche » (comme Edmond Maire, ou Michel Rocard, que j’ai croisé dans les années soixante, avec mon père, quand il avait encore un pseudo).

    J’étais donc dans une famille de gauche, très politisée, très humaniste, progressiste et anti-totalitaire déjà  (on n’en connaissait pas le mot, mais c’était ça), avec déjà  cette idée un peu naïve qu’il fallait combiner ce qu’il y avait de bien dans le système occidental — c’est à  dire la liberté — et ce qu’il y avait de bien – ce qu’on croyait qu’il y avait de bien – dans le système communiste – c’est à  dire l’égalité – . « Nous, on a la liberté, mais pas l’égalité, eux ils ont l’égalité, mais ils n’ont pas la liberté. Il faut trouver une troisième voie, un socialisme à  visage humain (slogan du « Printemps de Prague en 68 ») ».

    Un certain nombre d’événements ont eu lieu pendant mon enfance, dont j’ai un souvenir très clair, en particulier la guerre d’Algérie, où j’ai cru comprendre le sens du mot « anti-colonialisme », et puis Mai 68 où j’étais adolescent (mon frère aîné était dans les manifs, et mon père était dans les négociations type « Grenelle », pour les Postes et Télécommunications). J’ai fait ma « crise d’adolescence », je trouvais que mes parents n’allaient pas assez loin, qu’ils n’étaient pas assez radicaux, je suis passé du côté de la « révolution ».

    La première fois que j’ai mis les pieds à  la Sorbonne, c’était le 20 mai 1968, sans imaginer que, 30 ans plus tard, j’y serais professeur ! Quand je suis arrivé à  la Sorbonne, il faut dire que c’était extraordinaire pour un gamin politisé et « romantique » ! Toutes les fenêtres étaient couvertes de portraits de Marx, Engels, Lénine, Mao, ou de l’autre côté Trotsky, Che Guevara, mais aussi Bakounine avec drapeaux noirs et des drapeaux rouges partout. Il y avait des « communiqués » sur l’état des luttes, un type qui jouait du piano (j’ai appris après que c’était Higelin), des inscriptions de type « situationniste », qui m’ont beaucoup plu à  l’époque : « Soyez réalistes, demandez l’impossible », des choses comme ça…

    Une ambiance enthousiaste ?

    Oui, oui. Pour moi c’était des « grands », qui remettaient tout en question. Pour dire sur 68 quelque chose, puisque ça a été un enjeu dans la campagne électorale (quand Sarkozy a fait un discours anti-68), je pense que le bilan doit être, comme pour beaucoup d’événements révolutionnaires, nuancé.

    Il y a les aspects négatifs (une remise en cause beaucoup trop radicale de toute autorité, donc de toute institution), c’est tout à  fait vrai. Je me souviens qu’il y avait cette idée d’avant-gardisme, c’est-à -dire d’être toujours un peu plus à  gauche, remettre tout en cause, la famille, l’Eglise (j’ai perdu la foi en Mai), mettre en cause l’université, le professeur, l’idée qu’il faudrait que les cours soient des sortes d’échanges, l’idée que les étudiants avaient eux-mêmes un savoir à  apporter à  leurs professeurs, tout ça était enthousiasmant, mais, à  dire vrai, excessif (il n’y a pas d’éducation sans transmission de savoir). Même si ça doit être fait avec l’autorité du professeur, mais sans autoritarisme : c’est un aspect positif de mai 68. C’est ça qu’on confond souvent. Avant 68, il était impensable qu’un étudiant osât s’adresser à  un professeur ! à‡a a provoqué un adoucissement des rapports, une amélioration du dialogue entre professeurs et étudiants. à‡a c’est stabilisé, maintenant, de sorte que les étudiants prennent des notes, parce qu’ils savent qu’ils auront à  apprendre, il y a une asymétrie. C’était ça, c’était l’asymétrie — entre le « savant » et l’ »étudiant » – qui était remise en cause en 68. Or, si on met en cause cette asymétrie, il n’y a plus de transmission. En revanche, cette asymétrie n’est plus une hiérarchie rigide avec une différence abyssale. On peut parler. Je dis à  mes étudiants, ne m’écrivez pas en disant « salut mon pote », bien sûr, mais j’ »ai pas besoin non plus de « monsieur le grand professeur ». En général, ils me disent « bonjour ».

    Une juste distance ?

