Auteur/autrice : BLOmiG

  • Poisons et antidotes

    Poisons et antidotes

    J’ai eu l’occasion de faire une présentation lors de la dernière journée plénière de la Communauté d’innovation Renault, dont le thème était « Poisons et antidotes de l’innovation ». Les échanges ont été super intéressants, et je voulais partager ici les éléments que j’avais apporté à  la discussion, via une présentation intitulée « Du poison ? Avec modération ! ».

    Toxicologie

    Une plongée dans l’univers des poisons et antidotes permet de dégager quelques vérités importantes :

      • Pas de vie sans poisons : il y a des poisons partout dans l’environnement (champignons et plantes toxiques, animaux venimeux, etc..), et il y aussi dans le corps humain de la sécrétion de poisons, et des organes de régulation permettant de les stocker, évacuer, détruire. Tout organisme vivant est soumis à  des poisons et antidotes, externes et internes en permanence. Loin de notre imaginaire du poison issue des contes de fée, où le poison est concocté par un(e) méchant(e) empoisonneur(euse). Le foie dit plus sur notre rapport au poison que la sorcière de Blanche-neige.

    • C’est la dose qui fait le poison: attribué à  Paracelse, mais certainement connue des humains depuis bien plus longtemps, cette vérité toute simple est très importante. Poison ou antidote, ce n’est pas une question de nature, mais une question de quantité. Toute substance toxique l’est en raison bien sûr de sa composition (qui créé des interactions plus ou moins importantes avec l’organisme qui l’ingère ou est mis en contact), mais aussi et surtout par sa quantité. Tout produit toxique, ingéré en quantité inférieur à  certains seuils, n’est pas toxique. Une grande quantité de produits, dosés correctement, sont des antidotes, et peuvent devenir en quantité plus importantes, de véritables poisons. Il suffit de penser aux médicaments pour s’en convaincre. Jean de Kervasdoué, dans son livre « Les prêcheurs de l’Apocalypse » avait très bien expliqué cela. Ce point est très impactant, prenez le temps d’y réfléchir. Quelque chose qui est associé dans notre esprit à  une qualité, et qui se trouve être principalement une question de quantité, cela force à  un peu de gymnastique mentale.
    • Un point apporté à  notre connaissance par le philosophe Dominique Christian et qui rejoint cela : le mot grec pharmakos, désignait à  l’origine la victime expiatoire d’un rite sacrificiel, mais aussi… le poison… et l’antidote !

    Vertus

    Compte-tenu des quelques vérités sur les poisons et antidotes, j’ai trouvé utile d’aller chercher deux éléments chez les grecs :

    • puisqu’il est question de dosage et de mesure, cela permet de faire appel très directement à  deux des quatre vertus cardinales : la prudence et la tempérance. Je vous en donne ici la définition, et l’on peut voir à  quel point l’histoire du bon dosage des poisons et antidotes peut être facilitée par ces vertus.

      La prudence est la sagesse qui dispose la raison pratique à  discerner, en toutes circonstances, le véritable bien et à  choisir les justes moyens de l’accomplir.

      La tempérance assure la maîtrise de la volonté sur les instincts et maintient les désirs dans les limites de l’honnêteté, procurant ainsi l’équilibre dans l’usage des biens.

    • Puisque l’organisme contient lui-même des sources de poisons, et d’antidotes, la question devient assez proche, dans l’idée, du traitement du mal dans le récit mythologique du combat entre Typhon et Zeus (déjà  évoqué ici). Le mythe de la création du cosmos, fascinant, se conclut par un formidable combat entre Zeus (qui veut installer l’ordre, et la justice) et Typhon (qui est le symbole du désordre, du chaos et de la violence, mais aussi du temps, de la génération). La fin est magnifique : Zeus triomphe de l’horrible Typhon, mais Gaia — la première déesse, et mère de ce dernier — insiste pour que Typhon ne soit pas tué, mais enfermé sous Terre. Parce que si l’harmonie triomphait, le cosmos sans le temps, le chaos, le déséquilibre ne serait rapidement plus rien d’autre qu’un univers immobile, figé, sans mouvement. Il en est de même pour des organisations qui voudraient se débarrasser complètement des poisons. Il s’agit bien plutôt de prévoir les bons organes de régulations.

