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  • Jeanne d’Arc. Le procès de Rouen

    Jeanne d’Arc. Le procès de Rouen

    Jeanne d’Arc (sa page wikipedia11. Lien Wikipedia : faites attention à la qualité des informations que vous pouvez y trouver, notamment celles ayant des résonnances politiques. est très riche) est un des personnages les plus célèbres de l’histoire de France. Parce que son histoire est incroyable, bien sûr, ainsi que sa personnalité (nous y reviendrons), mais également parce que les minutes de son procès (1431) ont été conservées, ainsi que celles du procès en annulation qui a eu lieu peu de temps après (1456). Nous avons donc un document exceptionnel permettant de connaître directement Jeanne d’Arc par le biais de ses réponses au procès.

    Procès commenté

    Jacques Trémolet de Villers21. Lien Wikipedia : faites attention à la qualité des informations que vous pouvez y trouver, notamment celles ayant des résonnances politiques., avocat, écrivain et connaisseur des questions théologiques, en a fait un ouvrage passionnant : on peut y lire les minutes de procès, avec des commentaires de sa part qui précisent certains points techniques, ou donnent un éclairage plus large sur les échanges entre Jeanne et ses juges. Grâce à l’utilisation de certaines témoignages du procès en annulation, il est possible, ce que fait l’auteur, de reconstituer ce qui s’est passé après le procès et jusqu’au bûcher. L’auteur apporte souvent des remarques très utiles, soit sur le plan juridique pour comprendre les échanges et ce qui se joue, soit sur un plan théologique avec un éclairage sur les questions que ce tribunal religieux cherchaient à trancher. Jacques Trémolet de Villers a vraiment réalisé un travail d’une grande justesse : nous assistons au procès, et de temps en temps, au bon moment, sa voix – par le biais de ses commentaires directement insérés dans le texte avec une autre police de caractère – nous apporte, presque comme un chuchotement, un éclairage utile. Il n’est jamais trop présent, mais toujours indispensable.

    Incroyable Jeanne d’Arc

    Ce procès, comme chacun le sait, est une ignominie : commandé par les Anglais pour détruire la Pucelle, il est mené complètement à charge (sous la houlette du célèbre Cauchon), sans aucun motif réel. On comprend au fur et à mesure des échanges plusieurs choses :

    • L’angle d’attaque est théologique : on reproche à Jeanne d’être une sorcière, une hérétique en somme. Ses « Voix » sont certainement l’œuvre de forces maléfiques, les « miracles » qu’elles auraient réalisés également.
    • Les juges cherchent à lui faire dire des choses qu’elles a décidé de ne pas révéler, ce qui les rend fous de rage. Ils veulent savoir le secret qui unit Jeanne au Roi Charles, et dès le début du procès elle leur dit qu’ils n’en sauront rien.
      L’évêque – Vous jurez de dire vérité sur ce qui vous sera demandé concernant la matière de foi et que vous saurez
      Jeanne – De mon père, de ma mère et des choses que j’ai faites depuis que j’ai pris le chemin de France, volontiers je jurerai. Mais, des révélations à moi faites de par Dieu, je ne les ai dites ni révélées à personne, fors au seul Charles, mon Roi. Et je ne les révèlerais même si on devait me coupe la tête. Car j’ai eu cet ordre par visions, j’entends par mon conseil secret, de ne rien révéler à personne. Et, avant huit jours, je saurai bien si je dois les révéler.
    • Il lui est reproché d’avoir pris un habit d’homme. Ce point totalement absurde est expédié en deux phrases par Jeanne (ce qui n’empêche pas les juges de lui en reparler 35 fois pendant le procès) : elle explique qu’ayant conduit l’armée, elle a pris habit d’homme car c’est ce qui convient de faire quand on est avec des hommes. Et que sa mission terrestre (expulser les anglais et rendre le pays à son Roi) n’étant pas terminée, elle n’a pas de raison d’en changer.
    • Jeanne a fait plusieurs tentatives d’évasion, dont une en sautant d’une tour (elle a failli y rester). Ses réponses, sa lucidité malgré les conditions difficiles de son incarcération, montrent un courage hors-norme
    • Jeanne est une chef militaire, qui conduit une troupe de plus de 15000 hommes. A plusieurs reprises, on voit chez elle tout le pragmatisme et le sérieux de quelqu’un qui conduit un combat très concret. Ce n’est pas une illuminée qui suivraient des lubies. Ses voix, qui la guident et la conseillent, ne font pas d’elles une dingue, bien au contraire. Les accusations ridicules dont elle fait l’objet semblent dérisoires, absurdes, injustes. Ce procès est une véritable parodie de justice.
    • On sent la superstition de l’époque dans certains échanges lunaires sur les fées, les anges, les apparitions, la magie, l’attachement à certains signes. Je pense que si ce procès a été intégralement documenté, conservé, c’est aussi en partie parce que les religieux qui ont jugés Jeanne d’Arc n’étaient pas tout à fait sûr de ne pas réellement se mettre le bon Dieu à dos. Pour une raison simple et c’est le dernier point que je voulais partager avec vous:

