Étiquette : Civilisation

  • Des vérités devenues folles

    Des vérités devenues folles

    Ce livre de Rémi Braque traînait dans ma pile depuis déjà 4 ou 5 ans : « Des vérités devenues folles » est sorti en 2019. C’est un recueil de conférences données en langue anglaise par Rémi Brague dans différents pays, et qui, comme il l’introduit très bien en début d’ouvrage, sont soit des regroupements et synthèses de choses déjà présentes dans ses ouvrages, soit des préfigurations de ce qu’allaient être les prochains. C’est donc un ouvrage traduit, sous la supervision de l’auteur.

    Format très agréable

    Le découpage en conférences, elles-mêmes découpées en sous-parties relativement courtes, rend la lecture très aisée. Le style, comme toujours, est d’une grande clarté et d’une grande pédagogie. Rémi Brague est une érudit, mais il n’utilise ses connaissances qu’au moment nécessaire dans sa réflexion, et cite toujours les autres quand il leur emprunte des idées, pour les articuler avec les siennes, les commenter, ou les enrichir. Sous-titré « la sagesse du moyen-âge au secours des temps moderne », il débute sur le constat d’échec du projet moderne, et de l’athéisme (rejoignant en cela la pensée de Philippe Nemo, et la précisant à mon sens), pour ensuite enchaîner sur une réflexion très riche sur la nécessité du Bien, la nature, la création, la culture et les valeurs et vertus. Il insiste aussi sur les thèmes de la famille comme creuset indispensable, et la civilisation comme conservation et conversation. Il y a beaucoup de passage splendides, de citations passionnantes, et Rémi Brague, surtout, assume de toujours mettre les pieds dans le plat des sujets qui lui paraissent centraux. Il ne tourne pas autour du pot, et ça fait du bien. Ça bouscule parfois, ça intrigue, et ça donne envie de pouvoir échanger avec lui là où naissent des désaccords.

    Obsédé du sens

    Rémi Brague, dont je respecte et reconnait très sincèrement la rigueur, est à mon sens parfois victime de sa foi, et la quête du sens qui va avec ; il pose comme prémisse dans certains raisonnement des choses qui me semble, à tout le moins, discutables. En voici quelques-unes, en exemple :
    – « … l’idée de providence ne désigne pas quelque chose qui tient dans les mains des humains de l’homme, mais quelque chose qui vient de plus haut. » Pourquoi « d’en haut » ? Pourquoi pas simplement « quelque chose d’extérieur à l’homme » ?
    – le chapitre 3 me semble être une pure tautologie (je peux me tromper et avoir mal compris), mais je le lis comme un chapitre dont le propos est de montrer que le Bien est nécessaire parce que.. le Bien est nécessaire.
    – évoquant notre compréhension de la nature, notamment au moyen des sciences et techniques, il écrit « Il ne nous est plus possible de comprendre la nature. Comprendre suppose l’introduction de causes finales. » Cela me semble, à nouveau, un double saut philosophique : « plus possible », parce qu’il nous a déjà été possible de comprendre la nature ? Par ailleurs, cette affirmation suppose qu’une compréhension n’est possible que si elle est totale, ce qui est un méprise sur ce que signifie connaître. La connaissance et la compréhension ne sont jamais totales. Exiger cela de notre rapport à la nature, c’est déjà créer les conditions d’un raisonnement biaisé.
    – j’ai noté à plusieurs endroits, la même incompréhension de la technique que chez Finkielkraut. Brague semble penser l’homme comme un animal pensant et parlant, mais dont la relation technique avec le monde est « non naturelle ». Or, je crois, profondément, que l’homme est un animal technique avant d’être un animal parlant. Cette séparation est artificielle, et conduit à de mauvaises représentations de notre rapport au monde.
    – « le monde doit être considéré comme porteur de sens » : c’est la posture du croyant telle que décrite par Adin Steinsaltz, mais on a bien le droit de ne pas la partager. Le besoin de sens pour l’humain, et son utilité pour mener notre action et nos vies, n’est pas nécessairement une preuve d’un « monde porteur de sens ». Il est possible d’imaginer que c’est une caractéristique des animaux pensant que nous sommes, que d’utiliser cette chose que l’on appelle « sens ».
    J’en ai noté deux ou trois autres comme cela : ce sont les passages où j’aimerais pouvoir échanger avec Brague : je suis sûr que ma lecture est partiale, probablement branlante et j’aimerais pouvoir approfondir ces points. Le reste du livre est à mon sens absolument superbe, indispensable, car il apporte sur, notamment, la liberté, la nature, la civilisation des éléments de réflexions, des idées, des mots, qui sont incroyablement féconds. J’ai nourri mon essai en lisant Brague.

