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  • Des vérités devenues folles

    Des vérités devenues folles

    Ce livre de Rémi Braque traînait dans ma pile depuis déjà 4 ou 5 ans : « Des vérités devenues folles » est sorti en 2019. C’est un recueil de conférences données en langue anglaise par Rémi Brague dans différents pays, et qui, comme il l’introduit très bien en début d’ouvrage, sont soit des regroupements et synthèses de choses déjà présentes dans ses ouvrages, soit des préfigurations de ce qu’allaient être les prochains. C’est donc un ouvrage traduit, sous la supervision de l’auteur.

    Format très agréable

    Le découpage en conférences, elles-mêmes découpées en sous-parties relativement courtes, rend la lecture très aisée. Le style, comme toujours, est d’une grande clarté et d’une grande pédagogie. Rémi Brague est une érudit, mais il n’utilise ses connaissances qu’au moment nécessaire dans sa réflexion, et cite toujours les autres quand il leur emprunte des idées, pour les articuler avec les siennes, les commenter, ou les enrichir. Sous-titré « la sagesse du moyen-âge au secours des temps moderne », il débute sur le constat d’échec du projet moderne, et de l’athéisme (rejoignant en cela la pensée de Philippe Nemo, et la précisant à mon sens), pour ensuite enchaîner sur une réflexion très riche sur la nécessité du Bien, la nature, la création, la culture et les valeurs et vertus. Il insiste aussi sur les thèmes de la famille comme creuset indispensable, et la civilisation comme conservation et conversation. Il y a beaucoup de passage splendides, de citations passionnantes, et Rémi Brague, surtout, assume de toujours mettre les pieds dans le plat des sujets qui lui paraissent centraux. Il ne tourne pas autour du pot, et ça fait du bien. Ça bouscule parfois, ça intrigue, et ça donne envie de pouvoir échanger avec lui là où naissent des désaccords.

    Obsédé du sens

    Rémi Brague, dont je respecte et reconnait très sincèrement la rigueur, est à mon sens parfois victime de sa foi, et la quête du sens qui va avec ; il pose comme prémisse dans certains raisonnement des choses qui me semble, à tout le moins, discutables. En voici quelques-unes, en exemple :
    – « … l’idée de providence ne désigne pas quelque chose qui tient dans les mains des humains de l’homme, mais quelque chose qui vient de plus haut. » Pourquoi « d’en haut » ? Pourquoi pas simplement « quelque chose d’extérieur à l’homme » ?
    – le chapitre 3 me semble être une pure tautologie (je peux me tromper et avoir mal compris), mais je le lis comme un chapitre dont le propos est de montrer que le Bien est nécessaire parce que.. le Bien est nécessaire.
    – évoquant notre compréhension de la nature, notamment au moyen des sciences et techniques, il écrit « Il ne nous est plus possible de comprendre la nature. Comprendre suppose l’introduction de causes finales. » Cela me semble, à nouveau, un double saut philosophique : « plus possible », parce qu’il nous a déjà été possible de comprendre la nature ? Par ailleurs, cette affirmation suppose qu’une compréhension n’est possible que si elle est totale, ce qui est un méprise sur ce que signifie connaître. La connaissance et la compréhension ne sont jamais totales. Exiger cela de notre rapport à la nature, c’est déjà créer les conditions d’un raisonnement biaisé.
    – j’ai noté à plusieurs endroits, la même incompréhension de la technique que chez Finkielkraut. Brague semble penser l’homme comme un animal pensant et parlant, mais dont la relation technique avec le monde est « non naturelle ». Or, je crois, profondément, que l’homme est un animal technique avant d’être un animal parlant. Cette séparation est artificielle, et conduit à de mauvaises représentations de notre rapport au monde.
    – « le monde doit être considéré comme porteur de sens » : c’est la posture du croyant telle que décrite par Adin Steinsaltz, mais on a bien le droit de ne pas la partager. Le besoin de sens pour l’humain, et son utilité pour mener notre action et nos vies, n’est pas nécessairement une preuve d’un « monde porteur de sens ». Il est possible d’imaginer que c’est une caractéristique des animaux pensant que nous sommes, que d’utiliser cette chose que l’on appelle « sens ».
    J’en ai noté deux ou trois autres comme cela : ce sont les passages où j’aimerais pouvoir échanger avec Brague : je suis sûr que ma lecture est partiale, probablement branlante et j’aimerais pouvoir approfondir ces points. Le reste du livre est à mon sens absolument superbe, indispensable, car il apporte sur, notamment, la liberté, la nature, la civilisation des éléments de réflexions, des idées, des mots, qui sont incroyablement féconds. J’ai nourri mon essai en lisant Brague.