    Jeanne d’Arc est extraordinaire. Je n’ai aucune explication particulière à ses voix, et au mystère qui entoure un certain nombre de ses actes, qu’elles dit inspirés par Dieu. Mais dans ses réponses au procès, sa voix, à travers les âges, sonne de manière quasiment christique : simple, directe, tranchante, lumineuse, portée par un souffle de vérité incroyablement bouleversant. La lecture des échanges entre ses juges religieux et elle fait ressortir de manière limpide où se situe le Bien et le Juste. Son ton, ses mots, sa manière de dire ce qu’elle sait et ce qu’elle ne sait pas, son courage devant des gens visiblement décidés à toutes les entourloupes pour la condamner, laisse songeur et admiratif. Il est évident, à la lecture du compte-rendu de ce procès, que Jeanne d’Arc était quelqu’un d’absolument hors du commun. Chacun y lit ce qu’il veut, selon ses croyances. Mais personne ne peut ne pas voir l’évidence : cette incroyable jeune femme a tout changé. Je laisse le mot de la fin à l’auteur.

    Jeanne n’a pas fait de miracles. Elle n’a bénéficié d’aucun miracles. Le miracle, c’était elle.

    Jacques Trémolet de Villers(1944),
    avocat et écrivain

    Et j’ajoute en fin d’article le portrait imaginé par Paul Dubois, car il exprime très bien toute la force de Jeanne d’Arc, là où mon image d’en-tête montrait plutôt son regard clair et lucide, son sens de la vérité.