    Habiter la nature et penser l’homme

    Je suis tout à fait touché par la pensée de Brague dont je me sens très proche, sur sa manière de penser la liberté, la culture, l’importance de la conversation civilisée comme marqueur de civilisation, et sur plein d’autres sujets (la morale par exemple, ou le christianisme). Et sur la nécessité de « louer » la création, d’en chanter les louanges, de garder sa capacité à s’émerveiller, et à dire en quoi l’existence même du monde (quelle que soit la manière de le penser) est une bénédiction, une source de joie, et une raison de vouloir « continuer », prolonger, la fantastique histoire de la vie. J’ai du choisir un passage pour terminer cet article et vous donner à voir le style et l’ampleur du propos de Rémi Brague. J’ai pris un passage de la fin du très beau chapitre « Valeurs ou vertus ? », car il résonne avec le sous-titre du livre.
    De quoi avons-nous besoin pour que l’Occident continue à se prendre au sérieux, avec ce qu’il représente ? Comment pouvons-nous le proposer de manière responsable au reste du monde sans nous livrer à un impérialisme culturel ?
    Mon intuition est que nous devrions, pour commencer, dire adieu à l’idée même de « valeurs ». Il va sans dire que nous devrions garder comme un trésor précieux le contenu de ces soi-disant valeurs, car se débarrasser de ce contenu moral peut conduire à notre perte. Mais nous devrions libérer ce noyau positif de la suspicion de n’être guère plus que le folklore de l’homme blanc. Pour y parvenir, il nous faut revenir aux deux notions prémodernes évoquées plus haut, à savoir les vertus et les commandements. Au lieu de jouer les unes contres les autres, nous devrions tenter une synthèse qui leur permettrait de se stimuler mutuellement.
    À vrai dire, cette synthèse n’est pas quelque chose que nous aurions à établir. Elle a déjà existé au Moyen Âge dans les trois religions. (…)
    Pour nous, cela suppose un double effort, pour repenser à la fois les vertus et les commandements. D’un côté, nous devrions tenter de comprendre que les vertus sont l’épanouissement de l’homme en tant que tel, en dépit de la diversité des cultures et des religions. Cela implique de reconnaître une sorte de nature humaine. De l’autre, nous devrions nous débarrasser de la représentation des commandements divins comme « hétéronomie ». En termes plus simples, en évitant tout terme technique, ces commandements ne sont pas les caprices d’un tyran imposés à un troupeau d’esclaves. L’ensemble des commandements bibliques proviennent d’un premier commandement aussi simple que fondamental: « Sois! », « Sois ce que tu es! » Le « Deviens qui tu es » n’as pas eu à attendre Pindare, et encore moins Nietzsche. Tout ce qui ressemble à une décision juridique dans la Bible, c’est la petite monnaie de la création ou, si vous préférez, sa réfraction dans les différents milieux qui déploient les capacités dont elle est grosse. Cette interprétation a presque atteint le niveau d’une pensée consciente et réflexive dans la Bible elle-même, par exemple lorsque le Deutéronome résume l’ensemble des commandements à observer la formule « Choisis la vie » (30, 19).
    Aujourd’hui, l’humainté occidentale a grand besoin de cette redécouverte et de cette récupération : d’un côté, des vertus comme étant bonnes pour chaque être humain et, de l’autre, des l’obéissance au commandement d’être, et d’être ce que nous sommes. Puisse-t-elle comprendre cette nécessité et cette urgence.

