La FING â Fondation Internet Nouvelle GĂ©nĂ©ration â est une association qui coordonne des rĂ©flexions prospectives multi-partenaires. ApprĂ©hender Ă Â plusieurs des pistes d’innovations liĂ©es au numĂ©rique au sens large. Dans une certaine mesure, l’ensemble de la rĂ©volution numĂ©rique (hardware, sofware, usages, web, etcâŠ) rĂ©alise ce que Gilbert Simondon dĂ©plorait dans son ouvrage majeur « Du mode d’existence des objets techniques » : intĂ©grer la technologie dans la culture, au lieu de la maintenir en dehors.
PossĂ©der, c’est dĂ©passĂ© ?
Dans les sujets proposĂ©s et travaillĂ©s par la FING dans leur excellent et stimulant cahier de Questions numĂ©riques, on peut trouver un scĂ©nario de rupture, « PossĂ©der c’est dĂ©passé« . C’est une sorte de vaste fourre-tout, mĂ©langeant les idĂ©es de crises Ă©conomiques, de rarĂ©faction des ressources, de collaboration multi-Ă©chelles (du trĂšs local au global). Il se raccroche Ă Â beaucoup de choses que l’on peut lire, Ă Â droite, Ă Â gauche, sur le partage au sens large, sur la dĂ©croissance. Bien sĂ»r, une rĂ©flexion est nĂ©cessaire sur tous ces sujets. Je ne prĂ©tends pas l’avoir menĂ©e, ni avoir les connaissances pour le faire. Mais j’aimerais apporter ma pierre Ă Â l’Ă©difice, et apporter des arguments dans un sens un peu Ă Â rebrousse-poil.
Le scĂ©nario prĂ©sente l’avantage d’extrĂ©miser un peu des tendances visibles un peu partout sur le web, comme dans la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Il est stimulant ; mais il me parait limitĂ© Ă Â la fois dans sa forme â il aurait gagnĂ© Ă Â ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme une controverse ne serait-ce que pour voir apparaitre les jeux d’acteurs (la FING travaille en ce moment sur des controverses et c’est trĂšs bien) â mais surtout sur le fond.
Ces quelques rĂ©flexions ne visent pas Ă Â critiquer le scĂ©nario, mais Ă Â y apporter une contribution. Je ne suis pas partie prenante de cette expĂ©dition, mais comme la thĂ©matique recoupe des rĂ©flexions qui sont Ă©galement prĂ©sentes dans le cadre de mon travail, j’avais envie de creuser un peu.
Economie ou morale ?
D’une part, ces « tendances » me semblent ĂȘtre autant des signes d’un mal-ĂȘtre civilisationnel que des mouvements de fond de la structure Ă©conomique et politique. Ils sont des signaux plus « moraux » qu’Ă©conomiques. Pour le dire autrement, il y a plus de culpabilitĂ© dans la mise en avant permanente du partage, que d’une prise de conscience d’une nĂ©cessitĂ© â rĂ©elle ou non â de changer de modĂšle Ă©conomique ou de sociĂ©tĂ©. Nous partageons dĂ©jĂ Â beaucoup, dans nos sociĂ©tĂ©s : plus de la moitiĂ© des richesses produites sont rĂ©coltĂ©es par l’Etat pour son fonctionnement, mais aussi pour les redistribuer et garantir un certain nombre de fonctions publiques, rĂ©galiennes ou non. De plus, les pays dits « dĂ©veloppĂ©s » donnent chaque annĂ©e des sommes considĂ©rables au pays « pauvres » (souvent sans aucun effet). Doit-on donner plus, ou mieux ?
Et j’y lis Ă©galement, dans ces tendances, une forme Ă©goĂŻste de prise de conscience Ă Â retardement : « nous avons fonctionnĂ© sur ce mode pendant longtemps, nous avons construit notre richesse grĂące Ă Â cela, et maintenant, vous â pays Ă©mergents ou pauvres – dĂ©veloppez-vous en faisant autrement qu’avec cette stupide notion de propriĂ©té ». Cette attitude, Ă©clairĂ©e par ce qui suit, prend un autre sens, et d’Ă©goĂŻste devient carrĂ©ment cynique.
Ne jetons pas le bĂ©bĂ© avec l’eau du bain !
D’autre part, la maniĂšre dont est formulĂ©e le scĂ©nario « possĂ©der c’est dĂ©passer » participe d’une confusion relativement rĂ©pandue (entretenue ?) sur la notion de « propriĂ©té ». La propriĂ©tĂ© n’est pas l’Ă©quivalent de la quantitĂ© de biens que je possĂšde. L’acte de possĂ©der n’est pas uniquement synonyme de « collection ».