  • L’action humaine

    L’action humaine

    On devrait toujours relire les excellents ouvrages : c’est bien d’ailleurs ce que désigne l’expression « livre de chevet ». C’est ce que je suis en train de faire avec deux d’entre eux en ce moment, dont l’extraordinaire « L’action humaine », de Ludwig Von Mises11. Lien wikipedia : faites attention à la qualité des informations que vous pouvez y trouver, notamment celles ayant des résonnances politiques.. Il est extraordinaire tant par l’ampleur du propos (fonder la science économique / praxéologie, ou science de l’action humaine), que par le style incroyablement clair, synthétique tout en étant d’une grande précision conceptuelle. C’est la deuxième fois que je le lis, et je suis déjà à peu près sûr que je le relirai un jour (j’en avais déjà parlé ici : Pas d’excuses : deux grands livres gratuits)
    Mon propos ici n’est pas de vous en donner une synthèse, mais plutôt de vous demander de me faire aveuglement confiance : achetez le livre, ou téléchargez-le, lisez les 50 ou 100 premières pages et dites moi si vous pouvez arrêter la lecture. Sachez simplement qu’il y est question de l’action humaine, et de la science qui étudie cette action. Von Mises pose au début du livre les bases épistémologiques et conceptuelles permettant de distinguer la praxéologie des autres sciences (sciences naturelles, psychologie, histoire). C’est-à-dire qu’il précise des éléments de méthode et des caractéristiques propres à l’économie ou praxéologie. Individualisme méthodologique, caractère formel et aprioriste, notions de valeur, de catallaxie (notion reprise par son élève Hayek). C’est absolument passionnant.
    Pour donner une idée de son style, je recopie ici un long passage où il explique le caractère aprioristique de la praxéologie.
    Les relations logiques fondamentales ne sont pas susceptibles de preuve ou de réfutation. Tout essai pour les prouver doit s’appuyer implicitement sur leur validité. Il est impossible de les expliquer à un être qui ne les posséderait pas pour son propre compte. Les efforts pour les définir en se conformant aux règles de définition ne peuvent qu’échouer. Ce sont des propositions premières, antécédentes à toute définition nominale ou réelle. Ce sont des catégories ultimes, non analysables. L’esprit humain est totalement incapable d’imaginer des catégories logiques autres que celles-là. Sous quelque forme qu’elles puissent apparaître à d’hypothétiques êtres surhumains, elles sont pour l’homme inéluctables et absolument nécessaires. Elles sont la condition première et indispensable de la perception, de l’aperception, et de l’expérience. (…)
    L’esprit humain n’est pas une table rase sur laquelle les événements extérieurs écrivent leur propre histoire. Il est équipé d’un jeu d’outils pour saisir la réalité. L’homme a acquis ces outils, c’est-à-dire la structure logique de son esprit, au cours de son évolution depuis l’amibe jusqu’à son état actuel. Mais ces outils sont logiquement antérieurs à toute expérience quelconque. L’homme n’est pas simplement un animal, entièrement soumis aux stimuli déterminant inéluctablement les circonstances de sa vie. Il est aussi un être qui agit. Et la catégorie de l’agir est logiquement antécédente à tout acte concret.
    Le fait que l’homme n’ait pas le pouvoir créateur d’imaginer des catégories en désaccord avec les relations logiques fondamentales et avec les principes de causalité et de téléologie nous impose ce que l’on peut appeler l’apriorisme méthodologique.
    Tout un chacun dans sa conduite quotidienne porte témoignage sans cesse de l’immutabilité et de l’universalité des catégories de pensée et d’action. Celui qui adresse la parole à ses semblables, qui désire les informer et les convaincre, qui interroge et répond aux questions d’autrui, peut se comporter de la sorte uniquement parce qu’il peut faire appel à quelque chose qui est commun à tous — à savoir la structure logique de l’esprit humain. L’idée que A puisse être en même temps non-A, ou que préférer A et B puisse être en même temps préférer B à A, est simplement inconcevable et absurde pour un esprit humain. Nous ne sommes pas en mesure de comprendre une sorte quelconque de pensée prélogique ou métalogique. Nous ne pouvons penser un monde sans causalité ni téléologie. Il n’importe pas à l’homme qu’il y ait ou non, au-delà de la sphère accessible à l’esprit humain, d’autres sphères où existe quelque chose qui diffère, par ses catégories, du penser et de l’agir humains. Nulle connaissance ne parvient de ces sphères à un esprit humain. Il est oiseux de demander si les choses-en-soi sont différentes de ce qu’elles nous apparaissent, et s’il y a des mondes que nous ne pouvons comprendre et des idées que nous ne pouvons saisir. Ce sont des problèmes hors du champ de la cognition humaine. Le savoir humain est conditionné par la structure de l’esprit humain. S’il choisit l’agir humain comme objet de ses études, il ne peut avoir en vue que les catégories de l’action qui sont propres à l’esprit humain et sont la projection de cet esprit sur le monde extérieur en changement et devenir. Tous les théorèmes de la praxéologie se réfèrent uniquement à ces catégories de l’action et sont valides seulement dans l’orbite où elles règnent. Ils ne prétendent fournir aucune information sur des mondes et des relations dont nul n’a jamais rêvé et que nul ne peut imaginer.
    (….)
    Le raisonnement aprioristique est purement conceptuel et déductif. Il ne peut rien produire d’autre que des tautologies et des jugements analytiques. Toutes ses implications sont logiquement dérivées des prémisses et y étaient déjà contenues. Donc, à en croire une objection populaire, il ne peut rien ajouter à notre savoir.
    (…)
    Tous les théorèmes géométriques sont déjà impliqués dans les axiomes. Le concept d’un triangle rectangle implique déjà le théorème de Pythagore. Ce théorème est une tautologie, sa déduction aboutit à un jugement analytique. Néanmoins, personne ne soutiendrait que la géométrie en général et le théorème de Pythagore en particulier n’élargissent nullement notre savoir. La connaissance tirée de raisonnements purement déductifs est elle aussi créatrice, et ouvre à notre esprit des sphères jusqu’alors inabordables. La fonction signifiante du raisonnement aprioristique est d’une part de mettre en relief tout ce qui est impliqué dans les catégories, les concepts et les prémisses ; d’autre part, de montrer ce qui n’y est pas impliqué. Sa vocation est de rendre manifeste et évident ce qui était caché et inconnu avant. Dans le concept de monnaie, tous les théorèmes de la théorie monétaire sont déjà impliqués. La théorie quantitative n’ajoute rien à notre savoir qui ne soit contenu virtuellement dans le concept de monnaie. Elle transforme, développe, ouvre à la vue ; elle ne fait qu’analyser et, par là, elle est tautologique comme l’est le théorème de Pythagore par rapport au concept de triangle rectangle. Néanmoins, personne ne dénierait sa valeur cognitive à la théorie quantitative. A un esprit qui n’est pas éclairé par le raisonnement économique, elle reste inconnue.