    Habiter la nature et penser l’homme

    Je suis tout à fait touché par la pensée de Brague dont je me sens très proche, sur sa manière de penser la liberté, la culture, l’importance de la conversation civilisée comme marqueur de civilisation, et sur plein d’autres sujets (la morale par exemple, ou le christianisme). Et sur la nécessité de « louer » la création, d’en chanter les louanges, de garder sa capacité à s’émerveiller, et à dire en quoi l’existence même du monde (quelle que soit la manière de le penser) est une bénédiction, une source de joie, et une raison de vouloir « continuer », prolonger, la fantastique histoire de la vie. J’ai du choisir un passage pour terminer cet article et vous donner à voir le style et l’ampleur du propos de Rémi Brague. J’ai pris un passage de la fin du très beau chapitre « Valeurs ou vertus ? », car il résonne avec le sous-titre du livre.
    De quoi avons-nous besoin pour que l’Occident continue à se prendre au sérieux, avec ce qu’il représente ? Comment pouvons-nous le proposer de manière responsable au reste du monde sans nous livrer à un impérialisme culturel ?
    Mon intuition est que nous devrions, pour commencer, dire adieu à l’idée même de « valeurs ». Il va sans dire que nous devrions garder comme un trésor précieux le contenu de ces soi-disant valeurs, car se débarrasser de ce contenu moral peut conduire à notre perte. Mais nous devrions libérer ce noyau positif de la suspicion de n’être guère plus que le folklore de l’homme blanc. Pour y parvenir, il nous faut revenir aux deux notions prémodernes évoquées plus haut, à savoir les vertus et les commandements. Au lieu de jouer les unes contres les autres, nous devrions tenter une synthèse qui leur permettrait de se stimuler mutuellement.
    À vrai dire, cette synthèse n’est pas quelque chose que nous aurions à établir. Elle a déjà existé au Moyen Âge dans les trois religions. (…)
    Pour nous, cela suppose un double effort, pour repenser à la fois les vertus et les commandements. D’un côté, nous devrions tenter de comprendre que les vertus sont l’épanouissement de l’homme en tant que tel, en dépit de la diversité des cultures et des religions. Cela implique de reconnaître une sorte de nature humaine. De l’autre, nous devrions nous débarrasser de la représentation des commandements divins comme « hétéronomie ». En termes plus simples, en évitant tout terme technique, ces commandements ne sont pas les caprices d’un tyran imposés à un troupeau d’esclaves. L’ensemble des commandements bibliques proviennent d’un premier commandement aussi simple que fondamental: « Sois! », « Sois ce que tu es! » Le « Deviens qui tu es » n’as pas eu à attendre Pindare, et encore moins Nietzsche. Tout ce qui ressemble à une décision juridique dans la Bible, c’est la petite monnaie de la création ou, si vous préférez, sa réfraction dans les différents milieux qui déploient les capacités dont elle est grosse. Cette interprétation a presque atteint le niveau d’une pensée consciente et réflexive dans la Bible elle-même, par exemple lorsque le Deutéronome résume l’ensemble des commandements à observer la formule « Choisis la vie » (30, 19).
    Aujourd’hui, l’humainté occidentale a grand besoin de cette redécouverte et de cette récupération : d’un côté, des vertus comme étant bonnes pour chaque être humain et, de l’autre, des l’obéissance au commandement d’être, et d’être ce que nous sommes. Puisse-t-elle comprendre cette nécessité et cette urgence.

  • Y a-t-il un Dieu ?

    Y a-t-il un Dieu ?

    En furetant dans les rayons de livres d’occasion de la très belle librairie Jousseaume (galerie Vivienne), je suis tombé sur un essai de Jean-claude Barreau, « Y a-t-il un Dieu ? ». Même si la mauvaise question fermée du titre n’incitait pas vraiment à cet achat, j’ai lu quelques pages, et le ton, le style, m’ont convaincu de l’acheter : cela sentait en effet la simplicité, l’expérience et l’érudition humble.

