CatĂ©gorie : 📚 Livres

  • L’Ă©trange dĂ©faite

    L’Ă©trange dĂ©faite

    Marc Bloch est un historien français de renommĂ©e, ancien combattant de la premiĂšre guerre mondiale, et combattant volontaire lors de la seconde, rĂ©sistant, mort sous les balles de la Gestapo, aprĂšs avoir Ă©tĂ© capturĂ© et torturĂ©. En 1940 (de juin à  septembre), il Ă©crit un livre remarquable, L’Ă©trange DĂ©faite, qui ne sera publiĂ© qu’aprĂšs sa mort, en 1946. Dans ce livre, il se prĂ©sente comme un tĂ©moin de l’intĂ©rieur (puisqu’il combat dans l’armĂ©e française, oĂč il exerce des responsabilitĂ©s comme Responsable des Carburants, et il analyse la dĂ©faite. Il en dĂ©crit les ressorts opĂ©rationnels, et cherche, au-delà  des raisons militaires, à  en comprendre les causes. J’ai lu ce livre parce qu’il Ă©tait plus que vivement recommandĂ© par Pierre Mari, dans son essai En pays dĂ©fait. Ce qu’il disait de l’analyse de Bloch rĂ©sonnait avec ma passion pour la vĂ©ritĂ© et pour le rĂ©el.

    Défaite militaire

    La dĂ©faite dont parle Bloch, c’est bien sĂ»r la dĂ©faite militaire de la France contre l’Allemagne, au dĂ©but de la seconde guerre mondiale. En quelques mois, les Allemands dĂ©foncent littĂ©ralement les dĂ©fenses de leurs adversaires sur le front de l’Ouest. La dĂ©faite est intellectuelle et stratĂ©gique :
    Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulĂšrent, ont menĂ© nos armĂ©es au dĂ©sastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-ĂȘtre là  ce qu’il y a eu en lui de plus grave. On peut, je crois, prĂ©ciser encore davantage. Un trait, entre tous dĂ©cisif, oppose la civilisation contemporaine à  celles qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©e : depuis le dĂ©but du XXe siĂšcle, la notion de distance a radicalement changĂ© de valeur. La mĂ©tamorphose s’est produite, à  peu prĂšs, dans l’espace d’une gĂ©nĂ©ration et, si rapide qu’elle ait Ă©tĂ©, elle s’est trop bien inscrite, progressivement, dans nos moeurs, pour que l’habitude n’ait pas rĂ©ussi à  en masquer, quelque peu, le caractĂšre rĂ©volutionnaire. (…) Cette guerre accĂ©lĂ©rĂ©e, il lui fallait, naturellement, son matĂ©riel. Les Allemands se l’étaient donnĂ©. La France non, ou, du moins, pas en suffisance.
    Les français, pour la plupart, n’avaient pas pris la mesure du changement complet d’approche des Allemands. Voilà  la raison de l’Ă©trange dĂ©faite.

    En un mot, parce que nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940

    Marc Bloch dĂ©crit aussi trĂšs bien comment, de maniĂšre tactique, la bureaucratie, l’absence de communication entre services, les petits intĂ©rĂȘts personnels ont pu rendre presqu’impossible le combat des troupes françaises. Mais il a raison : cette dĂ©faite tactique n’est que la consĂ©quence de la dĂ©faite intellectuelle et stratĂ©gique.

    Défaite des élites

    Marc Bloch cherche ensuite à  comprendre d’oĂč vient cette dĂ©faite intellectuelle, qui ne peut Ă©videmment se rĂ©sumer à  une dĂ©faite militaire. Il analyse ce qui, dans la sociĂ©tĂ© française, a pu gĂ©nĂ©rer un tel dĂ©calage entre les Allemands et les Français. Son analyse me semble trĂšs juste. Il y dĂ©crit à  merveille une sociĂ©tĂ© oĂč les dĂ©bats sont peu à  peu devenus paresseux, avec des intellectuels qui patiemment ont dĂ©truit l’idĂ©e de progrĂšs, avec des journalistes que le rĂ©el n’intĂ©resse que peu. Il critique sĂ©vĂšrement aussi l’Education nationale qui n’a pas apprĂ©hendĂ© l’enjeu majeur, au-delà  de l’instruction, d’apprendre aux enfants le goĂ»t de l’observation, de l’autonomie dans la pensĂ©e critique. En lisant cette partie, comme en lisant l’essai de Pierre Mari, la rage froide revient : car ces constats si intelligemment faits, en 1940, sont toujours d’actualitĂ©. Rien ou presque, n’a Ă©tĂ© fait. Que de temps perdu ! Oui : on peut en vouloir aux Ă©lites.

