Étiquette : Finkielkraut

  • Finkielkraut est-il de gauche ?

    Finkielkraut est-il de gauche ?

    En écoutant l’excellente émission de Bock-Côté en podcast, dont l’invité était le grand Alain Finkielkraut, j’ai entendu plusieurs éléments dans les échanges qui m’ont fait toucher du doigt ce qu’est « être de gauche », ou penser « depuis la gauche ».

    Gauche et droite ?

    Je ne cherche pas ici à trancher l’intérêt du clivage « gauche/droite ». Il est de fait toujours présent dans la tête de pas mal de monde, et structure une partie du jeu politique. Bien qu’étant pour ma part attaché à un modèle plus précis des positionnements politiques (avec au moins 3 axes différents, progressiste – conservateur – libéral), il est important de comprendre ce que les gens y mettent. Par ailleurs, Finkielkraut fait partie des intellectuels que j’apprécie beaucoup, que j’ai lu, et dont la rigueur intellectuelle suffit à le classer au-dessus de ces débats (qu’ils soient à deux, ou trois, ou dix catégories) : ceux qui sont attachés au réel et à la vérité, comme Finkielkraut, sont toujours capables de distinguer, y compris dans les schémas mentaux et les positions de leurs adversaires, des morceaux de vérité.
    Enfin, Alain Finkielkraut fait partie des penseurs « de gauche » qu’une partie de la gauche idéologue a rejeté. Ils le prétendent, pour le stigmatiser et le faire taire (c’est raté), comme étant maintenant « réactionnaire », « conservateur », « de droite ». Il est donc, pour toutes ces raisons, intéressant de répondre à cette question : « Finkielkraut est-il de gauche ? »

    Extrême-droite

    Lors de l’échange entre Bock-Côté, Watrigant et Finkielkraut un premier point sautait aux yeux : questionné par ses hôtes sur sa définition de l’extrême-droite, Finkielkraut s’est emberlificoté dans une explication pauvre conceptuellement, émotionnelle, et presqu’illogique (il faut faire disparaitre le cordon sanitaire qui bloque le RN hors du champ de la respectabilité, mais Houellebecq se trouve quand même bien du mauvais côté de ce cordon). Passons sur ce point, qui signale plus un positionnement de centriste sensible sur le sujet de l’antisémitisme qu’autre chose.

    Voir depuis la gauche

    Le point central de l’entretien portait sur l’immigration et les « yeux grands fermés » de notre « élite » à ce sujet. La réponse de Finkielkraut était admirable et son exposé contenait à peu près tout ce qu’il y a à en dire. C’était une réflexion partant de nos sociétés bâties autour d’une morale des droits de l’homme et du citoyen, et donc autour d’une idée du « semblable ». Egalité en dignité et en droits des humains et des citoyens. Tout son exposé, fin et précis, m’a semblé être une vision très réaliste du sujet (il a rappelé la phrase de Péguy que j’avais découverte grâce à lui « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »). Mais une vision qui parle depuis la gauche : deux mots n’ont jamais été utilisé par Finkielkraut pendant cette réflexion, alors qu’ils me brûlaient les lèvres car ils permettaient d’aller embrasser la réflexion de manière plus claire. Ces deux mots sont « Civilisation », et « identité ». Et je crois que ces mots restent, pour une partie importante de la gauche, des gros mots.

    Civilisation

    Ce n’est pas par hasard qu’Huntington a été détesté par la gauche médiatique et politique : il a utilisé, comme concept central de son ouvrage « Le choc des civilisations« , l’idée même de Civilisation. C’est-à-dire le concept qui permet de parler, à un niveau très général, de « dissemblable », et d’altérité, entre les humains. Les différentes cultures sont regroupées en grands ensembles que l’on appelle « civilisation ». Le plus haut niveau de « dissemblance » entre les humains peut-être en partie décrit par ces différentes civilisations. Pris d’une autre manière, considérant l’humanité dans son ensemble, la civilisation est la première distinction que l’on peut faire entre les humains, sur un plan culturel.