    Bel essai, personnel

    Bien m’en a pris, car c’est un bel essai, qui donne à voir la vision assez large, globale, de l’auteur sur le monde, l’humain, la conscience, et … bien sûr, Dieu. Beaucoup de beaux passages, beaucoup de lectures en commun et pas mal de citations pour ma collection. Par exemple, celle-ci, de l’Abbé Pierre :

    La vie doit être une désillusion enthousiaste.

    L’essai est personnel et cela lui donne un tour plutôt agréable à suivre.

    Manque de rigueur

    Mais le livre pèche par son manque de rigueur ; ou plutôt par une attitude surprenante consistant à faire des petits « sauts logiques ». Un raisonnement bien construit, et qui termine sans raison par une conclusion erronée, ou à tout le moins simplement le fruit d’une croyance. Et c’est plus ou moins assumé, car c’est le coeur de l’argumentation, en tout cas de la description de la croyance de l’auteur : la conscience humaine est si incroyable (en tant que phénomène, ce que personne ne nie) qu’il faut qu’il y ait une conscience « divine » qui l’explique. Il ne semble pas concevable, pour Barreau, qu’un phénomène soit « étonnant », « merveilleux », sans avoir une cause connue ou identifiée, ou autre que le hasard et la nécessité. Plus ça va, et plus il me semble que l’attitude agnostique est la seule compatible avec la raison ; ou pour être plus précis, le bon raisonnement ne saurait faire l’économie de la plus élémentaire prudence, et du sens de la distinction.

    Riche

    Je recommande néanmoins la lecture de ce livre très riche. Il donne un éclairage très direct et lucide sur l’islam (que l’auteur connait bien), et ses différences philosophiques et spirituelles avec la foi chrétienne. L’éclairage très intéressant sur la prière comme moyen d’être dans « l’attention », en référence à Simone Weil (beaucoup citée par l’auteur), me permet, non pas de laisser le mot de la fin à Barreau, mais de vous repartager ce très beau texte de Weil (texte intégral disponible ici : Attente de Dieu).) :
    Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. (…) La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également. (… ) N’avoir ni don ni goût naturel pour la géométrie n’empêche pas la recherche d’un problème ou l’étude d’une démonstration de développer l’attention. C’est presque le contraire. C’est presque une circonstance favorable. Même il importe peu qu’on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu’il faille vraiment s’efforcer d’y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d’attention véritable n’est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi,
    par surcroît, sur le plan inférieur de l’intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l’intelligence.

  • La belle mort de l’athéisme moderne

    La belle mort de l’athéisme moderne

    Le christianisme est vrai

    C’est un livre fascinant que « La belle mort de l’athéisme moderne » de Philippe Nemo. Il regroupe 7 articles que Philippe Nemo a cru bon de réunir en un recueil pour une raison simple, explicitée dans l’avant propos : « ils font l’hypothèse que le christianisme est vrai. »

    Depuis quelques deux siècles, un mélange de recherches intellectuelles sincères et de propagande avait voulu nous convaincre des erreurs et des fautes du christianisme et, ultimement, de son insignifiance, puisqu’il ne serait qu’une parmi les n religions que le monde a connues et connaît, partageant avec elles le statut d’une vaine illusion. Une politique délibérée avait même entrepris d’extirper complètement le christianisme de la société française et de faire en sorte que les nouvelles générations n’en entendent plus jamais parler. Or, il se trouve que ces recherches ont échoué et que cette propagande s’est épuisée. Il se trouve que l’athéisme moderne est mort de sa belle mort. Il n’a pas été tué, puisqu’au contraire le monde présent lui a donné et continue à  lui donner toutes les opportunités de plaider sa cause et d’offrir à  l’humanité de nouvelles raisons de vivre. Vain sursis…Si l’athéisme est mort c’est parce que, décidément, il n’a pas tenu ses promesses et n’a pas établi que l’homme est moins misérable sans Dieu qu’avec Dieu. (…) Naturellement, le fait que le christianisme soit vrai ne signifie pas que tout en lui soit vérité ni qu’il existe pas de vérité en dehors de lui. Ce qu’on soutient ici, c’est qu’il seul à  receler la vérité qui importe le plus à  la vie humaine. Certes, le christianisme peut et doit reformuler certains aspects de ses dogmes, et prendre quelque distance par rapport à  l’enveloppe anthropologique dans laquelle sont message a été jusqu’à  présent porté. Mais il excède cette enveloppe. Il est une doctrine essentiellement ouverte, pour la bonne raison qu’il n’est pas du tout une doctrine, fruit de l’intellect humain. Il est le sillage de la charité du Christ. (…) Les hommes touchés au coeur par la charité du Christ inventeront au christianisme un avenir que les hommes de dogme et d’antidogme ne peuvent anticiper.