    Poisons et antidotes

    Voici pour finir une liste – non exhaustive, c’est évident – de quelques poisons & antidotes. J’essaye de les décrire en restant dans ce que nous a apporté la toxicologie, c’est-à -dire en prenant en compte le fait qu’il est plus question de bon dosage, que d’une opposition entre des choses qui seraient des poisons par nature, et d’autres des antidotes.

    Culte du héros & storytelling

    Le mythe du héros salvateur est certainement un poison. Il fait oublier un peu vite que le nombre de projets innovants ayant réussis portés par une seule personne est probablement … nul ! Un projet, une innovation, c’est toujours des collaborations, des échanges, des compétences variées. Alors, question de mesure : Steve Jobs ou Musk sont réellement des gens admirables, mais il n’y a aucune raison pour les idéaliser. Il est plus utile de les comprendre, et de voir de quelle manière ils servent leurs projets en les incarnant et en les personnifiant. Il faut bien raconter des histoires pour embarquer les autres. Steve Jobs était un formidable raconteur.

    Idéologie & utopie

    L’idéologie et l’utopie sont utiles pour modéliser les choses, mais elles peuvent être de véritables poisons si elle empêchent de voir, et de se confronter au réel. Je suis parfois sidéré par le nombre de gens qui baignent en plein idéologie, et sont capables de penser complètement hors du réel, quitte à  nier certaines réalité. Voir le réel, premier antidote à  la connerie idéologique.

    Soumission au politique

    C’est presque la suite logique du point précédent, tant le monde politique nage en pleine idéologie. Il convient, pour toute personne qui tient l’activité humaine collective pour quelque chose de noble, de se méfier de l’agenda et des priorités des politiciens. Un exemple, celui de l’image : la main-mise du monde politique sur l’émission de monnaie, et sur la dette de nos sociétés, sont de véritables scandales. Il y a probablement une véritable bulle de projets qui ont trouvé un financement uniquement par l’afflux massif de liquidités. L’antidote consiste à  continuer à  se concentrer sur des projets avec des vrais clients.

    Sinistrose & apocalypse

    J’aime beaucoup la science-fiction, mais il faut reconnaître qu’elle est la plupart du temps très dystopique. Et elle alimente de ce fait un imaginaire très sinistre, pessimiste, de fin du monde. D’apocalypse. L’antidote consiste, envers et contre tous, à  regarder le réel, et à  assumer que celui-ci envoie aussi des messages qui permettent d’espérer que le progrès reste possible. Attention : ce type d’attitude est mal vu, tant il est aisé et bien vu d’être un prêcheur d’apocalypse.

    Ennui & désengagement

    A force de naviguer en pleine idéologie, et en alimentant tout cela avec de la dystopie, il est logique que le poison de l’ennui et du désengagement finisse par s’imposer. Je ne connais que deux antidotes radicaux à  cela : la science et la philosophie. L’une et l’autre parlent du réel, utilisent le doute, et favorisent un étonnement salvateur. L’image que j’ai choisi illustre un des derniers sujets que je suis allé découvrir en physique : la découverte du Boson de Higgs grâce au LHC (accélérateur géant de particules). C’est une si formidable aventure humaine, de découverte, d’expériences et de théories, qu’il me parait impossible de prendre connaissance de cela sans en sortir convaincu de deux choses : les humains sont capables de choses formidables, et la nature est incroyable de complexité et de mystère. Sources d’émerveillement.

  • Science étonnante

    Science étonnante

    Quand on aime, on partage ! Je ne résiste pas au plaisir de faire connaitre l’excellente chaine Youtube Science Etonnante. Elle a été créée et est animée par David Louapre, physicien et super vulgarisateur scientifique. Le nom est très bien choisi je trouve : au coeur de mon goût pour la science et la philosophie, il y a cet étonnement, et cette capacité à  douter, que l’on peut sentir dans toutes ces vidéos. Pour découvrir, je vous partage celle sur le jeu de la vie, mais surtout allez faire un tour vous balader dans les autres.