    Que l’on regarde la sĂ©quence de la crise du COVID, et les effets de manche actuels du gouvernement. Un peu de recul historique montre que la rĂ©action actuelle de nos Ă©lites est à  la fois grotesque – dictĂ©e par les (en)jeux de communication – et dramatique – toujours plus d’Ă©tatisme, toujours plus d’argent balancĂ© à  droite à  gauche. Aucune analyse des erreurs, ou marge d’amĂ©lioration. La com’, la com’, la com’.

    A lire d’urgence

    Au-delà  de l’analyse incroyable, il faut se jeter sur cet essai : il est Ă©crit dans un français admirable (j’en ai gardĂ© plein de citations), et de toute Ă©vidence Marc Bloch Ă©tait un penseur d’une grande finesse, en plus d’ĂȘtre un homme d’un grand courage. On lit par ailleurs dans son texte, de maniĂšre explicite, un patriotisme fervent, sincĂšre et direct que l’on aimerait pouvoir retrouver dans nos Ă©lites actuelles. Je vois un peu d’espoir à  certains endroits (par exemple, ou encore), mais que cela est fragile, et semble lointain, devant l’ampleur des chantiers à  dĂ©marrer.
    Enfin, à  titre personnel, je suis touchĂ© par le livre de Marc Bloch parce qu’il y exprime trĂšs bien le mal français, qui est avant tout de ne pas vouloir/pouvoir se coltiner la rĂ©alitĂ©. L’Ă©pitaphe souhaitĂ© par Bloch dans son testament (qui accompagne mon Ă©dition de l’Etrange dĂ©faite, avec 5 essais variĂ©s, à  lire Ă©galement) est « Dilexit veritatem » (« Il aimait la vĂ©ritĂ©. »).
    Vraiment, pour que s’accomplisse, selon le mot de Renan, aprĂšs une autre dĂ©faite, la rĂ©forme intellectuelle et morale de ce peuple, la premiĂšre chose qu’il lui faudra rapprendre sera le vieil axiome de la logique classique :
    A est A, B est B ; A n’est point B.

    Comme l’Ă©crivait trĂšs bien Chantal Delsol :
    Je veux dire que l’acquisition de la rĂ©alitĂ© se fait dans l’enfance ou ne se fait jamais. La fiertĂ© d’un Ă©ducateur est de façonner des adultes, et non de vieux enfants. Etre adulte consiste à  nommer les choses telles qu’elles sont. C’est pourquoi une Ă©poque idĂ©ologique fabrique un peuple-enfant.

    Quand les français vont-ils se dĂ©cider à  sortir de l’idĂ©ologie permanente, et à  redevenir un peuple d’adultes ?

  • Les traĂźtres

    Les traĂźtres

    Quand je suis arrivĂ© à  Paris, pour faire mes Ă©tudes, je ne m’informais pas beaucoup. J’avais 20 ans, et le monde politique Ă©tait loin de mes prĂ©occupations. Mais j’achetais tous les vendredis, sans faute, Le Figaro pour lire le petit texte d’Ivan Rioufol.