    Identité

    Ce n’est pas un hasard non plus si Nathalie Heinich s’est fait plein d’ennemis à gauche : elle a travaillé à un modèle simple, profond et opérationnel de l’identité. Ce n’est pas son modèle en lui-même qui lui a valu des problèmes, c’est, à mon avis, parce que la gauche ne veut pas que l’on parle d’identité, pour les mêmes raisons que pour le terme Civilisation. La gauche dogmatique ne souffre pas que l’on parle des humains comme d’autre chose que des humains, faisant tous partie de la même famille humaine. Or, parler de civilisation, d’identité, c’est justement rentrer dans le détail des histoires, des racines, des parcours qui sont par définition différents pour les différentes personnes.

    Finkielkraut est bien de gauche

    Finkielkraut ne présente aucune trace de dogmatisme, bien sûr. Mais sa réflexion, en n’utilisant jamais les mots de « civilisation » ou « d’identité », est celle d’un homme de gauche, universaliste avant tout. Je crois que cela définit de manière très forte la gauche. C’est son point de contact philosophique avec le libéralisme, d’ailleurs. C’est sa force, et sa faiblesse. Tout comme la force et la faiblesse des conservateurs est de savoir distinguer les différences entre les civilisations, et de savoir penser l’altérité, mais de parfois l’ériger en barrière.
    Incohérence émotionnelle sur l’extrême-droite, universalisme un peu en peine pour dire l’altérité : Finkielkraut est bien de gauche. Ce n’est pas dans ma bouche une critique : j’ai été d’accord en tout point avec sa réponse sur l’immigration. Qu’en-pensez vous ? Vous retrouvez-vous dans cette analyse ? Vous paraît-elle pertinente pour séparer entre droite et gauche ? Si la gauche est fondamentalement universaliste, qu’est fondamentalement la droite ?

  • L’après littérature

    L’après littérature

    « L’après littérature » de Finkielkraut est un très bel essai, inquiet, sur la place des « petits faits vrais », et du réel, face aux systèmes idéologiques, et un remarquable plaidoyer pour la nuance, la mesure, exemplairement moral dans son respect conjoint de la vérité et de l’esprit de justice.

    La littérature comme moyen de rester dans le réel.

    Dans « Un coeur intelligent » Finkielkraut avait montré magistralement, à  travers un certain nombre de romans, comment la littérature permettait d’accéder à  la complexité du réel et des humains, et à  la nuance. Et comment, si nous ne pouvons pas nous passer d’histoires, et de narrations, il faut sortir des fables pour faire place à  la littérature. Ce fil, cette thèse reste très présente dans « L’après littérature » : la littérature permet de continuer à  rester dans la vérité du réel.

    Plus une cause est grande et moins elle a de temps à  perdre avec les petits faits vrais.

    La littérature comme anti-idéologie. Le titre du livre résume bien l’angoisse de l’auteur, que je partage : celle de voir les esprits, par manque de temps, de courage ou simplement d’éducation, redevenir de moins en moins capables d’appréhender cette réalité, et de préférer les grandes causes « nobles », les idéologies, à  la vérité et au Bien. Et parmi ces idéologies une sorte de « nihilisme compassionnel« , haïssant toute forme de hiérarchie, égalitariste, dont le prototype nous est fourni par ce grand lecteur de Proust qu’est Finkielkraut sous les traits de « Tante Céline », personnage très secondaire de Du côté de chez Swann. Celle-ci, en effet, met en avant ses bons sentiments qui doivent prévaloir sur tout le reste… Chantal Delsol le disait dans « Un personnage d’aventure » :

    Etre adulte consiste à  nommer les choses telles qu’elles sont. C’est pourquoi une époque idéologique fabrique un peuple-enfant.