    Oui, je préfèrerais qu’ils me disent « bonjour, monsieur », mais bon c’est « bonjour ». Je leur donne mon mail. La rigidité des rapports sociaux, avant 68, par exemple à  la télévision, sous de Gaulle, c’était assez invraisemblable ! Je me rappelle qu’une « speakerine » avait été renvoyée à  la demande de Mme de Gaulle, parce qu’elle avait montré son genou. C’est dire…

    Donc : un contexte, pour mai 68, d’anti-autoritarisme anarchique certes excessif, qui a pu faire du mal à  l’école, mais qui était porteur d’une idée forte de liberté et d’émancipation. Deuxièmement, des mouvements d’extrême gauche, au contraire eux, pas du tout anarchistes, mais de tradition léniniste, voire stalinienne. Un jour, en 71, j’ai failli me faire casser la figure par leur service d’ordre, les maoïstes chantaient (à  la Mutualité), « Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao », je rajoutais « Beria !« , le chef de la police politique de Staline, et quand ils m’ont vu, pfiout!, on était deux, on a du se sauver !

    Alors, comment je me situais ? J’ai tout de suite pensé que l’anarchisme était une impasse. Ca me paraissait d’une grande naïveté de dire (comme l’anarchisme radical – drapeau noir – tel qu’on le voyait à  l’époque dans des associations anarchistes comme la Fédération anarchiste ou l’ORA) : l’idée c’était on détruit tout — l’Etat — immédiatement, et puis rien, plus d’autorité du tout, plus de règles, etc. C’est le sens exact d’ »anarchia » en grec, littéralement « absence de pouvoir ».

    La table rase…

    La table rase. J’acceptais le slogan de Blanqui « ni Dieu ni maître », mais en revanche l’idée de tout renverser, comme ça d’un seul coup, me paraissait complètement naïve. En revanche, les groupes marxiste-léninistes me paraissaient, certainement parce que j’avais eu cette éducation anti-totalitaire, accorder à  Lénine et Trosky ou Castro et Ho-Chi-Min — voire à  Staline et à  Mao — des qualités qu’ils n’avaient pas. J’avais très peur politiquement du stalinisme. Alors, les gens qui renchérissaient sur le parti communiste, traité de « révisionniste », en disant « il faut revenir à  Staline » me paraissaient complètement délirants. (Il y avait aussi des « maos » plus libertaires, qui se faisaient des illusions sur la pseudo « Révolution Culturelle », mais qui étaient « anti-autoritaires », « spontanéistes », les « mao-spontex » ! avec qui je m’entendais mieux – par exemple le groupe VLR : Vive la Révolution – ).

    C’est de là  qu’est partie la rupture avec ces mouvements ?

    Non, pas tous, parce que j’ai trouvé dans mon adolescence une stabilisation dans un courant que je ne renie pas totalement parce qu’il me paraît au fond le moins dangereux pour les libertés, et je vois que les nouveaux « révolutionnaires » (Clémentine Autain par exemple) s’y réfèrent ; il s’agit des luxembourgistes, « spartakistes » ou « conseillistes » L’héroïne en était Rosa Luxemburg, assassinée en 1919 à  Berlin, pendant la semaine sanglante, la révolution communiste ratée (spartakiste : le terme me plaisait beaucoup ! Spartacus était l’un de mes héros quand j’étais gosse…). Elle fut tuée avec son amant Karl Liebknecht. C’était assez romantique, en plus. Et c’était un marxisme non-léniniste. Rosa Luxembourg était marxiste « pure et dure », fondatrice du PC allemand (novembre 1918), donc une vraie révolutionnaire, d’extrême gauche, mais elle avait dit « Camarade Lénine, la liberté, c’est celle de celui qui pense autrement ». Cette phrase voltairienne m’avait énormément plu. Tandis que Lénine a très vite imposé par la violence la seule voix du parti bolchevik.