  • Bonnes vibrations

    Bonnes vibrations

    J’ai eu le grand plaisir et la chance d’assister à  une conférence d’Albéric Tellier, en septembre. Cette conférence était organisée par le Cercle de l’Innovation Managériale, dont je fais partie comme contributeur ponctuel, et toujours intéressé.

    Albéric Tellier, passionné de musique et d’innovation

    Ce professeur de Management nous a présenté son dernier ouvrage, « Bonnes vibrations » (sous-titré : quand les disques mythiques nous éclairent sur les défis de l’innovation). Albéric Tellier est un orateur hors-pair, pédagogue, limpide, passionné et passionnant, et l’idée de son livre est géniale : mêlant ses deux passions, les sciences de gestion et la musique, il a choisi dans l’histoire de la musique des disques qui ont marqué leur époque, et en a éclairé la genèse, l’histoire, les acteurs, etc.. Tout disque, après tout, n’est qu’un projet d’innovation presque comme un autre, si ce n’est que le marché est encore plus incertain, et la part de créativité nécessaire encore plus importante. L’auteur y aborde différents plans, avec différents exemples de disques sur chaque plan : acteurs, projets, organisations, stratégies, environnements.

    Mine d’or de sciences de gestion et de musiques

    J’ai mis un peu plus de temps que prévu à  le lire : chaque court chapitre étant consacré à  un album, il est difficile, voire impossible, de ne pas se le mettre dans le casque pendant la lecture. Du coup, forcément, on se prend à  écouter de la musique, ce qui ralentit la lecture pour les monotâches comme moi. J’ai découvert, d’ailleurs, plein de groupes que je ne connaissais pas du tout – ou que j’ai redécouvert -, et qui sont venus enrichir ma playlist (XTC, The Zombies, par exemple) !
    Le livre est à  l’image de la conférence : passionnant. Et au juste niveau de vulgarisation, qui décidément est un art. Et qu’Albéric Tellier maîtrise, en bon professeur, à  la perfection. Plutôt que de long discours, et comme il y a une série de vidéos sur Youtube, proposée par XerfiCanal, j’en mets une en exemple, ce qui vous permettra de découvrir l’auteur « en chair et en os », et une des histoires qui m’a marquée dans sa conférence : celle de l’album What’s Going On, de Marvin Gaye.


  • Grains de philo

    Grains de philo

    C’est grâce à  Max (mille mercis) que j’ai découvert Monsieur Phi, professeur de philosophie et Youtuber de talent. J’avoue avoir été happé par ses vidéos super dynamiques, précises, drôles, passionnantes, érudites sans être démonstratives. Et je ne résiste donc pas au plaisir de partager ces petits bijoux, d’utilité publique. J’en ai déjà  regardé une bonne dizaine et elles sont toutes superbes. Je partage les deux qui concernent Adam Smith, et son paradoxe de la veste de laine, mais celles sur la philo, sur l’identité, sur le dualisme, sur le principe de Condorcet sont tout aussi percutantes. A consommer sans modération.

    J’avais trouvé dans Bastiat la même idée (probablement tirée d’Adam Smith, d’ailleurs), et une autre qui est dans la continuité, celle de l’utilité onéreuse qui devient graduellement de l’utilité gratuite. Mais c’est une autre discussion. Foncez découvrir les vidéos de Monsieur Phi : c’est du plaisir utile !

