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  • Dictionnaire philosophique

    Dictionnaire philosophique

    André Comte-Sponville, auteur du Dictionnaire philosophique, est un philosophe que j’aime beaucoup, et qui possède un style bien particulier, agréable à  lire, tranchant dans les idées. Je l’avais découvert dans son excellent livre de dialogues épistolaires avec Luc Ferry. J’ai lu quelques ouvrages de lui, et je possédais la première version de son Dictionnaire philosophique, que j’avais parcouru dans tous les sens, à  de nombreuses reprises (les pages n’avaient pas résisté, d’ailleurs). Max, mon frère, m’a fait la grande joie de m’offrir la dernière réédition complètement revue et augmentée. Quel régal ! S’inspirant des modèles d’Alain, et de Voltaire, il livre un ouvrage à  la fois d’une grande concision et précision formelle, avec des textes très beaux (dans la suite d’Alain), tout en étant personnel et en assumant de présenter « sa » philosophie par ordre alphabétique (dans la lignée de Voltaire). Mais le mieux est de l’écouter lui-même présenter, avec son style inimitable, son très beau Dictionnaire Philosophique. Un livre de chevet, au sens propre du terme.

  • Modernité et morale

    Modernité et morale

    Le recueil d’essais de Charles Larmore, « Modernité et morale » (aux Editions PUF), est un livre essentiel dans tous les sens du terme : les sujets traités me paraissent être importants, centraux, et la manière de les aborder est dense, précise, humble et ambitieuse à  la fois. Je vais ici faire une brève recension des thèmes abordés, et je m’appuierai dessus pour d’autres billets. Le livre est trop dense pour être « résumé » dans un billet de blog. J’ai corné les pages, et noirci le livre de notes. Un excellent bouquin qui m’a accompagné cet été, et dont je relirai à  coup sûr certains passages. C’est un livre d’une grande clarté, et d’une complexité assez élevée : les raisonnements, solides, vont vite à  l’essentiel. Il faut s’accrocher un peu. La clarté, pour Larmore et la philosophie analytique, est une approche rationnelle, et logique, de l’argumentation :

    Une position philosophique est claire dans la mesure où l’on spécifie les conditions dans lesquelles on l’abandonnerait.

    Cette phrase résume bien l’éthique de la pensée chère à  Larmore. L’introduction de son livre vise à  expliquer que selon lui la philosophie n’a pas besoin de se prendre elle-même pour objet, et que les a priori des deux grandes écoles de philosophie (analytique et phénoménologique) sont à  rejeter. Il reste, et c’est un des succès de la philosophie analytique, une éthique de la pensée, visant clarté et adéquation au réel.
    Car il y a non seulement des normes pratiques concernant comment il faut agir, mais aussi des normes cognitives concernant comment il faut penser. En conséquence, il y a des vertus intellectuelles aussi bien que des vertus morales. (…) Au coeur de ce que je conçois comme l’éthique de la pensée, en philosophie comme dans tout domaine, est l’honnêteté intellectuelle qui reconnait la probabilité de l’erreur et l’assume par la recherche de la clarté.

    Connaissance morale

    La première partie vise à  établir dans quel sens une connaissance morale est possible. C’était la raison de l’achat de ce livre : en lisant Popper, je m’étais posé cette question. Larmore y répond de manière magistrale et simple, il me semble. Et en s’appuyant sur des raisonnements, et une vision de la réalité proche de celle de Popper : un réalisme critique, faisant de la place, dans le réel, à  côté des objets tangibles, et des ressentis psychologiques, aux normes et aux idées. Pour plus de détails, voir mon article résumant la description du réel par Karl Popper.
    Larmore amène des éléments très intéressants dans la manière dont nous devons concevoir les faits moraux, en les situant explicitement dans le monde 3 de Popper :
    Il suppose (…) que s’il existait des faits moraux, ils devraient ressembler aux faits physiques et psychologiques en étant accessibles à  la perception ou à  l’observation ; étant donné cette supposition, la manière dont de tels faits peuvent jouer un rôle dans la causalité psycho-physique doit certainement paraitre mystérieuse. Mais on n’a pas besoin de concevoir ainsi les faits moraux. Au lieu d’être un élément supplémentaire du monde perceptible, les faits moraux peuvent se concevoir comme des raisons, donc comme faisant partie de l’ensemble des raisons de croire et d’agir que nous pouvons reconnaître, non par la perception, mais par la réflexion.
    Larmore, in fine, pense – et je suis en accord avec lui – que « le naturalisme est un des grands préjugés de notre époque ».
    Or nous devons admettre que le monde (…) englobe non seulement la réalité physique et psychologique, mais également une réalité normative. Ou, comme les sophistes, nous devons renoncer à  la raison pour nous abandonner à  la persuasion. Loin d’être légitimé par les succès de la science moderne, le naturalisme, comme le non-cognitivisme moral qu’il inspire, s’avère l’ennemi mortel de la raison.