    Depuis toujours, dans le réel

    Il me parlait, et analysait, contrairement à  beaucoup d’autres journalistes, du rĂ©el. Son petit bloc-notes hebdomadaire Ă©tait ma gazette pour savoir ce qui se passait. J’ai par la suite, avec l’arrivĂ©e d’internet et des blogs, mis les mains dans le cambouis en Ă©crivant sur un blog politique et en animant un rĂ©seau de blogueurs politiques (LHC, pour LibertĂ© d’expression, Humanisme, et esprit Critique). Nous avions eu le grand plaisir de l’accueillir, un soir, lors de notre rĂ©union mensuelle de blogueurs. Il Ă©tait venu nous prĂ©senter, dans les locaux que Contribuables AssociĂ©s mettaient gentiment à  notre disposition, son dernier ouvrage.
    Depuis cette Ă©poque je continue de suivre ce que fait et Ă©crit Rioufol. « Aujourd’hui, l’urgence est de sortir du mensonge, de la dĂ©sinformation, de la haine autodestructrice, qui sont devenus les trous noirs de la civilisation occidentale »C’est un intellectuel courageux, et qui a Ă©tĂ© trĂšs souvent en premiĂšre ligne, malgrĂ© les vents contraires. TrĂšs tĂŽt lucide sur la menace que faisait peser l’immigration massive et le multiculturalisme Ă©rigĂ© en modĂšle de sociĂ©tĂ©, sans jamais se dĂ©partir de sa tolĂ©rance, il est Ă©galement proche dans sa ligne libĂ©rale-conservatrice de ce que je peux penser du monde : Ivan Rioufol fait partie des quelques intellectuels qui savent, quand ils parlent de libĂ©ralisme, de quoi ils parlent. Son amitiĂ© avec Alain Laurent n’y est peut ĂȘtre pas pour rien. Ivan Rioufol, sur les sujets de sociĂ©tĂ©, me semble trĂšs proche dans son analyse, des rĂ©flexions proposĂ©es par Bock-CĂŽtĂ© sur le « rĂ©gime diversitaire » qui est devenu notre politiquement correct.

    Retour sur la colĂšre des Gilets jaunes

    Dans son dernier ouvrage, Les traĂźtres (aux Ă©ditions Pierre Guillaume De Roux), Rioufol nous parle du mouvement des Gilets jaunes, qu’il a vu naĂźtre d’un bon oeil, et qu’il a suivi, soutenu, et dont il continue à  se faire volontiers le porte-parole. Le titre, qui dĂ©signe les responsables politiques français, ou les Ă©lites (prises dans le mĂȘme sens que dans l’ouvrage remarquable de Pierre Mari, En pays dĂ©fait) est trĂšs dur. Mais il faut bien reconnaitre qu’il est juste. Ce n’est pas le titre qui est dur, de fait, c’est la rĂ©alitĂ© dans laquelle des annĂ©es de laxisme politique nous ont plongĂ©. La crise du CoVid19 ne fait, malheureusement, que confirmer ce terrible constat : la France est un pays abimĂ©, et dont la culture, le style de vie, les traditions sont volontairement dĂ©faits par les dirigeants. Je ne dirais pas tout avec les mĂȘmes mots que Rioufol, mais je suis d’accord avec ses analyses. J’y retrouve la colĂšre que peut susciter le suivi de l’actualitĂ© française (ce que je fais quotidiennement grĂące à  Twitter et à  de nombreux sites d’infos). Rioufol ne m’a pas appris tant que cela dans ce livre, parce qu’il fait partie de ceux dont je m’alimente rĂ©guliĂšrement : si ce n’est pas votre cas, je vous recommande chaudement la lecture de ce livre qui va droit au but, sans rhĂ©torique, et avec humilitĂ©. Je termine ce modeste billet en laissant le mot de la fin à  Ivan Rioufol :
    Les Gilets jaunes l’ont dĂ©montrĂ© : seule la sociĂ©tĂ© civile est encore capable de se rebeller contre les clercs qui, droite et gauche confondues, persistent à  faire de la France un pays amnĂ©sique et dĂ©culturĂ©, ouvert aux manipulations gĂ©nĂ©tiques et idĂ©ologiques. Les Ăąmes fortes sont les bienvenues. La place prise par l’insignifiance et l’Ă©motion dans les grands dĂ©bats publics laisse voir la paresse qui a envahi les comportements mĂ©diatiques, adeptes de la copie conforme et de l’infantilisation des dĂ©bats. Le monde intellectuel s’est lui-mĂȘme laissĂ© endormir par le conformisme et le manichĂ©isme de l’utopie mondialiste. Il doit se rĂ©veiller. Aujourd’hui, l’urgence est de sortir du mensonge, de la dĂ©sinformation, de la haine autodestructrice, qui sont devenus les trous noirs de la civilisation occidentale, et de la France tout particuliĂšrement. (…) Le combat à  mener est splendide : il a pour objectif de soutenir l’esprit pionnier des Gilets jaunes et de prendre la relĂšve. Elle passe par le rĂ©tablissement de la dĂ©mocratie confisquĂ©e, la redĂ©couverte du patriotisme, le retour à  la libertĂ© de penser, la prise de distance avec l’individualisme. Il s’agit de venir au secours d’une nation maltraitĂ©e par une caste corrompue par l’obsession diversitaire et l’argent des puissants. Parce que ces derniers ont trahi la confiance des plus fragiles, ils sont impardonnables.