    Maître à  penser

    Je trouve qu’Alain Finkielkraut est vraiment un maître à  penser. Outre sa maîtrise absolue du langage, saisissante quand on y réfléchit et quand on le lit, il déploie sa pensée avec une justesse imparable. Je n’ose imaginer la quantité de travail qui se cache derrière cet admirable propos (tout est toujours sourcé, cité, et même les adversaires voient leurs propos rapportés scrupuleusement). Ce qui m’impressionne le plus, c’est sa capacité à  faire en sorte que sa pensée épouse le réel au plus près, sans jamais faire de concession ou de compromis ni avec la vérité, ni avec la morale. Ce qui est un exploit exemplaire : coller uniquement au réel (« ce qui est ») pourrait faire tomber dans une forme de pragmatisme factuel, et coller uniquement à  la morale (« ce qui devrait être ») pourrait faire tomber dans une forme d’idéalisme de bon aloi, en surplomb de la réalité. Finkielkraut articule toujours les deux, dans un sens de la nuance intégral, signe de quelqu’un que le réel obsède – comme il le disait en entrée de « A la première personne » -, mais que le Bien et le Juste motivent au même titre.
    Je trouve que la parole de Finkielkraut est une forme de réhabilitation du travail conjoint du Vrai (adéquation avec le réel) et du Juste (recherche de ce qui devrait être), qui montre par comparaison à  quel point l’idéologie, les idéologies, ne sont pas dans le registre de la morale, mais bien dans celui uniquement de la propagande politique. Quelle morale pourrait s’accommoder de faire passer son combat pour la justice avant le respect dû à  la vérité ? Magistral, donc. Laissons-lui le mot de la fin :

    En 1970, Soljenitsyne recevait le prix Nobel de littérature. Le discours qu’il n’a pas pu prononcer à  Stockholm se terminait par une note d’espoir : « Dans le combat contre le mensonge, l’art a toujours gagné, et il gagnera toujours ouvertement, irréfutablement, dans le monde entier. » C’était il y a cinquante ans. Moins de deux décennies après cette profession de foi, le mur de Berlin tombait et le communisme soviétique rendait l’âme. Les faits semblent donc avoir donné raison à  Soljenitsyne. A y regarder de plus près, ils l’ont cruellement démenti. Non seulement le présent égalitaire règne sans partage, mais il s’imagine autre qu’il n’est. A force de se raconter des histoires, il se perd complètement de vue. Les scénarios fantasmatiques qu’il produit en cascade lui tiennent lieu de littérature. Néoféminisme simplificateur, antiracisme somnanbule, recouvrement méthodique de la laideur et de la beauté du monde par les équations de la pensée calculante, déni obstiné de la finitude : dans son combat contre le mensonge, l’art est en train de perdre la partie.
  • A la première personne

    A la première personne

    J’apprécie beaucoup Finkielkraut. C’est un penseur/auteur fin, rigoureux, honnête, et son écriture est toujours très agréable. J’avais dévoré « L’identité malheureuse » et « Un coeur intelligent » (et j’avais été déçu – pas par sa faute – de son dialogue manqué avec son amie).
    Son nouveau livre, A la première personne, se lit tout aussi facilement, tout en étant d’une grande densité : beaucoup d’idées, ramassées dans des formules travaillées, beaucoup de citations de sources variées. Alain Finkielkraut y explique son parcours philosophique et spirituel. C’est passionnant, car on y découvre son histoire avec Pascal Bruckner, Levinas, Péguy (que décidément je dois découvrir) ou Heidegger, et leur impact sur sa propre pensée.
    Comme je connais déjà  bien Finkielkraut, j’avoue être resté un peu sur ma faim : j’aurais voulu avoir du nouveau, mais ce n’était pas le but du livre.

    Il y revient de manière très claire sur son histoire complexe avec son identité juive, mais dont j’avais eu un aperçu dans le livre de ses échanges avec Rony Brauman.

    Et j’ai compris une partie de ce qui peut me séparer de certains intellectuels ; à  la suite d’Heidegger, il s’inscrit dans la lignée des penseurs qui voient la technique comme le nouveau paradigme pour l’humain, avec ses avancées et ses travers. Je crois – peut-être ai-je tort – que, malgré le vrai changement qu’a constitué l’essor formidable des techniques depuis le 18ème siècle, que l’Homme est un animal technique. Depuis le début. Penser la technique comme extérieure à  l’Homme, ou l’Homme sans technique/technologie, c’est un peu comme penser l’Homme sans la société. C’est utile, mais comme le rappelait avec justesse Nathalie Heinich, ces modèles binaires tendent à  « reconduire une opposition individu/société qui charrie beaucoup d’impensés et d’illusions — au premier rang desquelles celle selon laquelle il pourrait exister des individus indépendants d’une société.» La même chose s’applique à  la technique et à  la technologie : il ne peut exister d’individus indépendants de la technique/technologie. C’est un autre sujet, mais cette partie m’a intéressée parce que j’y sens, pour la première fois une forme de désaccord philosophique avec Finkielkraut.