    Coïncidence ? Un des blogs que je suis vient de publier une copieuse note de méta-éthique sur la « naturalité du Bien, et je pense que je vais commencer par là .

    Morale des anciens et des modernes

    A la suite de Henry Sidqwick, Larmore explique que l’approche de la morale est radicalement différente selon que l’on considère la notion de juste ou la notion de bien comme fondamentale. Ces deux conceptions par ailleurs, sont un marqueurs de ce qu’est la modernité :
    La priorité du bien est au centre de l’éthique grecque, tandis que l’éthique moderne accorde la priorité à  la notion de juste.
    Kant, et d’autres, on fait émerger cette conception centrée sur le juste de la morale. Le coeur du débat est que le bien n’est plus un terrain d’entente.
    C’est un acquis irrévocable du libéralisme politique que le sens de la vie est un sujet sur lequel on a une tendance naturelle et raisonnable, non pas à  s’accorder, mais à  différer et à  s’opposer les unes aux autres. De là , l’effort libéral pour déterminer une morale universelle, mais forcément minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible en dépit de ses désaccords.
    Larmore détaille ensuite notre rapport aux croyances, central dans la réflexion morale (on pense toujours dans un ensemble de croyances), et à  la connaissance morale.
    J’ai déjà  fait remarquer qu’il est fort possible de justifier la validité de certaines obligations morales, si au lieu de s’élever à  un point de vue absolument détaché, on s’appuie sur la validité d’autres obligtations que l’on accepte déjà . (…) Cette épistémologie repose sur un fait évident et sur deux normes cognitives qui sont aussi importantes qu’elles ont été négligées. Le fait, est que nous nous trouvons toujours en possession d’une multitude de croyances. A ce fait, s’ajoutent les principes suivants : 1/ Il nous faut une bonne raison pour douter comme il nous en faut une pour conclure (…) 2/ Justifier une proposition n’est pas simplement donner des prémisses vraies d’où elle découle, c’est donner des raisons qui dissipent des doutes sur sa vérité. (…) Pris ensemble, ces deux principes ont pour conséquence qu’il ne nous faut justifier une croyance que nous avons déjà  que si nous avons d’abord trouvé des raisons de croire qu’elle est douteuse. C’est en cette conséquence qu’apparaît la nouveauté de ces deux principes. D’habitude, on suppose que la raison exige que chacune de nos croyances soit soumise à  la justification. (Souvent cette supposition prend la forme de l’exigence que des croyances servant à  justifier d’autres croyances doivent elles-mêmes se justifier.) Cette supposition est devenue si habituelle, si irréfléchie que l’on a oublié ses intentions originelles. Elle ne provient pas tant de la raison que de l’aspiration métaphysique à  regarder le monde sub specie aeternitatis. (…) La question décisive est donc de savoir si nous voulons d’une épistémologie qu’elle soit un guide à  l’éternité ou qu’elle soit un code pour la solution de problèmes. Si nous abandonnons cette aspiration métaphysique et prenons comme règle qu’il faut avoir des raisons positives de croire qu’une croyance existante peut être fausse pour la mettre en doute et donc pour en exiger la justification, la notion que toutes les croyances devraient être justifiées disparaîtra. Le seul fait que nous ayons déjà  une croyance, et que nous l’ayons à  cause de notre contexte historique, n’est pas une bonne raison de croire qu’elle puisse être fausse ni donc d’exiger qu’elle soit justifiée. De plus, si nous trouvons en effet des raisons positives de la mettre en doute, nous devons continuer à  nous appuyer sur nos autres croyances existantes, non seulement pour chercher une solution à  ce doute, mais aussi préalablement pour découvrir les raisons positives qui sont à  la source de notre doute. Selon cette conception, il n’existe aucune opposition entre enracinement historique et rationalité.