  • Le Montespan

    Le Montespan

    « Le Montespan », de Jean TeulĂ©, est un roman historique, qui prend le parti de raconter non pas l’histoire archi-connue de la Marquise de Montespan (1640-1707), favorite de Louis XIV (dont elle aura sept enfants), mais de son infortunĂ© mari, le Montespan, c’est-à -dire Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, Marquis de Monstespan. J’ai retrouvĂ© dans ce roman l’esprit de la superbe BD tirĂ©e d’un autre roman de Jean TeulĂ© (Je, François Villon) : un mĂ©lange de drĂŽlerie, de lĂ©gĂšretĂ©, de violence, d’esprit paillard, avec une grande finesse dans la description des personnages, jamais caricaturĂ©s dans leurs sentiments. Les chapitres du livre sont trĂšs courts, comme de petites saynĂštes (un reste de l’auteur de BD que fut Jean TeulĂ© ?). On pourrait qualifier le style de TeulĂ© de Rabelaisien.
    Vivre l’histoire du Montespan, romancĂ©e par TeulĂ©, c’est dĂ©couvrir un mari amoureux, qui voit sa femme partir à  la Cour et tomber dans les griffes, de maniĂšre consentante, du Roi Soleil. Mais il ne se laisse pas faire. DĂ©jà  moyennement en grĂące, il se retrouve carrĂ©ment en disgrĂące, à  force de provoquer celui qu’il ne faut pas provoquer, entourĂ© de sa cour de flagorneurs.
    La page Wikipedia cite ce passage de « Louis XIV pour les Nuls », qui dit bien la situation :
    Au temps du Roi-Soleil, avoir sa femme dans le lit du monarque Ă©tait pour les nobles une source de privilĂšges inĂ©puisable. Le jour oĂč Louis XIV jeta son dĂ©volu sur Mme de Montespan, chacun, à  Versailles, fĂ©licita le mari de sa bonne fortune. C’était mal connaĂźtre Louis-Henri de Pardaillan, marquis de Montespan
 Gascon fiĂ©vreux et passionnĂ©ment amoureux de son Ă©pouse, Louis-Henri prit trĂšs mal la chose. DĂšs qu’il eut connaissance de son infortune, il orna son carrosse de cornes gigantesques et entreprit de mener une guerre impitoyable contre l’homme qui profanait une union si parfaite. Refusant les honneurs et les prĂ©bendes, indiffĂ©rent aux menaces rĂ©pĂ©tĂ©es, aux procĂšs en tous genres, emprisonnements, ruine ou tentatives d’assassinat, il poursuivit de sa haine l’homme le plus puissant de la planĂšte pour tenter de rĂ©cupĂ©rer sa femme


    Je n’en dis pas plus. TrĂšs bon roman, facile à  lire.
    Et j’ai eu le plaisir de dĂ©couvrir, en Ă©crivant ce modeste billet, le parcours de Jean TeulĂ©. Parcours original, d’une personne qui semble trĂšs sympathique, mystĂ©rieux, touche-à -tout, fuyant les honneurs, mais ne se cachant pas non plus. BD, roman, cinĂ©ma, passionnĂ© d’histoire. Et drĂŽle. Voilà  qui donne envie de dĂ©couvrir d’autres de ses oeuvres, ce que je ne manquerai pas de faire.

  • Les Grecs ont-ils cru Ă  leurs mythes ?

    Les Grecs ont-ils cru Ă  leurs mythes ?