    La charité est définie plus loin dans le livre par Nemo : « l’énergie spirituelle qui permet de s’atteler à  tous les chantiers susceptibles de diminuer l’emprise du mal sur le monde et les souffrances des hommes. »
    Beaucoup de choses passionnantes dans le livre, sur le Mal, sur la révolution éthique et eschatologique qu’a représenté le christianisme. L’éclairage du Livre de Job est superbe, et le passage sur la hiérarchie des transcendentaux également. J’ai retrouvé certains des thèmes développés par Philippe Nemo dans « Qu’est-ce que l’Occident?« . C’est de cela dont il s’agit, d’ailleurs : plus qu’une promotion du christianisme, c’est un appel à  la prolongation de celui-ci, par une ré-appropriation, une interprétation actualisée, permettant une transmission de son essence. Un travail sur l’identité de l’Occident chrétien. Un chapitre résonne avec le bel essai de Weiler (« L’Europe chrétienne ? » sur les racines chrétiennes de l’Europe : Nemo ne mâche pas ses mots et considère qu’en plus d’être une « erreur historique massive », le fait de ne pas mentionner les racines chrétiennes dans la Constitution européenne est une forme de « négationnisme » (« un révisionnisme antichrétien ») car cela revient à  « jeter un interdit sur l’identité d’une communauté, à  nier son âme et à  compromettre son avenir ». Je suis d’accord avec lui.

    Les 3 libéralismes

    Le chapitre 5 sur les rapports entre libéralisme et christianisme m’a passionné. C’est le texte d’une conférence donnée à  Turin, et que j’avais déjà  lue il y a longtemps (sans l’avoir plus remarquée que cela, car elle figurait parmi des textes très nombreux dans un livre en hommage à  Pascal Salin, « L’homme libre »). Comme quoi, il fait bon relire son Nemo, de temps en temps. L’auteur y montre à  quel point l’éthique du christianisme est au fondement et a accompagné tout le développement de la philosophie libérale (ce sont les 4 thèses développées par Nemo dans ce chapitre):

    1. c’est l’éthique biblique qui a apporté au monde la liberté ontologique fondamentale d’où découlent toutes les autres libertés ;
    2. le faillibilisme chrétien a joué un rôle-clef dans la genèse du libéralisme intellectuel et de la science moderne ;
    3. l’éthique chrétienne a joué un rôle non moins important dans genèse du libéralisme économique ;
    4. si christianisme et libéralisme semblent, à  certains égards, incompatibles et, à  d’autres égards, intimement liés, cette contradiction apparente est due à  ce qu’il y a plusieurs niveaux de libéralismes dont seuls les plus superficiels sont ou paraissent antichrétiens.

    Nemo distingue en fin de chapitre entre 3 niveaux de libéralisme, qu’il hiérarchise moralement par ordre croissant d’importance : la liberté pour elle-même, la liberté pour le progrès, la liberté pour la charité. C’est passionnant, stimulant, et il termine en citant Benjamin Constant, que je n’ai pas lu, et que je vais devoir lire.

    Questions

    Bref : un livre passionnant, riche et d’une grande densité. A lire sans modération. Le seul point qui m’interroge, c’est que si Nemo définit précisément la charité, ou l’âme, il ne définit jamais le terme « Dieu ». Cela rejoint les propos d’Adin Steinsaltz dans « Mots Simples » : si le mot Dieu n’est qu’une béquille pour l’intelligence humaine, n’est-ce pas aussi un des axes de travail du christianisme que de réformer et repenser, dans sa manière d’apporter son message, l’utilisation de ce terme équivoque qui brouille, je pense, la compréhension que l’on peut en avoir ? Qu’est-ce qu’une éthique qui prend comme point focal la volonté d’un être jamais défini ? Et si l’éthique nécessite un saut philosophique, un acte de foi, ne faudrait-il pas mieux expliciter cette foi, ce qui me semble possible sans passer par Dieu ?