    Hétérogénéité de la morale

    J’en avais parlé récemment (et Silberzahn aussi dans un très bon billet): un débat existe entre deux approche de la morale : éthique de responsabilité (conséquentialisme) et éthique de conviction (déontologie). Larmore propose une vision plus large, et explique la morale est hétérogène. A nous de nous dépatouiller avec les exigences parfois contradictoires de 3 principes généraux.
    J’appelerais ces trois principes : principe de partialité, principe conséquentialiste et principe déontologique. Ils se situent tous trois à  un niveau élevé de généralité. Le principe de partialité sous-tend les obligations « particularistes » qui ne s’imposent à  nous qu’en vertu d’un certain désir ou intérêt que nous nous trouvons avoir. (…) Le principe de partialité exprime donc une priorité du bien sur le juste. (…) Les deux autres principes pratiques – les principes conséquentialiste et déontologique – sont universalistes et représentent des obligations catégoriques. Le principe conséquentialiste exige que l’on fasse ce qui produira globalement le plus grand bien (la plus grande somme algébrique de bien et de mal), eu égard à  tous ceux qui sont affectés par notre action. (…) Le principe déontologique exige que l’on ne fasse jamais certaines choses (ne pas respecter une promesse, dire des mensonges, tuer un innocent) à  autrui, même s’il doit en résulter globalement un moindre bien ou un plus grand mal. (…) Contrairement au principe de partialité, ces deux principes impliquent des devoirs qui sont catégoriques et s’imposent à  l’agent, quels que puissent être ses désirs ou ses intérêts. Ils expriment, par conséquent, une priorité du juste sur le bien. Il me semble que toute personne réfléchie reconnaît, dans une certaine mesure, les exigences de ces trois principes.

    Philosophie politique : libéralisme et romantisme

    Je vais devoir sur ce sujet comprendre pourquoi Larmore met sous le terme de « romantisme » ce que j’appelle habituellement « conservatisme » (des courants de pensée valorisant, en opposition à  l’individualisme, l’appartenance et les coutumes, la tradition). Au-delà  de ce problème sémantique, il me semble qu’il offre une belle piste pour marier les deux, du moins en Occident. Le libéralisme n’est pas un idéal de plus, parmi d’autres ; le libéralisme prend acte de l’impossibilité de mettre tout le monde d’accord et propose un socle minimal de règles éthiques pour rendre possible la vie ensemble.
    Il est dangereux de faire du libéralisme une conception de plus parmi toutes les visions partisanes et controversées de la vie bonne, car il ne représentera plus alors la solution crédible à  l’un des problèmes moraux et politiques les plus pressants des Temps modernes. Il ne sera plus qu’un autre élément du problème. La conviction que la nature de la vie bonne ne peut vraisemblablement pas faire l’objet d’un accord raisonnable est un trait distinctif de la pensée moderne. Quand il s’agit du sens de la vie, toute discussion entre personnes raisonnables ne tend pas naturellement vers le consensus, comme le pensait Aristote, mais vers la controverse. Plus on parle d’un tel sujet, plus le désaccord croît, même en nous-mêmes, comme le fit observer Montaigne. Le libéralisme a représenté l’espoir que, malgré cette tendance au désaccord sur des questions d’une importance suprême, nous pourrions trouver le moyen de vivre ensemble sans recourir à  la force. Dans le libéralisme s’exprime la conviction que l’on peut s’accorder sur une morale élémentaire tout en continuant de se trouver en désaccord sur ce qui donne sens à  la vie.
    Au bout du compte, cette conviction se révèlera peut-être sans fondement. Il est possible que le libéralisme ne soit qu’un idéal partisan de plus. Mais s’il en est ainsi, alors à  moins de se dissoudre dans la lumière d’un Bien compréhensif et irrésistible, l’expérience moderne ne connaîtra qu’un avenir politique où « des armées ignorantes s’affronteront dans la nuit. »

