
Hans-Hermann Hoppe (1949)
philosophe et économiste américain.
La FING — Fondation Internet Nouvelle Génération — est une association qui coordonne des réflexions prospectives multi-partenaires. Appréhender à plusieurs des pistes d’innovations liées au numérique au sens large. Dans une certaine mesure, l’ensemble de la révolution numérique (hardware, sofware, usages, web, etc…) réalise ce que Gilbert Simondon déplorait dans son ouvrage majeur « Du mode d’existence des objets techniques » : intégrer la technologie dans la culture, au lieu de la maintenir en dehors.
Dans les sujets proposés et travaillés par la FING dans leur excellent et stimulant cahier de Questions numériques, on peut trouver un scénario de rupture, « Posséder c’est dépassé« . C’est une sorte de vaste fourre-tout, mélangeant les idées de crises économiques, de raréfaction des ressources, de collaboration multi-échelles (du très local au global). Il se raccroche à beaucoup de choses que l’on peut lire, à droite, à gauche, sur le partage au sens large, sur la décroissance. Bien sûr, une réflexion est nécessaire sur tous ces sujets. Je ne prétends pas l’avoir menée, ni avoir les connaissances pour le faire. Mais j’aimerais apporter ma pierre à l’édifice, et apporter des arguments dans un sens un peu à rebrousse-poil.
Le scénario présente l’avantage d’extrémiser un peu des tendances visibles un peu partout sur le web, comme dans la société en général. Il est stimulant ; mais il me parait limité à la fois dans sa forme — il aurait gagné à être présenté comme une controverse ne serait-ce que pour voir apparaitre les jeux d’acteurs (la FING travaille en ce moment sur des controverses et c’est très bien) — mais surtout sur le fond.
Ces quelques réflexions ne visent pas à critiquer le scénario, mais à y apporter une contribution. Je ne suis pas partie prenante de cette expédition, mais comme la thématique recoupe des réflexions qui sont également présentes dans le cadre de mon travail, j’avais envie de creuser un peu.
D’une part, ces « tendances » me semblent être autant des signes d’un mal-être civilisationnel que des mouvements de fond de la structure économique et politique. Ils sont des signaux plus « moraux » qu’économiques. Pour le dire autrement, il y a plus de culpabilité dans la mise en avant permanente du partage, que d’une prise de conscience d’une nécessité — réelle ou non — de changer de modèle économique ou de société. Nous partageons déjà beaucoup, dans nos sociétés : plus de la moitié des richesses produites sont récoltées par l’Etat pour son fonctionnement, mais aussi pour les redistribuer et garantir un certain nombre de fonctions publiques, régaliennes ou non. De plus, les pays dits « développés » donnent chaque année des sommes considérables au pays « pauvres » (souvent sans aucun effet). Doit-on donner plus, ou mieux ?
Et j’y lis également, dans ces tendances, une forme égoïste de prise de conscience à retardement : « nous avons fonctionné sur ce mode pendant longtemps, nous avons construit notre richesse grâce à cela, et maintenant, vous — pays émergents ou pauvres – développez-vous en faisant autrement qu’avec cette stupide notion de propriété ». Cette attitude, éclairée par ce qui suit, prend un autre sens, et d’égoïste devient carrément cynique.
D’autre part, la manière dont est formulée le scénario « posséder c’est dépasser » participe d’une confusion relativement répandue (entretenue ?) sur la notion de « propriété ». La propriété n’est pas l’équivalent de la quantité de biens que je possède. L’acte de posséder n’est pas uniquement synonyme de « collection ».
En philosophie politique, la « propriété » n’est pas l’acte de posséder, mais un droit reconnu à chaque individu faisant partie de la société. C’est un des fondements (LE fondement ?) des sociétés de droit, des sociétés ouvertes. Dans cette logique, la propriété commence avec la propriété de soi, du fruit de son travail. Chez les penseurs libéraux, la propriété fait partie d’un triptyque « liberté-propriété-responsabilité ». La suppression de l’un des termes supprime les autres également. Pas de liberté sans propriété. Pas de responsabilité sans propriété. D’ailleurs, la notion d’individu, de personne est apparue au moment de la fondation du droit romain avec la notion de « propriété individuelle ».
« Tout homme possède une propriété sur sa propre personne. À cela personne n’a aucun Droit que lui-même. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu’ils lui appartiennent en propre. Tout ce qu’il tire de l’état où la nature l’avait mis, il y a mêlé son travail et ajouté quelque chose qui lui est propre, ce qui en fait par là même sa propriété. Comme elle a été tirée de la situation commune où la nature l’avait placé, elle a du fait de ce travail quelque chose qui exclut le Droit des autres hommes. En effet, ce travail étant la propriété indiscutable de celui qui l’a exécuté, nul autre que lui ne peut avoir de Droit sur ce qui lui est associé. » John Locke
Vouloir supprimer la propriété, c’est donc vouloir supprimer — plus ou moins fortement – le droit, pour chaque individu, pauvre ou riche, d’être son propre maître, et de construire sa vie comme il l’entend, avec ce qu’il a légitimement acquis par son travail, par ses actions. Les conséquences négatives du scénario « posséder c’est dépasser » sont donc beaucoup plus sombres qu’il n’est indiqué : il n’est pas simplement triste, c’est surtout un scénario qui mène très facilement à la négation de l’individu et de ses droits, et donc à une sorte d’effrayant collectivisme écologico-collaborativo-numérique. De ce fait, il fait l’impasse sur ce qui reste à penser : comment intégrer la prise en compte de la raréfaction des ressources dans un système économique et politique sans nuire à la liberté individuelle, et à la création de richesses ? Comment éviter le rationnement mondial par tête de pipe (qui reviendrait à partager le gâteau sans se demander comment le produire) ? Comment imaginer que le « partage » supprime la possession, alors qu’il ne fait que reporter la propriété de l’objet vers l’usage ? Faut-il redéfinir la solidarité, en incluant ces évolutions ?