  • L’enracinement

    L’enracinement

    C’ est un livre formidable dont je vais faire la recension aujourd’hui. Il s’agit de « L’enracinement« , de Simone Weil. Albert Camus avait dit (c’est lui qui avait fait publier l’ouvrage de manière posthume) qu’il était « l’un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation. […] Ce livre austère, d’une audace parfois terrible, impitoyable et en même temps admirablement mesuré, d’un christianisme authentique et très pur, est une leçon souvent amère, mais d’une rare élévation de pensée. »

    Livre indispensable

    C’est grâce à  un « discuteur » de ce blog, avec qui j’ai noué des liens à  la fois professionnels et d’amitié, Quentin, que j’ai découvert cet auteur. Je l’en remercie très vivement. La pensée de Simone Weil est indispensable. Et il est tout aussi indispensable d’aller regarder un peu son parcours, si étonnant, et si courageux. Engagée auprès du peuple, des ouvriers, auprès des opposants à  Franco pendant la Guerre d’Espagne, puis à  Londres pendant la guerre, toujours fidèle à  sa quête spirituelle, mystique, elle est morte dans un sanatorium anglais en 1943.
    Comme pour G. K. Chesterton, je poste cet article avant d’avoir terminé la lecture, tant il m’apparaît évident qu’il faut lire ce livre. La structure en est simple : une première partie partie décrit les besoins de l’âme, puis elle décrit divers types de déracinements, pour enfin arriver sur l’enracinement. Qu’est-ce que l’enracinement ? La définition générale est donnée au début de la seconde partie :
    L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à  définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à  l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à -dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

    Les besoins de l’âme

    Les deux parties les plus copieuses, la deuxième et la troisième, sont pleines de choses variées, riches, profondes, déconnantes parfois, mais toujours animées par un sincère besoin de chercher et trouver la vérité. Il y a dedans quelques pages magnifiques sur la condition des ouvriers, sur la nature du travail, sur la France. Vraiment une mine d’or. J’avoue avoir encore préféré la première partie, lumineuse, et où l’on peut lire l’influence de son maître Alain : des petits textes très courts, très ciselés, et qui disent beaucoup en peu de mots. Voici le passage qui introduit ces différents petits textes, chacun dédiés à  un besoin de l’âme :
    La première étude à  faire est celle des besoins qui sont à  la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir.
    Il ne faut jamais les confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut aussi discerner l’essentiel et l’accidentel. L’homme a besoin, non de riz ou de pomme de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l’âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut aussi distinguer des nourritures de l’âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l’illusion d’en tenir lieu.

    Voici la liste des « besoins de l’âme » identifiés par Simone Weil : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, la châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité. Tous ces petits chapitres sont des bijoux. Sa seule faiblesse, mais c’est aussi le risque qu’elle prend, est de vouloir préciser le détail de ce que devrait être selon elle l’ordre juste des choses. Parfois elle tape juste, parfois non.
    Je ne peux que recommander très chaudement la lecture de ce livre atypique, écrit par un personnage atypique, jeune, incandescent.
    Je laisse la parole avec un exemple du style si particulier de Simone Weil, à  propos de l’égalité :

    L’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les moeurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à  tout être humain, parce que le respect est dû à  l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.

  • Illibéralisme ?

    Illibéralisme ?

    Le dernier numéro de l’Incorrect est probablement le meilleur depuis le début. Il tape très fort en mettant l’accent sur ce qui se passe dans les pays de l’Est, et avec des interviews d’Eric Zemmour et Boualem Sansal. Et il m’a bousculé : dès l’édito de Jacques de Guillebon, La muselière, apparaît le mot illibéralisme. C’est un point de controverse récurrent avec mes amis de L’Incorrect : je suis le libéral de la bande, et ils n’entendent pas la liberté comme je l’entends.

    Bien sûr, il ne s’agit pas d’un tic de langage. Il s’agit d’un des thèmes mis en avant par Viktor Orban dans ses discours. Dire qu’il a théorisé l’illibéralisme, c’est tout de même un peu fort ; disons qu’il utilise le terme, et qu’il y a un mis un contenu. Le numéro du magazine m’a donc bousculé, énervé, et finalement m’a forcé à  réfléchir. Ce qui est le meilleur compliment que je puisse faire à  l’équipe de rédaction.

    Le libéralisme, bouc émissaire ?