    Et vous, quels sont vos livres de chevet ? Ceux que vous avez déjà relu, et que probablement vous relirez encore ?

  • Retour au Meilleur des Mondes

    Retour au Meilleur des Mondes

    Grâce aux échanges sous la citation #167 (merci Gont!), je suis allé vérifier d’où elle provenait. Cette citation d’Aldous Huxley vient d’un petit essai intitulé « Retour au meilleur des mondes », écrit une trentaine d’années après son célèbre roman dystopique « Le meilleur des mondes ». Je l’ai commandé et je l’ai lu, et j’ai très bien fait : c’est une remarquable petit essai, dont le thème est la liberté et les dictatures. Le livre est passionnant, et j’y ai pioché pleins de citations. Voici quelques grands sujets abordés par Huxley dans cet essai (au passage, vous pouvez aller découvrir sa vie sur Wikipedia11. Lien wikipedia : faites attention à la qualité des informations que vous pouvez y trouver, notamment celles ayant des résonnances politiques., car elle n’est pas banale).

    Moyens de manipulations

    Après une introduction revenant sur les aspects ou non « prophétiques » de son Meilleur des mondes et du 1984 d’Orwell, Aldous Huxley expose sa vision : la surpopulation joue contre la liberté et la démocratie, car plus les populations sont nombreuses et plus il y a un besoin de structures de contrôle, qui entrent en résonance avec la passion des dirigeants (c’est une caractéristique du pouvoir) pour la domination et la main mise sur l’organisation sociale. Tout la grande première moitié du livre est l’analyse par Huxley des différents moyens de manipulations que les dictateurs peuvent utiliser (il revient en détail sur les techniques utilisées par Hitler) : jouer sur les émotions et les sentiments, utiliser la foule qui fait perdre la rationalité aux humains, les moyens techniques ou psychologique (hypnopédie, hypnose, drogues, propagandes variées). On y découvre un auteur très scientifique dans son approche : il a lu les travaux des psychologues, des neuroscientifiques, et il cite ses sources. On sent un homme profondément en recherche d’équilibre, amoureux de la liberté, et inquiet face aux différentes avancées des moyens de contrôle des populations. A la fin de cette partie, Huxley s’interroge sur l’équilibre qu’il faut trouver entre capacité d’autonomie des individus et capacité d’être influencé (suggestibilité) indispensable pour qu’un jeu collectif soit possible.
    La liberté individuelle est-elle compatible avec un degré élevé de suggestibilité ? Les institutions démocratiques peuvent-elles survivre à la subversion exercée du dedans par des spécialistes habiles dans la science et l’art d’exploiter la suggestibilité à la fois des individus et des foules ? Jusqu’à quel point une vulnérabilité excessive à ces sollicitations, mettant en danger la personnalité et la société démocratique, peut-elle être corrigée par l’éducation ? Dans quelle mesure l’exploitation de cette faiblesse par des politiciens, au pouvoir ou non, des hommes d’affaires et des ecclésiastiques peut-elle être contrôlée par la loi ?