  • La fin de la chrétienté

    La fin de la chrétienté

    Chantal Delsol a publié il y a quelques mois « La fin de la chrétienté ». Comment se constate la fin de la Chrétienté ? Quels en sont les ressorts moraux et philosophiques ? Quelles perspectives ? C’est à ces questions que Chantal Delsol répond dans ce court essai, stimulant, sobre mais érudit, qui force à prendre de la hauteur.

    Inversion normative

    Considérant les 16 siècles de la Chrétienté (du IVè siècle jusqu’à nos jours), l’auteur y soutient la thèse que nous sommes arrivé un moment d’inversion normative pour notre civilisation. Tout comme le christianisme a fait son essor en inversant certaines normes morales (passage du paganisme au christianisme), nous sommes en train de vivre une autre inversion morale. En partie parce que la religion chrétienne n’a plus l’envie de régner (c’est cela la fin de la Chrétienté : la fin de l’ère où les institutions politiques sont organisées autour, et appuyées sur, des valeurs morales chrétiennes et en lien avec les institutions religieuses), et en partie par le jeu de forces externes à la religion.
    Quelle est cette inversion normative que nous sommes en train de vivre et que Chantal Delsol voit comme le marqueur de la fin de la chrétienté ? Elle concerne les normes de conduites : les différentes « lois sociétales » montrent un univers moral où la liberté est devenue folle et considérant que tout ce que la technique peut, nous pouvons le faire au nom de libre détermination de chacun. Une sorte d’auto-nomie désincarnée, sans limites. Mais tout cela n’est que le fruit, et le signe, de « l’inversion ontologique » plus large et profonde que Delsol décrit : nous sortons du monothéisme pour aller vers une forme paganisme, polythéisme, ou cosmothéisme. Moïse avait fait passer son peuple du polythéisme au monothéisme, et nous vivons, depuis plus d’un siècle, une autre inversion qui nous fait sortir du monothéisme. On pourrait se demander s’il s’agit d’une « inversion », ou d’une « évolution » ? Comme le rappelait Larmore :

    Dieu est si grand qu’il n’a pas besoin d’exister. Cela est l’essence du processus de sécularisation qui a si profondément influencé la société moderne. Le reniement des idoles, le respect pour la transcendance de Dieu sont ce qui a conduit à relever Dieu de la fonction d’expliquer l’ordre de la nature et le cours de l’histoire. Expliquer quelque chose par l’action divine ou la Providence revient toujours à mettre Dieu parmi les causes finies que nous avons déjà découvertes ou que nous pouvons imaginer. Dès lors que nous nous résolvons à laisser Dieu être Dieu, nous ne pouvons plus utiliser Dieu à nos fins cognitives.

    Rapport contemporain à la Vérité

    Chantal Delsol décrit comment le régime de vérité n’est plus le même. En quittant la chrétienté, et l’exclusivisme judéo-chrétien du rapport à la vérité, le rapport religieux à la transcendance, nous n’abandonnons pas la vérité, nous sommes simplement dans un autre régime de vérité. La vérité « révélée » n’a plus de sens, mais la vérité a toujours un sens, qui vient en partie du paradigme scientifique : est vrai ce qui est correspond au réel. Elle ajoute à juste titre que nous avons maintenant un rapport syncrétique à la vérité, pluraliste, agnostique et plus humble :

    Autrement dit : ce qui peut nous permettre de renouer le lien entre l’histoire et la vérité, ce n’est ni la dogmatique du vrai (théories du Progrès ou des Droits de l’homme rigidifiés), ni l’oubli du vrai (mythes postmodernes), mais plutôt la clandestinité du vrai, qui fait de sa recherche une quête humble et spirituelle, jamais définitive.