    Raymond Boudon utilise également le terme illibéralisme pour désigner « cette théorie latente, souvent présente à  l’état semi-conscient, selon laquelle toute relation sociale conflictuelle serait un jeu à  somme nulle. Ce prisme d’analyse, très couramment utilisé, ignore qu’une possible coopération se cache derrière tout conflit […]». Rien à  voir, ou pas grand-chose avec ce dont il est question ici.

    Les opposants affichés au libéralisme font une sorte de gloubiboulga pour mettre sur le dos du libéralisme, tour à  tour : le consumérisme, la marchandisation du corps humain, l’abandon des frontières, Le libéralisme est devenu le bouc-émissaire idéologique par excellence.la perte d’identité. Et pourquoi pas la destruction de la planète, pendant qu’on y est ? Quelle boutade ! C’est la logique du bouc-émissaire, si bien décrite par René Girard : le libéralisme est devenu le bouc-émissaire idéologique par excellence. Comme l’avait bien décrit Christian Morel : quand il y a un problème, soit on cherche un coupable, le bouc émissaire, que l’on sacrifie pour exorciser le mal, soit on se comporte de manière rationnelle, et on cherche la manière de modifier nos modes de fonctionnements pour que le problème ne se pose pas à  nouveau dans quelques temps.

    Il est probablement commode de choisir le libéralisme comme bouc-émissaire. C’est surtout commode quand on vit dans une société dont le mode d’organisation, pacifique, ouvert, tolérant, libre, avec une égalité des citoyens devant la loi, doit à  peu près tout au libéralisme, et permet de dire à  peu près tout et n’importe quoi. Mais scier la branche sur laquelle on est assis n’a jamais constitué une manière adéquate de se comporter. Par ailleurs, choisir le libéralisme comme bouc-émissaire, c’est lui donner un caractère sacré, presque divin, qui n’est absolument pas juste intellectuellement. S’il y a une pensée rationnelle, peu idéologique, c’est bien le libéralisme. Sa vertu et sa cohérence doit probablement attiser des jalousies.

    Quelle est la fonction du bouc émissaire ? Celle d’expier les fautes pour le groupe, et de stopper la propagation de la violence. Ne sous-estimons pas les faits : le besoin et la recherche de bouc émissaire correspond à  une période sociale difficile, violente. Quelle est cette violence qui nécessite un bouc émissaire idéologique ? La vraie violence de la société d’abord, bien sûr. Les attentats. Le désarroi idéologique aussi, il me semble. Dans un époque où la vérité devient si difficile à  dire et à  discuter, où l’esprit rationnel et critique est si peu présent dans la société, il est probable que cette logique de victime expiatoire soit naturelle. Naturelle, mais dangereuse, car elle entretient une forme d’illusion de réglage des problèmes. On ne règle rien par la violence, et surtout pas dans la logique de bouc émissaire.

    Mais ça ne prend pas : intellectuellement, tout cela est du pipeau. Comment expliquer qu’il y a trop de libéralisme, dans un pays où l’état est omniprésent ? La libéralisme, c’est le respect de l’ordre spontané, la cattalaxie. La libéralisme, c’est la subsidiarité. Il n’y a pas grand chose dans la France de 2018 qui ressorte d’un excès de libéralisme.

    Est-on illibéral parce qu’on veut affirmer l’identité culturelle et historique de son pays ? Je ne crois pas, d’autant plus que notre identité culturelle est profondément occidentale et libérale.

    Les marxistes ont gagné ?

    Les marxistes ont réussi leur tour de force sémantique et idéologique : tout le monde, de l’extrême gauche à  l’extrême droite, rejette le libéralisme. La plupart du temps sans savoir ce que c’est. Mais la guerre idéologique est sur ce point, gagnée. Il est de bon ton, pour être audible, de cracher sur le libéralisme.

    Les vrais combats

    L’ennemi, on l’aura compris, n’est pas le libéralisme. Quel est-il ? Il y a, à  mon sens, deux choses qu’il s’agit de combattre, et qui ressortent d’un même trait, à  savoir une tendance à  l’excès : un excès d’ouverture à  des moeurs et éléments venant d’autres civilisations, et un excès dans l’expansion des droits à , qui est un trait de notre propre culture démocratique.