    Ce passage m’a fait penser à  Von Mises (bizarrement, Larmore ne cite jamais ni Von Mises, ni Hayek, ce qui ne manque pas de me surprendre) :
    Le libéralisme est rationaliste. Il soutient qu’il est possible de convaincre l’immense majorité que la coopération paisible dans le cadre de la société sert mieux les intérêts justement compris que les batailles mutuelles et la désintégration sociale. Il a pleine confiance dans la raison de l’homme. Il se peut que cet optimisme ne soit pas fondé et que les libéraux se trompent. Mais alors il ne reste plus aucun espoir pour l’avenir de l’humanité.
    Par ailleurs, et c’est autre sujet que Larmore n’aborde pas directement, bien que central, je pense qu’à  force d’ouvrir nos sociétés, via l’immigration, à  des cultures trop différentes, nous avons sapé cette approche du libéralisme ; il n’est pas possible de faire coexister des cultures trop différentes au même endroit. Le socle commun pour cette approche libérale devient trop restreint.
    La question centrale de la philosophie politique : quels sont les principes d’association politique qu’il est juste d’établir ?, est une question morale. Mais c’est une question autrement difficile dans les conditions modernes, où l’on s’est progressivement rendu compte que la vraie religion, le sens de la vie, la nature de la vie réussie sont des sujets sur lesquels les individus raisonnables ont une tendance naturelle, non pas à  s’accorder, mais différer et à  s’opposer les uns aux autres. Il nous faut alors chercher une morale universelle, mais minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible, en dépit de ces désaccords. C’est la conception du libéralisme politique que je développe et défends dans les essais de cette partie. Tout en me situant dans le camp libéral, je veux pourtant séparer la pensée libérale des idéeaux d’individualisme et d’autonomie que certains de ses grands théoriciens (Kant et Mill, par exemple) y ont associés. En tant qu’effort pour repérer une morale commune en dépit des controverses sur la nature du bien, le libéralisme devrait aussi éviter de prendre parti dans une des principales controverses culturelles des deux derniers siècles, celle qui à  partir du Romantisme oppose les partisans de l’individualisme et les champions de l’appartenance à  des traditions. C’est en ce sens que j’essai de reformuler la pensée libérale.
    J’ai trouvé cette volonté très intéressante, et elle rejoint certaines de mes envies naïves. J’ai donc noté avec attention les auteurs français mentionnés par Larmore (qui a écrit ce livre en français directement, à  la demande de Monique Canto-Sperber), dont la pensée lui est proche, et qu’il va falloir que je lise : Luc Ferry (que je connais un peu), Marcel Gauchet et Alain Renaut. Le programme est tracé.

  • A la première personne

    A la première personne

    J’apprécie beaucoup Finkielkraut. C’est un penseur/auteur fin, rigoureux, honnête, et son écriture est toujours très agréable. J’avais dévoré « L’identité malheureuse » et « Un coeur intelligent » (et j’avais été déçu – pas par sa faute – de son dialogue manqué avec son amie).
    Son nouveau livre, A la première personne, se lit tout aussi facilement, tout en étant d’une grande densité : beaucoup d’idées, ramassées dans des formules travaillées, beaucoup de citations de sources variées. Alain Finkielkraut y explique son parcours philosophique et spirituel. C’est passionnant, car on y découvre son histoire avec Pascal Bruckner, Levinas, Péguy (que décidément je dois découvrir) ou Heidegger, et leur impact sur sa propre pensée.
    Comme je connais déjà  bien Finkielkraut, j’avoue être resté un peu sur ma faim : j’aurais voulu avoir du nouveau, mais ce n’était pas le but du livre.

    Il y revient de manière très claire sur son histoire complexe avec son identité juive, mais dont j’avais eu un aperçu dans le livre de ses échanges avec Rony Brauman.

    Et j’ai compris une partie de ce qui peut me séparer de certains intellectuels ; à  la suite d’Heidegger, il s’inscrit dans la lignée des penseurs qui voient la technique comme le nouveau paradigme pour l’humain, avec ses avancées et ses travers. Je crois – peut-être ai-je tort – que, malgré le vrai changement qu’a constitué l’essor formidable des techniques depuis le 18ème siècle, que l’Homme est un animal technique. Depuis le début. Penser la technique comme extérieure à  l’Homme, ou l’Homme sans technique/technologie, c’est un peu comme penser l’Homme sans la société. C’est utile, mais comme le rappelait avec justesse Nathalie Heinich, ces modèles binaires tendent à  « reconduire une opposition individu/société qui charrie beaucoup d’impensés et d’illusions — au premier rang desquelles celle selon laquelle il pourrait exister des individus indépendants d’une société.» La même chose s’applique à  la technique et à  la technologie : il ne peut exister d’individus indépendants de la technique/technologie. C’est un autre sujet, mais cette partie m’a intéressée parce que j’y sens, pour la première fois une forme de désaccord philosophique avec Finkielkraut.