    Je dois décidément faire une recension du bouquin de Simondon, « Du mode d’existence des objets techniques », qui m’avait passionné et que j’avais trouvé très profond justement sur ce sujet de la technique/technologie. Je vais devoir le relire, parce que c’était trapu.

    Bref, « A la première personne » est un livre dense, stimulant, riche, bien écrit, et qui se dévore. Il permet de découvrir un peu plus la personnalité philosophique de Finkielkraut, ce qui, comme il le dit dès le début, est bien aligné avec sa volonté de toujours chercher la vérité. Je lui laisse le mot de la fin, qui est aussi le mot du début de son livre.

    Parce que, malgré mes efforts pour ralentir le galop du temps, j’avance irrémédiablement en âge et aussi, je l’avoue, parce que je souffre des épithètes inamicales parfois accolées à  mon nom, le moment m’a paru semblé venu de faire le point et de retracer mon parcours sans faux-fuyants ni complaisance.
    Il ne s’agit en aucune façon pour moi de rabattre la connaissance sur la confession et de défendre une vérité purement subjective. Je ne choisis pas, à  l’heure des comptes, de me retrancher dans la forteresse imprenable de l’autobiographie. Je joue cartes sur table, je dis d’où je parle, mais je ne dis pas pour autant: « A chacun sa vision des choses. » Je ne me défausse pas, par une déclaration d’identité, de la réponse à  la question de tous les dangers : « Qu’est-ce qui se passe? » Rien ne me chagrinerait davantage que de contribuer à  rendre ma réponse inoffensive en la psychologisant. Peu importent donc mes histoires, mes secrets, ma névrose, mon caractère! Le vrai que je cherche encore et toujours est le vrai du réel ; l’élucidation de l’être et des événements reste, à  mes yeux, prioritaire. En dépit de la fatigue et du découragement qui parfois m’assaille, je poursuis obstinément cette quête. Je m’intéresse moins que ne m’affecte le monde. Cependant, comme l’a écrit Kierkegaard, « penser est une chose, exister dans ce qu’on pense est autre chose ». C’est cet autre chose que j’ai voulu mettre au clair en écrivant, une fois n’est pas coutume, à  la première personne.

  • En terrain miné

    En terrain miné

    Sincèrement, le dialogue épistolaire entre Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay est décevant, et porte bien son titre « En terrain miné ». Ils n’ont pas réussi à  éviter les mines. Il est vrai que je suis un lecteur et un auditeur fidèle de Finkielkraut, car je me sens proche de sa pensée, et qu’il m’a souvent permis de mettre des mots plus justes sur la mienne. J’ai donc commencé cette lecture avec un regard biaisé. Malheureusement, ce regard n’a pas été tellement bousculé par les échanges de ces deux intellectuels. Elisabeth de Fontenay, pour le dire vite et plus directement que Finkielkraut ne peut le dire, est une intellectuelle idéologue, ou en tout cas dans une forme d’éthique de conviction. Ses attaques ad hominem, pourtant contradictoire avec son amitié affichée, suffisent presque à  me faire tomber le livre des mains. On n’est pas obligé de partager les vues, réflexions et opinions de ses contradicteurs, mais cela ne fait pas une raison pour essayer de les discréditer moralement. Finkielkraut, patient, explique, dit et redit. A perte, à  mon sens.
    Il y a quelques bons passages, de l’un et de l’autre, mais le dialogue n’a pas vraiment pris. Je recommande donc de plutôt se jeter sur les excellents « L’identité malheureuse », « A la première personne », et « Un coeur intelligent », qui sont infiniment plus riches et profonds.