    Excès de tolérance

    Pour faire vite, par excès de tolérance à  la différence et dans une forme écoeurante de relativisme moral, nous avons laissé en France se développer des moeurs, et des modes de fonctionnement qui ne sont pas compatibles avec les valeurs occidentales. Les zones de non-droit, le communautarisme, la mise sous coupe réglée d’une partie de la communauté musulmane par les islamistes sont quelques exemples. Ces incompatibilités, ces différences, sont toujours au fond liées à  des différences de civilisations, donc de religion.
    En laissant se développer l’islam radical, par aveuglement anticlérical conduisant à  nier le fait religieux, on a provoqué un retour vers l’expression politique du fait religieux. Le christianisme doit-il s’engouffrer là -dedans ? Notre excès de tolérance nous a conduit à  tolérer des moeurs inacceptablesLes politiciens conservateurs, ou simplement amoureux de leur pays, doivent-ils nécessairement porter le drapeau d’une religion dans leurs combats politique ? Je ne le crois pas. Le christianisme, qui a inventé la laïcité, se perdrait dans ce jeu de dupes.
    C’est aux politiciens de lutter contre l’idéologie islamique, pas aux religieux. Ce faisant les catholiques et autres chrétiens tombent dans le piège redoutable d’accréditer l’idée selon laquelle l’islam serait une religion, au même titre que le christianisme. Ce qui est faux. Le christianisme est sécularisé. Le christianisme ne prône pas la guerre mais l’exemplarité, par la vertu. Sur les liens, entre politique, conservatisme et religions, je ne résiste pas à  citer un passage d’Hayek, grand philosophe, issu d’un article, « Why i am not conservative« , où il explique que le terme « libéral » a déjà  été tellement abîmé par la gauche qu’il hésite à  se dire encore « libéral ».
    Il y a cependant un aspect qui justifie de dire que le libéral occupe une position à  mi-chemin entre le socialiste et le conservateur: il est aussi éloigné du rationalisme brut du socialiste qui veut reconstruire toutes les institutions sociales selon un modèle prescrit par sa raison individuelle, que du mysticisme auquel le conservateur doit si souvent recourir. Ce que j’ai décrit comme la position libérale partage avec le conservatisme une méfiance envers la raison dans la mesure où le libéral est très conscient du fait que nous ne connaissons pas toutes les réponses, et qu’il n’est pas sûr que les réponses qu’il a sont certainement les bonnes ou même que nous pouvons trouver toutes les réponses. Il ne refuse pas non plus de demander de l’aide à  des institutions ou des habitudes non rationnelles qui ont fait leurs preuves. Le libéral se distingue du conservateur par sa volonté de faire face à  cette ignorance et d’admettre à  quel point nous savons peu de choses, sans revendiquer l’autorité de sources de connaissances surnaturelles là  où sa raison lui manque. Il faut bien admettre que, sous certains aspects, le libéral est fondamentalement un sceptique – mais avec suffisamment de modestie pour laisser les autres chercher leur bonheur à  leur manière et pour adhérer systématiquement à  cette tolérance qui est une caractéristique essentielle du libéralisme.

    Il n’y a aucune raison pour que ce besoin signifie une absence de croyance religieuse de la part des libéraux. À la différence du rationalisme de la Révolution française, le libéralisme vrai n’a rien contre la religion, et je ne peux que déplorer l’anticléricalisme militant et essentiellement illibéral qui animait le libéralisme continental du XIXe siècle. Le fait que cela n’est pas essentiel dans le libéralisme est clairement démontré par ses ancêtres anglais, les Old Whigs, qui, au contraire, étaient bien trop étroitement liés à  une croyance religieuse particulière. Ici, ce qui distingue le libéral du conservateur, c’est que, aussi profondes que soient ses croyances spirituelles, il ne se considérera jamais comme ayant le droit de les imposer aux autres et que, pour lui, le spirituel et le temporel sont des sphères différentes qui ne doivent pas être confondues.
    Notre excès de tolérance nous a conduit à  tolérer des moeurs inacceptables, à  commencer par la place de la femme dans l’islam, et par le rejet de la liberté de croyance, et de la laïcité. Rien de tout cela n’est attribuable au libéralisme.