    Je dois décidément faire une recension du bouquin de Simondon, « Du mode d’existence des objets techniques », qui m’avait passionné et que j’avais trouvé très profond justement sur ce sujet de la technique/technologie. Je vais devoir le relire, parce que c’était trapu.

    Bref, « A la première personne » est un livre dense, stimulant, riche, bien écrit, et qui se dévore. Il permet de découvrir un peu plus la personnalité philosophique de Finkielkraut, ce qui, comme il le dit dès le début, est bien aligné avec sa volonté de toujours chercher la vérité. Je lui laisse le mot de la fin, qui est aussi le mot du début de son livre.

    Parce que, malgré mes efforts pour ralentir le galop du temps, j’avance irrémédiablement en âge et aussi, je l’avoue, parce que je souffre des épithètes inamicales parfois accolées à  mon nom, le moment m’a paru semblé venu de faire le point et de retracer mon parcours sans faux-fuyants ni complaisance.
    Il ne s’agit en aucune façon pour moi de rabattre la connaissance sur la confession et de défendre une vérité purement subjective. Je ne choisis pas, à  l’heure des comptes, de me retrancher dans la forteresse imprenable de l’autobiographie. Je joue cartes sur table, je dis d’où je parle, mais je ne dis pas pour autant: « A chacun sa vision des choses. » Je ne me défausse pas, par une déclaration d’identité, de la réponse à  la question de tous les dangers : « Qu’est-ce qui se passe? » Rien ne me chagrinerait davantage que de contribuer à  rendre ma réponse inoffensive en la psychologisant. Peu importent donc mes histoires, mes secrets, ma névrose, mon caractère! Le vrai que je cherche encore et toujours est le vrai du réel ; l’élucidation de l’être et des événements reste, à  mes yeux, prioritaire. En dépit de la fatigue et du découragement qui parfois m’assaille, je poursuis obstinément cette quête. Je m’intéresse moins que ne m’affecte le monde. Cependant, comme l’a écrit Kierkegaard, « penser est une chose, exister dans ce qu’on pense est autre chose ». C’est cet autre chose que j’ai voulu mettre au clair en écrivant, une fois n’est pas coutume, à  la première personne.

  • Le miracle Spinoza

    Le miracle Spinoza

    J’ai récemment eu l’occasion de lire le formidable livre de Baltasar Thomass, Etre heureux avec Spinoza, et – toujours conseillé par mon ami Jean-Marc – le très bon livre de Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza.

    Incontournable Spinoza

    Spinoza fait partie des incontournables. Qu’on le lise ou non, on finit forcément par le rencontrer, au détour de ses lectures. J’avais découvert il y a longtemps l’ouvrage majeur de Spinoza, L’Ethique, et j’avais trouvé ça ardu, difficile, mais avec des raisonnements puissants et rigoureux. Je l’avais feuilleté, régulièrement, et en désordre (j’avais laissé le livre aux toilettes).

    Bien sûr, les ouvrages d’histoire de la philosophie passent forcément par la case Spinoza, et on le recroise. J’avais également eu l’occasion de découvrir sa vie au travers de biographies (pas toujours formidables).

    C’est une sorte de biographie philosophique que nous livre Frédéric Lenoir. La vie de Spinoza est à  découvrir : très jeune, il est déjà  très affirmé dans ses raisonnements, et développe sa pensée. Sa pensée est tellement en rupture avec les moeurs (libre penseur, probablement athée, en faveur de la liberté d’expression, précurseur des Lumières et de la révolution démocratique libérale), qu’il se retrouve exclu de sa communauté et de sa famille. Il vivra par la suite en pension dans une famille, non loin de l’Université et des penseurs de son époque. Fortement influencé par Descartes, il prolonge et transcende l’approche rationnaliste. Il expose de manière très claire également des thèses politiques très en avance.