    Etre instruits pour être libre

    C’est le titre du remarquable chapitre 11 de l’essai, que j’aimerais pouvoir citer in extenso. Il y est question de faits et de valeurs, et d’éducation à l’esprit critique. En voici un passage concernant le langage et son utilisation.
    Dans le monde où nous vivons, ainsi qu’il a été indiqué dans des chapitres précédents, d’immenses forces impersonnelles tendent vers l’établissement d’un pouvoir centralisé et d’une société enrégimentée. La standardisation génétique est encore impossible, mais les Gros Gouvernements et les Grosses Affaires possèdent déjà, ou posséderont bientôt, tous les procédés pour la manipulation des esprits décrits dans Le Meilleur des Mondes, avec bien d’autres que mon manque d’imagination m’a empêché d’inventer. N’ayant pas la possibilité d’imposer l’uniformité génétique aux embryons, les dirigeants du monde trop peuplé et trop organisé de demain essaieront d’imposer une uniformité sociale et intellectuelle aux adultes et à leurs enfants. Pour y parvenir, ils feront usage (à moins qu’on les en empêche) de tous les procédés de manipulation mentale à leur disposition, et n’hésiteront pas à renforcer ces méthodes de persuasion non rationnelle par la contrainte économique et des menaces de violence physique. Si nous voulons éviter ce genre de tyrannie, il faut que nous commencions sans délai notre éducation et celle de nos enfants pour nous rendre aptes à être libres et à nous gouverner nous-mêmes.
    Cette formation devrait être, ainsi que je l’ai déjà indiqué, avant tout centrée sur les faits et les valeurs les faits qui sont la diversité individuelle et l’unicité biologique, les valeurs de liberté, de tolérance et de charité mutuelle qui sont les corollaires moraux de ces faits. Mais malheureusement des connaissances exactes et des principes justes ne suffisent pas. Une vérité sans éclat peut être éclipsée par un mensonge passionnant. Un appel habile à la passion est souvent plus fort que la meilleure des résolutions. Les effets d’une propagande mensongère et pernicieuse ne peu- vent être neutralisés que par une solide prépara- tion à l’art d’analyser ses méthodes et de percer à jour ses sophismes. Le langage a permis à l’homme de progresser de l’animalité à la civilisation, mais il lui a aussi inspiré cette folie persévérante et cette méchanceté systématique, véritablement diabolique, qui ne caractérisent pas moins le comportement humain que les vertus de prévoyance systématique et de bienveillance persévérante, elles aussi filles de la parole. Elle permet à ceux qui en font usage de prêter attention aux choses, aux personnes et aux événements, même quand les premières sont absentes et que les derniers ne sont pas en train de se passer. Elle donne de la netteté, de la précision à nos souvenirs et, traduisant les expériences en symboles, elle convertit la fugacité immédiate du désir ou de l’horreur, de l’amour ou de la haine, en principes durables réglant les sentiments et la conduite. (…)
    Dans leur propagande antirationnelle, les ennemis de la liberté pervertissent systématiquement les ressources du langage pour amener, par la persuasion insidieuse ou l’abrutissement, leurs victimes à penser, à sentir et à agir comme ils le veulent, eux, les manipulateurs.
    Apprendre la liberté (et l’amour et l’intelligence qui en sont à la fois les conditions et les résultats) c’est, entre autres choses, apprendre à se servir du langage.

    Dans le dernier chapitre, l’auteur s’interroge : nous connaissons des moyens d’instruire pour être libre, mais le voulons-nous vraiment ? Je lui laisse le mot de la fin avec un extrait de la fin de l’essai.
    Arrivés à ce point, nous nous trouvons devant une question très troublante. Désirons-nous vraiment agir? Est-ce que la majorité de la popu- lation estime qu’il vaut bien la peine de faire des efforts assez considérables pour arrêter et si pos- sible renverser la tendance actuelle vers le contrôle totalitaire intégral? Aux U.S.A. et l’Amérique est l’image prophétique de ce que sera le reste du monde urbano-industriel dans quelques années d’ici des sondages récents de l’opinion publique ont révélé que la majorité des adolescents au-dessous de vingt ans, les votants de demain, ne croient pas aux institutions démocratiques, ne voient pas d’inconvénient à la censure des idées impopulaires, ne jugent pas possible le gouvernement du peuple par le peuple et s’estimeraient parfaitement satisfaits d’être gouvernés d’en haut par une oligarchie d’experts assortis, s’ils pouvaient continuer à vivre dans les conditions auxquelles une période de grande prospérité les a habitués. Que tant de jeunes spectateurs bien nourris de la télévision, dans la plus puissante démocratie du monde, soient si totalement indifférent à l’idée de se gouverner eux-mêmes, s’intéressent si peu à la liberté d’esprit et au droit d’opposition est navrant, mais assez peu surprenant. (…)
    En attendant, il reste encore quelque liberté dans le monde. Il est vrai que beaucoup de jeunes n’ont pas l’air de l’apprécier, mais un certain nombre d’entre nous croient encore que sans elle les humains ne peuvent pas devenir pleinement humains et qu’elle a donc une irremplaçable valeur. Peut-être les forces qui la menacent sont-elles trop puissantes pour que l’on puisse leur résister très longtemps. C’est encore et toujours notre devoir de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour nous opposer à elles.