    J’avoue qu’ayant lu la biographie de Paul Veyne sur Wikipedia, j’avais envie d’aimer son livre. Son parcours d’un milieu modeste jusqu’au CollĂšge de France comme spĂ©cialiste de l’antiquitĂ© suscite l’admiration et le respect : il a Ă©tĂ© le premier de sa famille Ă   obtenir son Bac.
    Je me suis donc accrochĂ©, dans ce livre trĂšs Ă©rudit, tout en nuances, stimulant, mais dont le fil n’apparait pas clairement, au-delĂ   des questions soulevĂ©es sur les « modes de croyances » et « programmes de vĂ©rité ». Les auteurs grecs croyaient-ils Ă   leurs mythes ? TantĂŽt historiens, tantĂŽt philologues, tantĂŽt critiques, leur rapport Ă   leurs propres croyances, et Ă   celles de leurs ancĂȘtres Ă©taient pour le moins complexes. Comme les nĂŽtres.
    Et c’est Ă   la toute fin que j’ai compris : ce livre est Ă©crit Ă   l’envers. Ou plutĂŽt : c’est un livre trĂšs français dans sa construction. Les anglo-saxons, gĂ©nĂ©ralement, rĂ©capitulent en dĂ©but d’ouvrage les thĂšses principales, quitte Ă   les caricaturer un peu, pour ensuite rentrer dans le dĂ©tail et l’argumentation. Ici, c’est l’inverse : on suit un raisonnement sans avoir eu l’exposĂ© de la thĂšse, pour dĂ©couvrir, dans le dĂ©voilement final, quel Ă©tait le propos. J’avoue prĂ©fĂ©rer la mĂ©thode anglo-saxonne qui annonce la couleur.
    Le dernier paragraphe (!) du livre donne donc le propos du livre :

    Le propos de ce livre Ă©tait donc trĂšs simple. A la seule lecture du titre, quiconque a la moindre culture historique aura rĂ©pondu d’avance : « Mais bien sĂ»r qu’ils y croyaient, Ă   leurs mythes! » Nous avons simplement voulu faire en sorte que ce qui Ă©tait Ă©vident de « ils » le soit aussi pour nous et dĂ©gager les implications de cette vĂ©ritĂ© premiĂšre.

    Beau programme : pourquoi ne pas l’avoir annoncĂ© au dĂ©but ? On comprend pourquoi Ă   la fin : dans le dernier chapitre, Paul Veyne nous explique que la vĂ©ritĂ© n’existe pas. C’est sĂ»r que s’il nous explique cela au dĂ©but, nous risquons de reposer le livre instantanĂ©ment. Pourquoi Ă©couter ou lire les propos d’un homme qui termine son livre par l’Ă©noncĂ© de cette vĂ©ritĂ© premiĂšre paradoxale « la vĂ©ritĂ© n’existe pas » ?
    Plus prĂ©cisĂ©ment, sa vision de la vĂ©ritĂ© et de la connaissance me parait trĂšs naĂŻve. « S’il n’y a pas de vĂ©ritĂ© absolue, certaine, alors la vĂ©ritĂ© n’existe pas ». Eh bien non. Par ailleurs, Paul Veyne, visiblement, ne comprend pas bien la notion de vĂ©ritĂ©-correspondance (fondant les sciences), si essentielle pour penser la vĂ©ritĂ©.
    Il confond, pour faire une analogie, la boussole et son usage. La vĂ©ritĂ© est la boussole, qui sert Ă   jauger les connaissances dans leur adĂ©quation au rĂ©el. Le doute est un autre outil. Finalement, la conception de la vĂ©ritĂ© de Paul Veyne est digne d’un enfant … ou d’un marxiste. Et c’est trĂšs clairement le cadre de pensĂ©e de Paul Veyne dans les derniĂšres pages. Paul Veyne baigne en plein polylogisme : la vĂ©ritĂ© n’est que le reflet, l’apparence, l’outil, pour pouvoir imposer des idĂ©ologies ou un pouvoir (voir mon article sur l’historicisme et le polylogisme). Donc plus aucune vĂ©ritĂ© n’est possible.
    Il reste de ce livre des exemples intĂ©ressants, passionnants parfois, une dĂ©marche de doute systĂ©matique trĂšs riche. Mais l’outil du doute, sans l’outil de la vĂ©ritĂ©, cela finit en nihilisme. Je n’aimerais pas ĂȘtre dans la tĂȘte de Paul Veyne : rationnel, esprit trĂšs fin, amoureux de la connaissance, Ă©rudit, mais perdu dans un monde mental oĂč la vĂ©ritĂ© n’est rien.