En philosophie politique, la « propriĂ©té » n’est pas l’acte de possĂ©der, mais un droit reconnu Ă Â chaque individu faisant partie de la sociĂ©tĂ©. C’est un des fondements (LE fondement ?) des sociĂ©tĂ©s de droit, des sociĂ©tĂ©s ouvertes. Dans cette logique, la propriĂ©tĂ© commence avec la propriĂ©tĂ© de soi, du fruit de son travail. Chez les penseurs libĂ©raux, la propriĂ©tĂ© fait partie d’un triptyque « libertĂ©-propriĂ©tĂ©-responsabilité ». La suppression de l’un des termes supprime les autres Ă©galement. Pas de libertĂ© sans propriĂ©tĂ©. Pas de responsabilitĂ© sans propriĂ©tĂ©. D’ailleurs, la notion d’individu, de personne est apparue au moment de la fondation du droit romain avec la notion de « propriĂ©tĂ© individuelle ».
« Tout homme possĂšde une propriĂ©tĂ© sur sa propre personne. Ă cela personne n’a aucun Droit que lui-mĂȘme. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu’ils lui appartiennent en propre. Tout ce qu’il tire de l’Ă©tat oĂč la nature l’avait mis, il y a mĂȘlĂ© son travail et ajoutĂ© quelque chose qui lui est propre, ce qui en fait par lĂ Â mĂȘme sa propriĂ©tĂ©. Comme elle a Ă©tĂ© tirĂ©e de la situation commune oĂč la nature l’avait placĂ©, elle a du fait de ce travail quelque chose qui exclut le Droit des autres hommes. En effet, ce travail Ă©tant la propriĂ©tĂ© indiscutable de celui qui l’a exĂ©cutĂ©, nul autre que lui ne peut avoir de Droit sur ce qui lui est associĂ©. » John Locke
Vouloir supprimer la propriĂ©tĂ©, c’est donc vouloir supprimer â plus ou moins fortement – le droit, pour chaque individu, pauvre ou riche, d’ĂȘtre son propre maĂźtre, et de construire sa vie comme il l’entend, avec ce qu’il a lĂ©gitimement acquis par son travail, par ses actions. Les consĂ©quences nĂ©gatives du scĂ©nario « possĂ©der c’est dĂ©passer » sont donc beaucoup plus sombres qu’il n’est indiquĂ© : il n’est pas simplement triste, c’est surtout un scĂ©nario qui mĂšne trĂšs facilement Ă Â la nĂ©gation de l’individu et de ses droits, et donc Ă Â une sorte d’effrayant collectivisme Ă©cologico-collaborativo-numĂ©rique. De ce fait, il fait l’impasse sur ce qui reste Ă Â penser : comment intĂ©grer la prise en compte de la rarĂ©faction des ressources dans un systĂšme Ă©conomique et politique sans nuire Ă Â la libertĂ© individuelle, et Ă Â la crĂ©ation de richesses ? Comment Ă©viter le rationnement mondial par tĂȘte de pipe (qui reviendrait Ă Â partager le gĂąteau sans se demander comment le produire) ? Comment imaginer que le « partage » supprime la possession, alors qu’il ne fait que reporter la propriĂ©tĂ© de l’objet vers l’usage ? Faut-il redĂ©finir la solidaritĂ©, en incluant ces Ă©volutions ?
Pour finir, nous autres humains nous nous approprions les choses pour les connaitre, et les utiliser. Faut-il considérer que cela aussi est dépassé ? Devra-t-on dans ce scénario oublier, en plus de nos droits les plus élémentaires, notre capacité à  connaitre, comprendre, aimer ?
Comme cette confusion ne saurait ĂȘtre le fait d’un manque d’attention, elle ne peut qu’ĂȘtre le fait d’une prise de position : trĂšs bien, c’est le principe mĂȘme d’un scĂ©nario prospectif ! Proposer un scĂ©nario extrĂ©misĂ© pour secouer le cocotier. Mais il faut dans ce cas mettre de vrais contre-arguments pour creuser les implications du sujet dans toutes ses ramifications. Dans ce cas prĂ©cis, je crois que les consĂ©quences nĂ©gatives sont trĂšs sous-estimĂ©es.
A nouveau, je n’ai rien contre la FING et l’excellent travail qu’elle rĂ©alise. Je crois que ce biais dans le scĂ©nario est un biais de notre Ă©poque, car je retrouve cette idĂ©ologie dans mes Ă©changes avec mes collĂšgues, en sociĂ©tĂ©.
Crise identitaire
L’Occident est-il Ă Â ce point en difficultĂ© qu’il en vient presque Ă Â oublier l’un de ses piliers fondateurs, la notion de personne juridique, d’individu ? Oui : il faut partager. Mais nous le faisons dĂ©jĂ Â Ă©normĂ©ment ! Oui, il faut penser la transition vers un monde de raretĂ© des ressources. Mais ne bradons pas nos valeurs au passage : vouloir penser tout cela en oubliant la notion d’individu, de droit individuel, serait Ă Â mon sens une impasse.
Il faut avoir le courage de maintenir les tensions intellectuelles. La notion d’individu est en tension avec la notion de collectif, de sociĂ©tĂ©. Mais c’est toute la force et la magie Ă©mancipatrice de ce concept : une sociĂ©tĂ© libre n’est possible qu’au prix de cette tension maintenue et sans cesse repensĂ©e.