Pour finir, nous autres humains nous nous approprions les choses pour les connaitre, et les utiliser. Faut-il considérer que cela aussi est dépassé ? Devra-t-on dans ce scénario oublier, en plus de nos droits les plus élémentaires, notre capacité à connaitre, comprendre, aimer ?
Comme cette confusion ne saurait être le fait d’un manque d’attention, elle ne peut qu’être le fait d’une prise de position : très bien, c’est le principe même d’un scénario prospectif ! Proposer un scénario extrémisé pour secouer le cocotier. Mais il faut dans ce cas mettre de vrais contre-arguments pour creuser les implications du sujet dans toutes ses ramifications. Dans ce cas précis, je crois que les conséquences négatives sont très sous-estimées.
A nouveau, je n’ai rien contre la FING et l’excellent travail qu’elle réalise. Je crois que ce biais dans le scénario est un biais de notre époque, car je retrouve cette idéologie dans mes échanges avec mes collègues, en société.
L’Occident est-il à ce point en difficulté qu’il en vient presque à oublier l’un de ses piliers fondateurs, la notion de personne juridique, d’individu ? Oui : il faut partager. Mais nous le faisons déjà énormément ! Oui, il faut penser la transition vers un monde de rareté des ressources. Mais ne bradons pas nos valeurs au passage : vouloir penser tout cela en oubliant la notion d’individu, de droit individuel, serait à mon sens une impasse.
Il faut avoir le courage de maintenir les tensions intellectuelles. La notion d’individu est en tension avec la notion de collectif, de société. Mais c’est toute la force et la magie émancipatrice de ce concept : une société libre n’est possible qu’au prix de cette tension maintenue et sans cesse repensée.
J’ai reçu hier mon exemplaire de « La Loi« , de Frédéric Bastiat. Bien entendu, je n’ai pas pu résister, et j’ai commencé à le lire. Je vous en donne quelques extraits ici, pour vous donner envie d’aller le lire…
J’ai retrouvé avec exaltation, et un plaisir intense, la langue pure et belle de Bastiat, sa manière de rigoureusement exprimer les idées. Sa verve aussi, car c’est réellement un grand écrivain. Comme ce livre est disponible en intégralité sur le net, j’ai pu aller vous chercher deux extraits lus hier soir. En guise d’amuse-gueule…
L’homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation perpétuelle, c’est-à -dire par une perpétuelle application de ses facultés sur les choses, ou par le travail. De là la Propriété.
Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s’assimilant, en s’appropriant le produit des facultés de son semblable. De là la Spoliation.
Or, le travail étant en lui-même une peine, et l’homme étant naturellement porté à fuir la peine, il s’ensuit, l’histoire est là pour le prouver, que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut; elle prévaut sans que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l’empêcher.
Quand donc s’arrête la spoliation ? Quand elle devient plus onéreuse, plus dangereuse que le travail.
Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d’opposer le puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance ; qu’elle devrait prendre parti pour la propriété contre la Spoliation.
Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d’opposer le puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance ; qu’elle devrait prendre parti pour la propriété contre la Spoliation
Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe d’hommes. Et la Loi n’existant point sans sanction, sans l’appui d’une force prépondérante, il ne se peut pas qu’elle ne mette en définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent.
Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous avons constaté dans le coeur de l’homme, explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On conçoit comment, au lieu d’être un frein à l’injustice, elle devient un instrument et le plus invincible instrument d’injustice. On conçoit que, selon la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par l’esclavage, la Liberté par l’oppression, la Propriété par la spoliation.
Il est dans la nature des hommes de réagir contre l’iniquité dont ils sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le degré de lumière où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits politiques : ou elles veulent faire cesser la spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part.
Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n’y règne à quelque degré ; mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées, c’est qu’elles soient respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la Loi, deux malheurs aussi grands l’un que l’autre et entre lesquels il est difficile de choisir.
Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi et Justice, c’est tout un, dans l’esprit des masses. Nous avons tous une forte disposition à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu’il y en a beaucoup qui font découler faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences. L’esclavage, la restriction, le monopole trouvent des défenseurs non seulement dans ceux qui en profitent, mais encore dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la moralité de ces institutions. « Vous êtes, dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des lois ; vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. » Faites-vous un cours de morale, ou d’économie politique ?
Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des Etats-Unis d’Amérique, entendent par le mot de liberté.
C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération.
Benjamin Constant (1767-1830)
Toute philosophie politique qui n’est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe complètement à côté de son objet et doit par conséquent être rejetée d’emblée comme un verbiage dépourvu de sens pour une théorie de l’action.
Hans Hermann Hoppe(1949 – ) Philosophe et économiste américain