    Honnêteté et sagesse

    Elle se présente comme catholique traditionaliste, mais sait prendre le point de vue d’autres qu’elle. Elle décrit bien, par exemple, en quoi les humains rejettent les « autres » mondes des religions :

    Sous le cosmothéisme, l’homme se sent chez lui dans le monde, qui représente la seule réalité et qui contient à la fois le sacré et le profane. Sous le monothéisme, l’homme se sent étranger dans ce monde immanent et aspire à l’autre monde – c’est bien par exemple ce que Nietzsche reprochait aux chrétiens. Pour le monothéisme, ce monde n’est qu’un séjour. Pour le cosmothéiste, il est une demeure. L’esprit postmoderne est fatigué de vivre dans un séjour ! Il lui faut une demeure bien à lui, entière dans ses significations. Il redevient cosmothéiste parce qu’il veut réintégrer ce monde comme citoyen à part entière, et non plus comme cet « étranger domicilié », ce chrétien décrit par l’anonyme de la Lettre à Diognète. Il veut à présent se trouver à son aise dans le monde immanent dont il fait partie intégrante, sans avoir besoin de rêver ou de tisser ou d’espérer un autre monde, qui le laisse séparé de lui-même. Il veut vivre dans un monde autosuffisant qui contienne son sens en lui-même – autrement dit : un monde enchanté, dont l’enchantement se trouve à l’intérieur et non dans un au-delà angoissant et hypothétique.

    Le terme cosmothéisme n’est pas tout à fait juste, car l’esprit de cette « anthropologie moniste » n’est ni une négation de la transcendance, ni un refuge dans une ridicule divinisation de la nature. C’est, à nouveau, une approche, qui est la mienne, qui sait se contenter du chemin vers la vérité sans vouloir sauter des étapes et prétendre connaître ce qu’on ne connait pas. Le seul « monisme » là-dedans, c’est une affirmation qu’il n’existe qu’une réalité, et que l’on peut en avoir une approche pluraliste sans devenir superstitieux. La complexité du réel est suffisamment incroyable pour nous éviter d’avoir besoin de saupoudrer notre rapport au monde de croyances absurdes.
    Il me semble qu’elle met le doigt sur un élément essentiel aussi en montrant que nos contemporains rejettent également l’esprit de conquête.

    Mais surtout : loin de vouloir conquérir le monde, dorénavant, comme les juifs, nous allons nous préoccuper de vivre et survivre – et ce sera déjà bien assez. Fouillez partout, et vous ne trouverez plus nulle part de rêve de mission et de conquête – et même si parfois ils existent dans le secret de certains coeurs, ils n’osent pas se dire. Au fond, beaucoup de chrétiens sont soulagés de voir s’éteindre la Chrétienté avec tout ce qu’elle supposait de force et d’hypocrisie. Nous sommes tous, chrétiens ou non, les enfants de cette époque : préférant la douceur à la domination, l’imperfection assumée à la fanfaronnade.

    Chantal Delsol est d’une grande sagesse, car elle montre le réel, et ce qui arrive, sans le regarder ni avec crainte ni avec nostalgie, mais en souligant ce que cela rend possible, d’un point de vue spirituel. Elle pose dans ce magistral essai le début de la réflexion sur le christianisme sans la chrétienté.
    Vous pouvez aller l’écouter sur l’excellente chaîne TV libertés : Chantal Delsol interviewée.

  • Citation #117

    Si vous n’êtes pas prêt à  utiliser la force pour défendre la civilisation, alors soyez prêt à  accepter la barbarie.

    Thomas Sowell (1930-)
    Economiste, écrivain et chroniqueur politique américain.