  • La quĂȘte inachevĂ©e

    La quĂȘte inachevĂ©e

    Ce petit livre extraordinaire n’est rien de moins que l’autobiographie philosophique de Karl Popper. « L’autobiographie d’un penseur qui a bouleversĂ© la rĂ©flexion sur la science et la philosophie politique », comme le prĂ©cise le 4Ăšme de couverture de mon Ă©dition de poche, « La quĂȘte inachevĂ©e constitue le meilleur rĂ©sumĂ© disponible des positions de Karl Popper dans les principaux domaines oĂč s’est exercĂ©e de son activitĂ© philosophique : Ă©pistĂ©mologie et mĂ©thodologie scientifique, philosophie politique et sociale, philosophie gĂ©nĂ©rale, voire mĂ©taphysique », comme le dit l’Ă©diteur Calmann-Levy sur son site. Il l’a Ă©crite en 1969, Ă   67 ans.

    Popper est un de mes penseurs prĂ©fĂ©rĂ©s, vous le savez si vous lisez ce blog. HonnĂȘte, rigoureux, critique. La quĂȘte dont il est question est Ă©videmment la quĂȘte de la vĂ©ritĂ©. J’ai adorĂ© ce livre qui synthĂ©tise Ă©normĂ©ment de choses, toujours de maniĂšre accessible. On y dĂ©couvre en filigrane un homme gĂ©nial (au sens propre du terme), apprenti Ă©bĂ©niste, puis philosophe, puis spĂ©cialiste des sciences et de l’Ă©pistĂ©mologie, il a pu dialoguer en direct avec les plus grands esprits de son temps (Einstein, Schrödinger, Russell, Hayek et bien d’autres). EmigrĂ© en Nouvelle-ZĂ©lande un temps, il a fini sa vie en Angleterre.

    Jetez-vous sur ce livre, si vous aimez rĂ©flĂ©chir. J’avoue que relire ses rĂ©flexions passionnantes m’a amenĂ© Ă   me demander s’il existe des connaissances (au sens scientifique du terme) dans le domaine de la morale. J’ai trouvĂ© cette question si passionnante, que j’ai commencĂ© Ă   chercher sur internet, et je suis tombĂ© sur un livre de Charles Larmore, datant de 1993, oĂč cette question est traitĂ©e. Ce n’est pas un hasard si dĂšs l’intro, Larmore y cite Popper comme un des rares philosophes qui ne se soit pas trompĂ© sur la nature des connaissances et de la philosophie. Le bouquin de Larmore, « ModernitĂ© et Morale » est tout simplement Ă©poustouflant (je n’en suis qu’au tout dĂ©but, mais je sens que ça va devenir un de mes livres de chevet).

    Larmore et Popper partagent une qualitĂ© rare parmi les philosophes : la clartĂ©. Je recopie ici pour finir mon billet la trĂšs belle dĂ©finition qu’en donne Larmore :

    Une position philosophique est claire dans la mesure oĂč l’on spĂ©cifie les conditions dans lesquelles on l’abandonnerait. Et cette tĂąche devient d’autant plus rĂ©alisable qu’on situe sa position vis-Ă  -vis des opinions communes sur le sujet. Une certaine solidaritĂ©, comme on verra, est donc essentielle Ă   la clartĂ©.

  • RĂ©flexions sur la RĂ©volution en France

    Réflexions sur la Révolution en France

    Edmund Burke (1729-1797) est un penseur incontournable (j’ai pour ma part dĂ©cidĂ© d’arrĂȘter de le contourner aprĂšs la lecture du bouquin de Leo Strauss). Homme politique et philosophe, considĂ©rĂ© comme le pĂšre du conservatisme moderne, et influent penseur libĂ©ral, il s’est opposĂ©, dans le livre dont ce billet porte le titre, à  plusieurs aspects de la RĂ©volution française (en 1790, dans une lettre qui Ă©tait une rĂ©ponse à  une demande d’un jeune noble français, auquel il s’adresse dans le texte). Philippe Raynaud le dit trĂšs bien dans sa prĂ©face à  l’Ă©dition que j’ai lue :
    L’extraordinaire force du livre de Burke tient donc à  la fois, outre ses Ă©minentes qualitĂ©s littĂ©raires, à  la clartĂ© avec laquelle s’y expriment tous les thĂšmes du conservatisme moderne et à  la luciditĂ© dont faisait preuve l’auteur, bien avant les dĂ©veloppements terroristes de la RĂ©volution française.
    Si l’on devait caricaturer sa pensĂ©e, conservatrice, il s’oppose à  la violence de la RĂ©volution française, sa frĂ©nĂ©sie de «table rase» au nom d’idĂ©aux, l’absence de respect des institutions ayant montrĂ© leur utilitĂ© – notamment les expropriations, la violation des droits les plus Ă©lĂ©mentaires, les meurtres. C’est Ă©galement une pensĂ©e pragmatique, ancrĂ©e dans le rĂ©el, et ne le sacrifiant au nom d’idĂ©aux.
    Mais je ne saurais prendre sur moi de distribuer la louange ou le blĂąme à  rien de ce qui a trait aux actions ou aux affaires humaines en ne regardant que la chose elle-mĂȘme, dĂ©nuĂ©e de tout rapport à  ce qui l’entoure, dans la nuditĂ© et l’isolement d’une abstraction mĂ©taphysique. Quoi qu’en disent certains, ce sont les circonstances qui donnent à  tout principe de politique sa couleur distinctive et son effet caractĂ©ristique. Ce sont les circonstances qui font qu’un systĂšme civil et politique
    est utile ou nuisible au genre humain. Si l’on reste dans l’abstrait, l’on peut dire aussi bien du gouvernement que de la libertĂ© que c’est une bonne chose.