    On ne sait pas ce qu’aurait donné Rosa Luxemburg si elle n’avait pas été assassinée, bien sûr. Ce courant se réclamait aussi de la révolte des marins de Kronstadt en 1921, qui avaient été l’instrument militaire qui avait permis aux bolcheviks de prendre le pouvoir pendant leur putsch d’octobre 1917. Mais en mars 1921, les marins de Kronstadt, les ouvriers de la révolution, si j’ose dire, ceux qui avaient pris la « Bastille » (le palais d’hiver de St Petersbourg), se sont révoltés parce que Lénine avait promis tout le pouvoir aux soviets (soviets, ça veut dire « conseil ouvrier », donc autogestion), mais qu’en fait c’était le Parti qui avait tout le pouvoir. Lénine et Trotsky ont décidé le massacre des marins (dont le slogan était « tout le pouvoir aux soviets, et non pas au parti »). Donc, ni les maoïstes (se réclamer de Mao ou pis encore de Staline, c’était pour moi l’abomination des abominations), ni Lénine et Trotsky (qui avaient fait massacrer les marins) et qui avaient fondé le Goulag (acronyme voulant dire « direction centrale des camps de prisonniers »), et qui ont mis tout de suite en un an dans les camps plus de prisonniers que les tsars pendant tout le 19ème siècle ! Et fondé la sinistre Tchéka, ancêtre du KGB.

    Je me trouvais bien dans ce courant, dont les deux phares qui étaient les plus connus, et qui recommencent à  être connus, étaient « Socialisme ou barbarie » (S ou B) fondé par 3 philosophes (dont un seul est toujours vivant), Castoriadis, Claude Lefort (théoricien de la démocratie à  l’heure actuelle) et puis Jean-françois Lyotard, fondateur plus tard de l’idée de « post-modernité » en philosophie. Il y avait aussi Edgar Morin dans cette mouvance. J’allais à  la « Vieille Taupe« , qui était la librairie luxembourgiste, et qui est malheureusement tombée dans le révisionnisme le plus abject à  la fin des années 70. Négationnisme des chambres à  gaz, une horreur. De Rosa Luxemburg à  Faurisson ! Je pourrais expliquer mais c’est trop long, la dérive paranoïaque qui consistait à  penser que si on dit qu’à  Auschwitz, c’était l’Enfer, les capitalistes vont dire « vous voyez ! les usines, c’est bien mieux », donc il faut montrer qu’à  Auschwitz c’est moins mal que ce qu’on dit. Pour montrer que le capitalisme libéral, c’est pas mieux que le fascisme. D’où l’idée « il n’y a pas eu de chambres à  gaz » !!! Là  dessus s’est greffé le problème qui existe malheureusement toujours aujourd’hui, le problème palestinien. Beaucoup de gens ont identifié Israël, le sionisme, et l’idée qu’Israël c’est du colonialisme, fondé sur l’idée de la Shoah, donc c’est un mensonge. Toute cette dérive, j’ai détesté. Mais dans les années 60-72, il y avait donc « S ou B », et un petit groupe qui s’appelait « Noir et Rouge« , auquel appartenait les deux frères Cohn-Bendit, et puis ce qui me fascinait le plus, c’était les numéros de l’Internationale situationniste. Les « situs ». Les vrais grands slogans, et la vraie idéologie libertaire de 68, elle est situationniste, fondamentalement. C’était des gens assez dogmatiques eux-mêmes, et qui se sont déchirés, mais qui avaient un certain style (Raoul Vaneigem, Guy Debord). Des sortes de surréalistes ayant décidé que le seul art possible, c’était de changer la vie, sa vie, et de détruire la « société du spectacle » et de la « marchandise ».

    Si je peux me permettre de rebondir là -dessus, dans ce que tu dis, dans ce que tu écris, le dogmatisme est quelque chose que tu fuis.

    Toujours. Enfin, j’essaye…

    Dans ces mouvances là , où il y a justement toujours une part de dogmatisme, de déformation de la réalité, comment toi, tu as évolué là -dedans ?

    D’abord le courant le moins dogmatique de tous, c’était celui auquel je me référais. Parce qu’il n’y avait pas vraiment d’organisation. Au contraire des Mao, par exemple, qui avaient une organisation militaire. La Ligue, c’est-à -dire l’actuelle LCR, (on disait « La ligue a tort, c’est caïman sûr ! »), dirigée par Alain Krivine (toujours en coulisse), c’était des mouvements quasiment militarisés. Léninistes ! Le révolutionnaire professionnel doit être discipliné comme un militaire. Même si n’est pas d’accord, c’est l’organisation, c’est le parti qui décide. Dans les mouvances « conseillistes », c’était l’auto organisation généralisée. à‡a m’a permis en 74 de comprendre que la révolution c’était un mythe (« le grand soir »), ça permit d’abandonner ça, mais tout en gardant l’idée d’autogestion. Je me suis donc retrouvé à  être séduit par le PSU, puis par l’entrée de Rocard et des « rocardiens » au PS (en 1974).

    Retrouvez les autres parties de l’interview dans le sommaire !