    Expansion infinie des « droits à  … »

    Pierre Manent en a très bien parlé dans son dernier ouvrage. Notre culture démocratique nous a conduit à  accroître sans cesse l’exigence de nouveaux droits, qui dépassent maintenant largement les droits naturels qui avaient été explicités par les différents textes des révolutions libérales. Cet excès, interne à  l’Occident, et non plus externe, doit évidemment être combattu avec force. Je crois que c’est une partie de la discussion. Les dérives eugénistes, GPA, et autres délires transhumanistes, n’ont pas tellement de rapport avec le libéralisme, mais plutôt avec un manque d’éducation, de barrières morales délimitant le bien et le mal. Pas grand-chose à  voir avec le libéralisme.

    Il est tout de même piquant que ces deux choses (excès de tolérance, extension infinie des droits), que je crois lire dans les critiques du libéralisme, soient des excès ; alors que le libéralisme est une philosophie qui justement a pensé les limites que l’on devait poser au pouvoir et à  la liberté pour que la société soit juste. Le libéralisme est une pensée de la modération et de la régulation ; lui attribuer des excès est tout de même bien paradoxal, voire franchement ridicule.

    Libéral-conservatisme

    Combattre ces deux excès – excès de tolérance à  la différence, et excès d’extension des droits – doit être notre combat. Et si la cible est une partie de nos élites, alors critiquons les pour de vraies raisons… les tenants d’une Europe qui nierait l’identité des peuples ne pèchent pas par libéralisme, ils pèchent par manque d’enracinement dans leur propre histoire. C’est probablement une forme d’universalisme un peu abstrait et niant les particularismes que l’on pourrait leur reprocher, certainement pas leur libéralisme.

    Illibéralisme ou conservatisme ?

    Le petit encart de Benoît Dumoulin (p 58) pose très bien le débat. En gros, l’illibéralisme n’est pas opposé aux valeurs fondamentales du libéralisme, mais est simplement la forme actuelle « la plus aboutie du conservatisme ». Et l’on retombe sur l’éternel problème de la droite, qui décidément ne veut pas comprendre qu’elle doit être capable de faire la synthèse entre libéralisme et conservatisme, non pas de continuer à  opposer les deux.

    Il n’y a, à  mon sens, aucune incohérence dans une position politique libérale-conservatrice. Continuer à  opposer les deux, c’est manquer ce qui permettrait d’unifier, justement, la droite. Et le grand paradoxe de ce numéro de l’incorrect, c’est que Chantal Delsol, toujours passionnante, et connue pour son positionnement libéral-conservateur, rentre dans ce credo « illibéral », au lieu de nous aider à  articuler les deux, et d’être ainsi la cheville ouvrière de l’union des droites.

    La tolérance et les droits naturels sont au coeur de la pensée libérale. Il suffit pour cela de relire cette très belle phrase du préambule de la Déclaration d’indépendance américaine :

    Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.

    C’est l’excès de tolérance dont nous avons collectivement fait preuve qui fait du libéralisme une cible. Mais ni la tolérance, ni la liberté, ne doivent devenir nos ennemis. Ce sont de belles choses. Battons-nous contre ce qui n’est pas tolérable (y compris la tolérance à  l’intolérable), et n’unissons pas nos cris à  ceux qui ne visent qu’une forme ou une autre d’asservissement.

    Il appartient aux intellectuels de droite ou de gauche, de France et de Navarre, d’articuler tout cela et de penser les tensions et les paradoxes : l’universel et le particulier, la tolérance et l’identité, la liberté et l’égalité.

    L’illibéralisme n’est pas le bon outil conceptuel. Qu’Orban soit un allié potentiel pour réinventer une Europe qui assume son identité, c’est une chose. Cela ne fait pas de l’illibéralisme, mot niant la liberté, un idéal intéressant.