  • Dune

    Dune

    Cela faisait longtemps que je voulais lire Dune, de Frank Herbert (1920 – 1986)11. Lien wikipedia : faites attention à la qualité des informations que vous pouvez y trouver, notamment celles ayant des résonnances politiques.. Sa réputation, et son statut d’ouvrage de SF le plus vendu au monde, ne sont pas usurpé. C’est avant tout un extrêmement bon roman, nerveux, très imaginatif, avec une intrigue très prenante, et des personnages posés d’une manière super talentueuse : en quelques lignes parfois, et au fur et à mesure des intrigues, chaque personnage a une vraie personnalité, juste marquée comme il faut pour être reconnaissable, et suffisamment en nuance pour garder la complexité, et les émotions.
    L’histoire n’est probablement plus à raconter, tant elle est connue ? Sachez qu’il s’agit d’une aventure politique et familiale sur une planète lointaine, dont l’importance est capitale car c’est celle où l’on extrait l’épice, une matière permettant de rallonger la vie, sorte de drogue étrange, trouvée dans les sables des déserts de Dune. L’histoire de Paul Atréides, héritier de sa famille qui débarque sur cette planète, truffée de pièges par les Harkonnens préalablement en charge de l’exploiter, est celle d’un jeune adulte propulsée plus vite que prévu dans l’action, dans le fait de devoir sauver sa peau, et qui est doué d’une sorte de pouvoir mystérieux entrant en résonnance avec des prophéties anciennes présentes sur cette planète, notamment le peuple des Fremens, qui vivent dans le désert, auprès des dangereux vers géants des sables.
    C’est du super space opéra, prenant. J’ai dévoré le premier tome et je suis plongé dans le deuxième. A lire, pour tous les amateurs de SF, mais au-delà, par tous les amateurs de bon romans d’imagination.

  • Avec les fées

    Avec les fées

    J’avoue à ma grande honte que je n’avais jamais rien lu de Sylvain Tesson. Après son passage chez Bock-côté, où j’ai retrouvé avec plaisir ses talents de conteur, érudit sans jamais étaler sa culture, poète romantique sans jamais tomber dans la grandiloquence, je me suis dit qu’il fallait quand même que je découvre sa plume.
    « Avec les fées » raconte son périple avec deux amis (Arnaud Humann et Benoît Lettéron) sur la côte atlantique, depuis la Galice espagnole jusqu’aux Shetlands d’Ecosse. Etrange voyage amphibien, alternant journée de marches et bivouacs sommaires sur terre, et navigation en saut de puce le long de la côte. Le but avoué du voyage : découvrir ces terres celtiques où se mêlent paganisme, christianisme et romantisme arthurien. A la recherche des fées.
    L’été commençait quand je partis chercher les fées sur la côté atlantique. Je ne crois pas à leur existence. aucune fille-libellule ne volette en tutu au-dessus des fontaines. Le monde s’est vidé de ses présences. (…) Le mot fée signifie autre chose. C’est une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. On regarde le monde avec déférence. Elles apparaissent. Soudain, un signal. La beauté d’une forme éclate. Je donne le nom de fée à ce jaillissement.
    J’ai dévoré livre. Il est passionnant, bourré de pensée et de référence intéressante, drôle souvent. Drôle d’aede, de barde, que ce troubadour de Sylvain Tesson. Sa réflexion, au long du voyage, sur la quête du Graal, mouvement par essence, et qui trouve son accomplissement dans la présence du monde, dans la présence au monde, est passionnante.
    Ma quête du Graal ne consistait plus à le chercher mais à décider qu’il était atteint. Le Graal était la fin de la quête. Dans Poésie et vérité, Goethe donne deux confirmations : « L’éternel poursuit sa course à travers toute chose. Avec ravissement attache-toi à l’Etre. » Puis je découvris pendant la quart du matin quelques vers du Second Faust, alors que nous sortions de la nuit en traversant un champ d’éoliennes maritimes qui tournaient devant la côte d’Inverness pour signaler aux hommes que le Progrès brasserait toujours du vent.