    Spinoza révolutionne l’exégèse

    Un autre aspect sur lequel insiste Frédéric Lenoir, c’est le travail sur la spiritualité et la religion très novateur que Spinoza effectue. Prônant une lecture critique des Ecritures (il en est un parfait connaisseur, ayant étudié en hébreux, en Latin et en grec la Torah et les Evangiles), il met au point une méthode de lecture historique et critique de la Bible. Cette méthode est basée sur :

    • la connaissance de la langue d’origine des textes étudiés
    • l’analyse des thèmes, contradictions, ambiguïtés que l’on peut trouver dans les textes,
    • enfin l’analyse historique des textes (qui écrit ? dans quel contexte ? pour qui?)

    Spinoza est connu pour avoir assimilé Dieu avec la nature (au sens de tout ce qui existe), et donc d’avoir posé les raisonnements systématiques permettant de séparer l’idée de Dieu de l’idée d’un personnage avec une volonté, etc. C’est aussi, je le découvre, un de ceux qui a contribué à  structurer une approche non littérale des textes religieux.

    L’ouvrage de Lenoir revient en détail aussi sur les aspects spirituels et psychologiques développés par Spinoza, ce qui est normal, vu l’auteur, et vu l’ampleur que ces sujets prennent dans l’Ethique. Spinoza est un philosophe total, et sa réflexion englobe Dieu, la Nature, la société juste, les lois naturelles, et bien sûr l’homme. Spinoza sur ces sujets est à  nouveau époustouflant : contre Descartes et contre les dogmes, il refuse la séparation corps-esprit. C’est un philosophe moniste, et je reviendrai dessus. Assumant nos ignorances, il pose en principe que tout a une cause. On a souvent montré Spinoza comme un philosophe niant la liberté. Rien n’est plus faux : il nie le libre arbitre.

    Les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à  désirer et à  vouloir, parce qu’ils les ignorent.

    Mais il redéfinit au contraire de manière très fine la liberté. Frédéric Lenoir l’explique très bien :
    (…) Spinoza affirme aussi que l’être humain est d’autant plus libre qu’il agit sleon sa propre nature, selon son « essence singulière », et non pas seulemnt sous l’influence de causes qui lui sont extérieures. Autrement dit, plus nous formons des idées adéquates, plus nous sommes conscients des causes de nos actions, plus nous sommes capables d’agir en fonction de notre nature propre, et plus nous serons autonomes. Plus nos actes relèveront de l’essence singulière de notre être, et non plus des causes extérieures, plus ils seront libres. Cela est rendu possible par l’exercice de la raison. (…) Spinoza redéfinit ainsi la liberté, d’une part comme intelligence de la nécessité, d’autre part comme libération par rapport aux passions.

    Et il apporte une idée très forte, développée de manière rigoureuse : l’idée que le « but » de tout organisme vivant est de « perséverer dans son être », et qu’un but corollaire est de progresser, de gagner en « puissance », de se perfectionner. La joie est le passage d’une moindre à  une plus grande perfection (la tristesse étant le pendant négatif). Ce couple tristesse-joie est central dans la pensée de Spinoza, et Frédéric Lenoir explique très bien les ressorts de sa pensée.

    J’ai dévoré ce livre, très bien écrit, porté par une authentique passion de Frédéric Lenoir pour Spinoza et sa pensée. J’ai adoré le petit épilogue où Lenoir livre ses points de désaccords avec la philosophie de Spinoza et donne la parole à  Robert Misrahi (autre spécialiste de Spinoza) pour montrer que plusieurs lectures sont possibles (ils sont en désaccord, notamment sur l’athéisme de Spinoza).

    Pour ma part, j’ai le sentiment que Spinoza est effectivement incontournable, et je vais remettre l’Ethique aux toilettes. Mon seul point de désaccord serait avec son « monisme » intégral. Je le partage pourtant philosophiquement, étant matérialiste, mais je pense que le réel, notamment à  cause du vivant, est plus complexe que cela. Cela me renvoie à  la description du réel de Karl Popper. Et cela me montre, comme si j’en avais besoin, à  quel point ma propre pensée est loin d’être cohérente !