  • Le miracle Spinoza

    Le miracle Spinoza

    J’ai récemment eu l’occasion de lire le formidable livre de Baltasar Thomass, Etre heureux avec Spinoza, et – toujours conseillé par mon ami Jean-Marc – le très bon livre de Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza.

    Incontournable Spinoza

    Spinoza fait partie des incontournables. Qu’on le lise ou non, on finit forcément par le rencontrer, au détour de ses lectures. J’avais découvert il y a longtemps l’ouvrage majeur de Spinoza, L’Ethique, et j’avais trouvé ça ardu, difficile, mais avec des raisonnements puissants et rigoureux. Je l’avais feuilleté, régulièrement, et en désordre (j’avais laissé le livre aux toilettes).

    Bien sûr, les ouvrages d’histoire de la philosophie passent forcément par la case Spinoza, et on le recroise. J’avais également eu l’occasion de découvrir sa vie au travers de biographies (pas toujours formidables).

    C’est une sorte de biographie philosophique que nous livre Frédéric Lenoir. La vie de Spinoza est à  découvrir : très jeune, il est déjà  très affirmé dans ses raisonnements, et développe sa pensée. Sa pensée est tellement en rupture avec les moeurs (libre penseur, probablement athée, en faveur de la liberté d’expression, précurseur des Lumières et de la révolution démocratique libérale), qu’il se retrouve exclu de sa communauté et de sa famille. Il vivra par la suite en pension dans une famille, non loin de l’Université et des penseurs de son époque. Fortement influencé par Descartes, il prolonge et transcende l’approche rationnaliste. Il expose de manière très claire également des thèses politiques très en avance.

    Spinoza révolutionne l’exégèse

    Un autre aspect sur lequel insiste Frédéric Lenoir, c’est le travail sur la spiritualité et la religion très novateur que Spinoza effectue. Prônant une lecture critique des Ecritures (il en est un parfait connaisseur, ayant étudié en hébreux, en Latin et en grec la Torah et les Evangiles), il met au point une méthode de lecture historique et critique de la Bible. Cette méthode est basée sur :

    • la connaissance de la langue d’origine des textes étudiés
    • l’analyse des thèmes, contradictions, ambiguïtés que l’on peut trouver dans les textes,
    • enfin l’analyse historique des textes (qui écrit ? dans quel contexte ? pour qui?)

    Spinoza est connu pour avoir assimilé Dieu avec la nature (au sens de tout ce qui existe), et donc d’avoir posé les raisonnements systématiques permettant de séparer l’idée de Dieu de l’idée d’un personnage avec une volonté, etc. C’est aussi, je le découvre, un de ceux qui a contribué à  structurer une approche non littérale des textes religieux.

    L’ouvrage de Lenoir revient en détail aussi sur les aspects spirituels et psychologiques développés par Spinoza, ce qui est normal, vu l’auteur, et vu l’ampleur que ces sujets prennent dans l’Ethique. Spinoza est un philosophe total, et sa réflexion englobe Dieu, la Nature, la société juste, les lois naturelles, et bien sûr l’homme. Spinoza sur ces sujets est à  nouveau époustouflant : contre Descartes et contre les dogmes, il refuse la séparation corps-esprit. C’est un philosophe moniste, et je reviendrai dessus. Assumant nos ignorances, il pose en principe que tout a une cause. On a souvent montré Spinoza comme un philosophe niant la liberté. Rien n’est plus faux : il nie le libre arbitre.

    Les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à  désirer et à  vouloir, parce qu’ils les ignorent.

    Mais il redéfinit au contraire de manière très fine la liberté. Frédéric Lenoir l’explique très bien :
    (…) Spinoza affirme aussi que l’être humain est d’autant plus libre qu’il agit sleon sa propre nature, selon son « essence singulière », et non pas seulemnt sous l’influence de causes qui lui sont extérieures. Autrement dit, plus nous formons des idées adéquates, plus nous sommes conscients des causes de nos actions, plus nous sommes capables d’agir en fonction de notre nature propre, et plus nous serons autonomes. Plus nos actes relèveront de l’essence singulière de notre être, et non plus des causes extérieures, plus ils seront libres. Cela est rendu possible par l’exercice de la raison. (…) Spinoza redéfinit ainsi la liberté, d’une part comme intelligence de la nécessité, d’autre part comme libération par rapport aux passions.