  • L’empire du politiquement correct

    L’empire du politiquement correct

    Voilà  un livre qui sort de l’ordinaire : aux éditions du Cerf, Mathieu Bock-Côté vient de publier un magnifique petit essai, « L’empire du politiquement correct ».

    Qu’est-ce que le politiquement correct ?

    La question de départ de l’auteur est simple : qu’est-ce qui fait que l’on devient infréquentable ou non, médiatiquement et publiquement ? Quels sont les critères qui sont utilisés pour définir ce qui sépare un humaniste bon teint, d’un affreux « fasciste » ? Qui utilise et forge ces critères ?

    Mathieu Bock-côté livre une analyse qui va droit au but, sans jamais laisser de côté les nuances, et qui ne mâche pas ses mots. Au-delà  de la forme, splendide de clarté conceptuelle, c’est le fond de l’essai qui prend le lecteur : mettant à  nu un certain nombre de mécanismes que nous connaissons pour les vivre au quotidien, sans forcément savoir mettre des mots dessus, l’ouvrage est d’une réelle utilité pour penser la réalité.

    Une définition de ce qu’est le politiquement correct, d’abord :

    Dispositif inhibiteur qui pousse à  l’exclusion, à  la pathologisation, de ceux qui expriment un désaccord avec le régime diversitaire. Manière de configurer le débat public en délégitimant les opposants au régime diversitaire.

    Nous sortons donc de l’utilisation banalisée du « politiquement correct » que l’on peut attribuer à  ceux qui ne pensent pas comme nous : le sociologue montre que le politiquement correct ne fonctionne que dans un sens bien précis. Le politiquement correct se radicalise, tout en se fendillant de toute part, pourrait-on dire.

    Régime diversitaire

    Mais qu’est ce que le « régime diversitaire » dont il est question ?

    Le régime diversitaire, c’est le fait de déconstruire les normes communes, d’imposer un multiculturalisme obligatoire, c’est également la survalorisation des minorités, présentées comme nécessairement opprimées. Ce progressisme devenu fou, et issu des campus américain dans la suite des radical sixties, vise à  créer des safe spaces, c’est-à -dire des zones où seules les « minorités » pourront s’exprimer (supposément à  l’abri de l’oppression des dominants, généralement le mâle blanc hétérosexuel). Toute une novlangue est utilisée pour faire avancer la cause diversitaire, au sens propre du terme : sous couvert de défense de la liberté d’expression, il s’agit bien en fait d’imposer un communautarisme et un sectarisme digne d’Orwell. Si vous pensez que cette description est exagérée, je vous invite à  regarder ce qui se passe sur le campus d’Evergreen, aux USA. De la folie, même pas douce.

    Les imaginaires de la gauche et de la droite

    Dans la suite de l’essai, Mathieu Bock-côté revient sur le clivage gauche-droite. C’est probablement la première fois que je lis quelque chose d’intéressant sur le sujet ! Son analyse est que la gauche et la droite ne sont pas équivalentes. Elles ne partagent pas les mêmes imaginaires. La gauche est dans un imaginaire de progrès, de mouvement, de transformation, prométhéen si l’on veut, tandis que la droite est dans une logique d’enracinement, de conservation, de particularisme. Dans le monde d’Hestia, si l’on veut poursuivre la métaphore mythologique.
    Leurs manières de considérer la société et les hommes ne sont pas équivalentes. Je me retrouve dans ce découpage, car je trouve qu’il y a une part de vérité dans chaque point de vue. Il s’agit aussi d’un équilibre à  trouver dans la manière de penser. On naît, on n’évolue, et on ne devient humain qu’à  l’intérieur de groupes non choisis (familles, communautés, pays, etc). Nous sommes dans le particulier avant d’être dans l’universel. L’écueil consisterait à  oublier l’un ou l’autre de ces deux aspects. Oublier le particulier au nom de l’universel conduirait à  nier des spécificités culturelles, à  nier des aspects importants de ce qui nous constitue, à  n’être que dans une sorte d’abstraction, de décalage permanent avec le réel. L’autre excès consisterait à  ne considérer que le particulier, en oubliant l’ouverture sur l’universel. Cela peut vite dériver dans du nombrilisme ou dans le refus de ce qui est différent. Pour le résumer, il faut à  l’humain un ancrage dans le particulier et la promesse de l’universel, le réel et l’utopie, l’identité et son dépassement.