    Né pour voir
    Le monde me plaît
    Vous, mes yeux bienheureux
    Quoi que vous avez vu
    Que cela soit comme cela veut
    C’était pourtant bien beau

    Le Graal apparaissait donc, pour peu que l’on décidât la quête achevée. Alors, tout se révélait. Et le monde suffisait. Mais pour peu qu’on décrétât qu’il y avait un Dieu, on émettait l’idée que Dieu était plus précieux que le monde, extérieur à lui, et qu’on pouvait donc blesser le monde sans s’en prendre directement à Dieu. Alors, zigouiller les bêtes, égorger les moutons, saloper les marais et cracher sur les combes blessaient la créature, mais pas le créateur. A moi, le monde suffisait. Comme il était compliqué d’arriver à cette idée enfantine. Les éoliennes battaient l’aube. Le voilier passa entre les colonnes blanches. Que cela soit comme cela veut. J’avis vogué trois mois pour trouver ce vers. Pour moi, le Graal avait été le mouvement, il prenait à présent le nom de présence.
    Ce dernier passage montre bien le style de Tesson : entremêlant en permanence interaction avec le paysage, la nature, et ses idées enrichies des dizaines de bouquins emportés pour documenter le voyage, c’est un style direct et imagé, vivant et incarné, que j’aime beaucoup. Je vais aller découvrir d’autres livres de Tesson. Et vous ? En avez-vous lu ? Lesquels me conseillez-vous ?
    Mise à jour : l’entretien avec Etienne Klein est très intéressant aussi et éclaire d’autres aspects de la réflexion de Tesson.

  • Y a-t-il un Dieu ?

    Y a-t-il un Dieu ?

    En furetant dans les rayons de livres d’occasion de la très belle librairie Jousseaume (galerie Vivienne), je suis tombé sur un essai de Jean-claude Barreau, « Y a-t-il un Dieu ? ». Même si la mauvaise question fermée du titre n’incitait pas vraiment à cet achat, j’ai lu quelques pages, et le ton, le style, m’ont convaincu de l’acheter : cela sentait en effet la simplicité, l’expérience et l’érudition humble.

    Bel essai, personnel

    Bien m’en a pris, car c’est un bel essai, qui donne à voir la vision assez large, globale, de l’auteur sur le monde, l’humain, la conscience, et … bien sûr, Dieu. Beaucoup de beaux passages, beaucoup de lectures en commun et pas mal de citations pour ma collection. Par exemple, celle-ci, de l’Abbé Pierre :

    La vie doit être une désillusion enthousiaste.

    L’essai est personnel et cela lui donne un tour plutôt agréable à suivre.

    Manque de rigueur

    Mais le livre pèche par son manque de rigueur ; ou plutôt par une attitude surprenante consistant à faire des petits « sauts logiques ». Un raisonnement bien construit, et qui termine sans raison par une conclusion erronée, ou à tout le moins simplement le fruit d’une croyance. Et c’est plus ou moins assumé, car c’est le coeur de l’argumentation, en tout cas de la description de la croyance de l’auteur : la conscience humaine est si incroyable (en tant que phénomène, ce que personne ne nie) qu’il faut qu’il y ait une conscience « divine » qui l’explique. Il ne semble pas concevable, pour Barreau, qu’un phénomène soit « étonnant », « merveilleux », sans avoir une cause connue ou identifiée, ou autre que le hasard et la nécessité. Plus ça va, et plus il me semble que l’attitude agnostique est la seule compatible avec la raison ; ou pour être plus précis, le bon raisonnement ne saurait faire l’économie de la plus élémentaire prudence, et du sens de la distinction.

    Riche

    Je recommande néanmoins la lecture de ce livre très riche. Il donne un éclairage très direct et lucide sur l’islam (que l’auteur connait bien), et ses différences philosophiques et spirituelles avec la foi chrétienne. L’éclairage très intéressant sur la prière comme moyen d’être dans « l’attention », en référence à Simone Weil (beaucoup citée par l’auteur), me permet, non pas de laisser le mot de la fin à Barreau, mais de vous repartager ce très beau texte de Weil (texte intégral disponible ici : Attente de Dieu).) :
    Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. (…) La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également. (… ) N’avoir ni don ni goût naturel pour la géométrie n’empêche pas la recherche d’un problème ou l’étude d’une démonstration de développer l’attention. C’est presque le contraire. C’est presque une circonstance favorable. Même il importe peu qu’on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu’il faille vraiment s’efforcer d’y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d’attention véritable n’est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi,
    par surcroît, sur le plan inférieur de l’intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l’intelligence.