    Et il apporte une idée très forte, développée de manière rigoureuse : l’idée que le « but » de tout organisme vivant est de « perséverer dans son être », et qu’un but corollaire est de progresser, de gagner en « puissance », de se perfectionner. La joie est le passage d’une moindre à  une plus grande perfection (la tristesse étant le pendant négatif). Ce couple tristesse-joie est central dans la pensée de Spinoza, et Frédéric Lenoir explique très bien les ressorts de sa pensée.

    J’ai dévoré ce livre, très bien écrit, porté par une authentique passion de Frédéric Lenoir pour Spinoza et sa pensée. J’ai adoré le petit épilogue où Lenoir livre ses points de désaccords avec la philosophie de Spinoza et donne la parole à  Robert Misrahi (autre spécialiste de Spinoza) pour montrer que plusieurs lectures sont possibles (ils sont en désaccord, notamment sur l’athéisme de Spinoza).

    Pour ma part, j’ai le sentiment que Spinoza est effectivement incontournable, et je vais remettre l’Ethique aux toilettes. Mon seul point de désaccord serait avec son « monisme » intégral. Je le partage pourtant philosophiquement, étant matérialiste, mais je pense que le réel, notamment à  cause du vivant, est plus complexe que cela. Cela me renvoie à  la description du réel de Karl Popper. Et cela me montre, comme si j’en avais besoin, à  quel point ma propre pensée est loin d’être cohérente !

  • Mots simples

    Mots simples

    Le livre d’Adin Steinsaltz, rabbin et traducteur du Talmud, porte très bien son nom, Mots simples. Chaque chapitre de son livre aborde un mot « simple », car d’usage courant, mais qui bien sûr contient une grande richesse de signification : Amour, Bien, Jalousie, etc. J’ai trouvé ce livre très agréable à  lire, intéressant, et finalement assez hors-norme. L’humilité et la simplicité du propos équilibrent à  merveille l’ambition qu’il y a à  vouloir traiter de tous ces sujets dans un seul livre. J’aime le ton de Steinsaltz, visiblement esprit très rationnel et scientifique. Son point de vue sur ces sujets est toujours intéressant. Vraiment un beau petit livre. 

    A propos de Dieu

    Le dernier chapitre, consacré à  Dieu, m’a confirmé deux choses que je pensais, plus ou moins confusément. Il me donne des mots simples pour le dire. 

    • La première, c’est que le judaïsme semble bien être une religion « sans Dieu » : Steinsaltz présente Dieu comme « l’intégralité de toute existence ». Cela me rappelle le fameux « Dieu ou la Nature » de Spinoza. Dans ce sens Dieu n’est qu’un mot limite pour dire notre incapacité à  embrasser le « Tout ». Steinsaltz explique bien que l’anthropomorphisation de Dieu n’est qu’une béquille pour réussir à  entrer en relation émotionnelle avec cet impensable. C’est du coup une question, il me semble, pour les croyants : comment interpréter tous les passages de la Bible où Dieu intervient comme un « personnage »? Au final, Steinsaltz avance l’idée que Dieu est aussi une croyance et une émotion innée en nous. Je trouve que tout cela est une manière d’expliquer, dans les termes qui seraient les miens, que Dieu n’a pas de volonté.  
    • la seconde, c’est que Steinsaltz met des mots très justes sur ce qu’est la croyance en Dieu, et qui me parlent car je crois que cela résume bien ce qui distingue un croyant d’un non-croyant. Je lui laisse le mot de la fin.

    Dieu et le sens


    La croyance en D-ieu peut être naïve et puérile ou bien raffinée et élaborée. Les images que nous nous en faisons peuvent être absurdes ou philosophiquement abouties. Cependant, cette croyance, une fois débarrassée de tout verbiage, se résume ainsi : l’existence a un sens. Certains pensent, probablement à  tort, qu’ils le connaissent, alors que d’autres se contentent d’y réfléchir. Tout ce que nous vivons apparaît comme un ensemble décousu. Le fait que nous nous efforcions de relier entre elles ces différentes particules d’information repose sur notre foi, a priori, qu’il existe bien une certaine connexion. 
    Adin Steinsaltz, Mots Simples

  • Questions spirituelles ?


    J’ai eu une discussion passionnante hier avec un ami. Il est croyant, chrétien orthodoxe, et je suis athée de croyance, agnostique de raison (faisons simple).