    Ce que Bock-côté montre très clairement c’est qu’une partie de la gauche est devenue un peu « folle » (comme une machine devenue folle) : dans une posture d’avant-garde permanente, rejetant aussi vite qu’elle les a inventées les nouveautés et les progrès. La droite, prise au piège du politiquement correct, récupère les miettes laissées par la gauche, en la singeant, et en cherchant à  en obtenir une validation morale. Celui qui cherche à  s’accrocher à  quelque chose – une identité, des traditions, une langue, une histoire – sera automatiquement mis au ban de la gauche, donc du politiquement correct.

    Eloge du conflit civilisé

    Bock-Côté termine son essai avec un bel éloge du conflit civilisé, pour sortir la politique de l’ornière où l’a plongée la gauche. Le progressisme de gauche cité plus haut à  réussi à  imposer un mode d’échange où ceux qui ne sont pas d’accord (avec le politiquement correct) sont montrés comme « le mal ». Il faut réhabiliter le pluralisme, et le conflit civilisé. La politique doit être cela : une manière d’institutionnaliser les conflits, de les mettre en scène de manière non violente, en assumant que ceux qui ne sont pas d’accord avec nous sont des adversaires, et non des ennemis. Adversaire, donc partageant à  minima un terrain de jeu commun.

    Mathieu Bock-côté est un auteur qui gagne à  être connu. Direct, fin et … politiquement incorrect ! Pour le découvrir un peu mieux qu’avec ce court résumé, vous pouvez aller l’écouter chez Finkielkraut (où il débat avec Laurent Joffrin), découvrir son interview sur L’incorrect (dont le nom prend tout son sens à  lecture de Bock-Côté), ou encore, et c’est ce que je vous propose ici, lors de son entretien avec Philippe Bilger :

  • Eloge de l’ombre

    Eloge de l’ombre

    C’était un cadeau de Noël qui traînait sur mon étagère. Et comme j’en ai reparlé récemment avec Jean-Marc (lecteur assidu et pertinent de ce blog), qui me l’a chaudement recommandé après son retour du Japon, je l’ai enfin lu.
    « Eloge de l’ombre » est un essai sur l’esthétique de Jun’ichiro Tanizaki. C’est un bel essai, dont le style même emprunte à  son sujet quelques caractéristiques. Il y est question de la place de l’ombre dans la culture et les imaginaires japonais. Tanizaki explique et fait sentir en quoi la culture japonaise valorise l’obscurité autant que la lumière, et la patine que les objets prennent avec le temps. On y découvre, de manière très superficielle, une manière de vivre et de penser très différente des nôtres. L’Occident est clairement une civilisation de la lumière, de la distinction, dans un régime « diurne », avec une dominante « posturale » (selon la classification de Durand). Le Japon est clairement une civilisation qui se trouve dans un registre emprutant beaucoup au régime nocturne, avec une dominante plus « digestive ».
    J’avoue avoir été admiratif du style et de la concision, et saisi par une forme d’étrangeté. Ce que nous dit Tanizaki me semble éclairant, mais peut-être trop sur un registre purement esthétique. J’aurais aimé que cette approche esthétique déborde sur des réflexions plus générale sur la culture japonaise, sur les rapports humains dans la culture japonaise. Un peu sur ma faim, donc.
    Un point d’étonnement, probablement lié à  l’époque où ce livre a été écrit (1933) : on sent un auteur qui sans cesse fait référence à  l’Occident pour définir par contraste une vision japonaise. Signe d’une civilisation chahutée dans son identité par la mondialisation naissante ? On peut lire cela, à  l’inverse, et je privilégie cette piste, comme un effort de clarification tourné aussi vers les Autres, à  l’instar de ce que proposait Philippe Nemo dans « Qu’est ce que l’Occident ?». Pour qu’un vrai dialogue intercivilisationnel soit possible, il faut un effort de part et d’autre, d’explicitation de ce que nous sommes. Tanizaki nous livre un reflet de l’approche japonaise.