  • Grains de philo

    Grains de philo

    C’est grâce à  Max (mille mercis) que j’ai découvert Monsieur Phi, professeur de philosophie et Youtuber de talent. J’avoue avoir été happé par ses vidéos super dynamiques, précises, drôles, passionnantes, érudites sans être démonstratives. Et je ne résiste donc pas au plaisir de partager ces petits bijoux, d’utilité publique. J’en ai déjà  regardé une bonne dizaine et elles sont toutes superbes. Je partage les deux qui concernent Adam Smith, et son paradoxe de la veste de laine, mais celles sur la philo, sur l’identité, sur le dualisme, sur le principe de Condorcet sont tout aussi percutantes. A consommer sans modération.

    J’avais trouvé dans Bastiat la même idée (probablement tirée d’Adam Smith, d’ailleurs), et une autre qui est dans la continuité, celle de l’utilité onéreuse qui devient graduellement de l’utilité gratuite. Mais c’est une autre discussion. Foncez découvrir les vidéos de Monsieur Phi : c’est du plaisir utile !

  • L’enracinement

    L’enracinement

    C’ est un livre formidable dont je vais faire la recension aujourd’hui. Il s’agit de « L’enracinement« , de Simone Weil. Albert Camus avait dit (c’est lui qui avait fait publier l’ouvrage de manière posthume) qu’il était « l’un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation. […] Ce livre austère, d’une audace parfois terrible, impitoyable et en même temps admirablement mesuré, d’un christianisme authentique et très pur, est une leçon souvent amère, mais d’une rare élévation de pensée. »

    Livre indispensable

    C’est grâce à  un « discuteur » de ce blog, avec qui j’ai noué des liens à  la fois professionnels et d’amitié, Quentin, que j’ai découvert cet auteur. Je l’en remercie très vivement. La pensée de Simone Weil est indispensable. Et il est tout aussi indispensable d’aller regarder un peu son parcours, si étonnant, et si courageux. Engagée auprès du peuple, des ouvriers, auprès des opposants à  Franco pendant la Guerre d’Espagne, puis à  Londres pendant la guerre, toujours fidèle à  sa quête spirituelle, mystique, elle est morte dans un sanatorium anglais en 1943.
    Comme pour G. K. Chesterton, je poste cet article avant d’avoir terminé la lecture, tant il m’apparaît évident qu’il faut lire ce livre. La structure en est simple : une première partie partie décrit les besoins de l’âme, puis elle décrit divers types de déracinements, pour enfin arriver sur l’enracinement. Qu’est-ce que l’enracinement ? La définition générale est donnée au début de la seconde partie :
    L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à  définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à  l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à -dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

    Les besoins de l’âme

    Les deux parties les plus copieuses, la deuxième et la troisième, sont pleines de choses variées, riches, profondes, déconnantes parfois, mais toujours animées par un sincère besoin de chercher et trouver la vérité. Il y a dedans quelques pages magnifiques sur la condition des ouvriers, sur la nature du travail, sur la France. Vraiment une mine d’or. J’avoue avoir encore préféré la première partie, lumineuse, et où l’on peut lire l’influence de son maître Alain : des petits textes très courts, très ciselés, et qui disent beaucoup en peu de mots. Voici le passage qui introduit ces différents petits textes, chacun dédiés à  un besoin de l’âme :
    La première étude à  faire est celle des besoins qui sont à  la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir.
    Il ne faut jamais les confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut aussi discerner l’essentiel et l’accidentel. L’homme a besoin, non de riz ou de pomme de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l’âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut aussi distinguer des nourritures de l’âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l’illusion d’en tenir lieu.

    Voici la liste des « besoins de l’âme » identifiés par Simone Weil : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, la châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité. Tous ces petits chapitres sont des bijoux. Sa seule faiblesse, mais c’est aussi le risque qu’elle prend, est de vouloir préciser le détail de ce que devrait être selon elle l’ordre juste des choses. Parfois elle tape juste, parfois non.
    Je ne peux que recommander très chaudement la lecture de ce livre atypique, écrit par un personnage atypique, jeune, incandescent.
    Je laisse la parole avec un exemple du style si particulier de Simone Weil, à  propos de l’égalité :

    L’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les moeurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à  tout être humain, parce que le respect est dû à  l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.