    Je suis toujours passionné par ce dialogue profond qui peut s’installer entre deux personnes qui assument leur spiritualité, et qui acceptent de l’échanger sans fard. C’est peut-être le sujet le plus important et le plus riche que celui de la religion, quand on le relie à  notre identité, à  ce qu’est l’acte de croire, à  ce que sont les symboles et les lignes de force des religions, des cultures, et à  leur impact sur notre conception du monde, et de l’homme.

    On présente souvent l’agnostique comme celui qui a « raison », c’est-à -dire qui choisit la seule attitude rationnelle, défendable : on ne peut pas connaitre la nature de l’être, l’essence des choses, Dieu, tout cela est hors de portée de l’intelligence humaine.

    Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

    Ludwig Wittgenstein

    Cela renvoie donc l’athée et le croyant dos-à -dos avec leurs croyances respectives. Mais plus ça va, et plus je pense que ces croyances se rejoignent sur une question centrale, qui est celle du sens.

    Je commence tout juste à  découvrir les apports du judaïsme, du christianisme, du protestantisme, et à  faire un peu le tri dans leurs différences, leurs ressemblances, leurs nuances. Mon ami, hier soir, m’a donné un éclairage passionnant sur l’origine de la différence entre christianisme et judaïsme, et sur les nombreux points communs entre chrétiens orthodoxes et juifs. Passionnant. Je dois étudier.

    Plusieurs notions passionnantes sont apparues naturellement dans la discussion : le mystère, le désespoir. On retrouve avec le désespoir la question du sens.

    J’ai essayé d’expliquer ma position d’athée : oui, pour l’athée il n’existe aucun sens absolu, et seul l’humain peut mettre du sens dans sa vie, et ce sens ne sera que relatif, partiel, changeant. Et cela donne, comme la foi j’imagine, une force. Ce désespoir est un moment dans la spiritualité de l’incroyant, qu’il convient de surmonter, et cela conduit à  une affirmation de la volonté, de l’individualité. Tout cela ne peut se faire qu’en acceptant la vérité crue, cruelle, d’un monde silencieux à  notre appel, comme le disait Camus :

    L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.

    Albert Camus (1913 – 1960) écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français.

    Et cela ne peut également se faire qu’en acceptant un sens réel, effectif, biologique de la vie : se reproduire, avec tout ce que cela implique. C’est accepter que le sens vienne de l’extérieur, et c’est à  ce moment précis du trajet spirituel que l’athée se retrouve, à  mon sens, dans une position proche de celle des croyants. Le sens vient du monde, de quelque chose qui me dépasse, qui m’échappe. Et d’ailleurs, Jésus est un exemple pour tout le monde, même les athées comme moi. Cela aussi est un mystère. Ce n’est pas qu’une question de valeurs, d’éducation.

    Une autre réflexion qui m’est venue hier soir lors de cette passionnante discussion : la foi des croyants doit certainement être mise à  rude épreuve par moment, et c’est aussi cette lutte pour garder la foi qui constitue le chemin spirituel des croyants. Imaginons que ma conception du monde matérialiste constitue une foi également : est-ce que mon chemin spirituel est une lutte pour garder ma foi ? Est-ce que je dois lutter pour ne pas tomber dans la croyance en un sens absolu ? Je le crois. Car il y va de mon rapport à  la vérité : je ne peux imaginer qu’il existe un sens absolu à  ma vie. Je place beaucoup de sens dans mes actes, dans mes réflexions. Mais je ne veux pas croire que ce sens, ces sens, toujours en construction, toujours imparfaits, contradictoires par moment, puissent constituer un absolu. A la fin, je mourrai quand même.

    Je peux juste espérer que mes enfants pourront vivre dans un monde paisible, donc travailler de mon vivant à  le rendre meilleur. Je fais partie du monde : je dois donc aussi me rendre meilleur. Il est vrai qu’à  nouveau l’exemple des grandes figures comme Jésus, Socrate, Bouddha apporte beaucoup.

    Qu’est-ce que le Bien ? Si le Sens c’est aller vers le Bien, alors la réflexion porte sur ce qu’est le Bien. Avec ou sans majuscule ?

    Est-ce que cela constitue un sens absolu ? Je ne pense pas. Et vous ? Quel est le sens de votre vie, que vous soyez croyants ou non ?