  • Le choc des civilisations

    Le choc des civilisations

    Je viens de terminer le grand livre de Samuel Huntington, « Le choc des civilisations ». Le propos de ce livre est à  la fois simple (les civilisations sont des objets d’étude, incontournables pour celui qui veut comprendre l’histoire mondiale et les enjeux géostratégiques), et complexe (du coup, il faut étudier beaucoup pour comprendre ce que sont les civilisations, leurs modes d’interactions, la structure des conflits inter-civilisationnels, leurs modes de résolution). 

    J’ai trouvé ce livre passionnant, dérangeant, et très éclairant. Un exemple : la description de la structure des conflits civilisationnels, qui permet – exemple du conflit en ex-Yougoslavie à  l’appui) de comprendre de manière beaucoup plus large ce qui se passe dans le monde, et les relations diplomatiques souvent compliquées. Sous forme schématique, cela donne pour un conflit entre une civilisation A et une civilisation B : 

    Huntington

    Les bélligérants de premier niveau sont soutenus par des alliés de premier niveau de la même civilisation qui les financent, leur fournissent des armes, des capacités militaires, etc. Un deuxième niveau de soutien prend place (ce sont généralement les états-phares des civilisations concernées). Ces soutiens sont également actifs pour sortir du conflit : généralement moins impliqués dans le conflit direct, ils en perçoivent mieux tous les aspects, et ils peuvent mettre en place des négociations avec les nations de même niveau. Les alliés de premier et deuxième niveau sont donc à  la fois des soutiens au conflit, mais également des aides pour en sortir.

    Sur le fond, Samuel Huntington est clairement convaincu (et cela vient de la définition qu’il retient pour le mot « civilisation », la même que celle de Braudel) que les civilisations sont clairement « incompatibles ». Il soutient donc l’idée qu’il faut être capable de dialoguer entre civilisations, de contenir les risques d’embrasement et de conflit global, mais il se positionne avant tout en occidental, conscient de la perte d’influence et de puissance de l’Occident comparativement aux autres civilisations. Il décrit un monde multipolaire. 

    Ma réflexion est en suspens sur ce point : d’un côté, je comprends bien le fait que les civilisations soient constituées d’éléments pas forcément compatibles, mais de l’autre je suis aussi (par ethnocentrisme ?) convaincu que les humains, quelque soit leur culture / civilisation d’origine ont des droits naturels identiques. Cette forme d’universalité des droits de l’homme est une manière, non pas de nier l’existence de différentes civilisations, mais plutôt d’affirmer que certaines sont supérieures à  d’autres sous l’angle du respect des individus. Ce qui est une manière de juger des autres civilisations à  l’aune d’une valeur qui n’appartient qu’à  la mienne. Raisonnement circulaire, donc, et sans réel intérêt. D’ailleurs, Huntington explique bien que la croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture est fausse, immorale et dangereuse. Mais j’ai le sentiment qu’il y a tout de même une « nature » humaine, biologique, de l’espèce, qui transcende les cultures et les civilisations, et que les droits humains en découlent en partie

    Huntington conclut en expliquant que le devoir des occidentaux n’est donc pas de vouloir façonner les autres civilisations à  l’image de l’Occident, mais de préserver, protéger et revigorer les qualités uniques de la civilisation occidentale. 

    Qu’en pensez-vous ?