    Son attachement à  la rĂ©alitĂ©, à  la dĂ©fense de la propriĂ©tĂ© comme droit inaliĂ©nable, aux traditions et aux institutions Ă©tablies qui contiennent une partie de la sagesse, en font rĂ©ellement un penseur central pour le libĂ©ral-conservatisme dont je dĂ©fend l’Ă©mergence (le renouveau?). Je comprends qu’Hayek & Popper aient reconnu leur dette à  l’Ă©gard de Burke.
    L’idĂ©e m’avait marquĂ©e dans « Droit, LĂ©gislation et Liberté » d’Hayek : les institutions en place, en gĂ©nĂ©ral, dans les sociĂ©tĂ©s ouvertes, contiennent beaucoup d’Ă©lĂ©ments appris, et construits par essais/erreurs par les humains. Cela me rappelle le domaine scientifique et technologique, que je connais mieux : lorsqu’un savoir devient robuste, il est en gĂ©nĂ©ral intĂ©grĂ© dans des outils (rĂšgles, processus, outils, institutions, etc..). C’est logique qu’il en soit de mĂȘme pour les savoirs de types « organisation sociale », ou « politiques ».
    La pensĂ©e de Burke me parle, enfin, car elle est humble (c’est souvent une posture caractĂ©ristique du pragmatisme : le rĂ©el a raison). Contre les constructivistes de tout poil qui prĂ©tendent rĂ©inventer la sociĂ©tĂ© de zĂ©ro à  partir de leur idĂ©aux mĂ©taphysiques, Burke apporte un contrepoint important : la sociĂ©tĂ© telle qu’elle est, patiemment construite pendant des centaines d’annĂ©es (des millĂ©naires), est la seule matiĂšre utilisable pour construire. Burke n’est pas opposĂ© au changement (sa vie prouve mĂȘme l’inverse), il est simplement conservateur. Gardons ce qui est bon dans la sociĂ©tĂ©.
    « RĂ©flexions sur la rĂ©volution française » est donc un livre essentiel. Surtout en France, oĂč l’on nous bourre le crĂąne à  l’Ă©cole avec la sacro-sainte RĂ©volution française, censĂ©e ĂȘtre l’alpha et l’omega de la pensĂ©e, le point de dĂ©part de l’histoire française. Il y a trop de pages magnifiques dans ce livre, notamment sur ce qu’est la propriĂ©tĂ©, les droits de l’homme, pour en choisir un qui serait dĂ©finitivement le meilleur. Je garde ce petit passage, car il dit beaucoup de ce que sont la libertĂ© et la propriĂ©tĂ©.

    Il faut aussi, si l’on veut que la propriĂ©tĂ© soit protĂ©gĂ©e comme elle doit l’ĂȘtre, qu’elle soit reprĂ©sentĂ©e sous sa forme la plus massive, la plus concentrĂ©e. L’essence caractĂ©ristique de la propriĂ©tĂ©, telle qu’elle rĂ©sulte des principes conjuguĂ©s de son acquisition et de sa conservation, est l’inĂ©galitĂ©.(…) Je suis aussi loin de dĂ©nier en thĂ©orie les vĂ©ritables droits des hommes que de les refuser en pratique (en admettant que j’eusse en la matiĂšre le moindre pouvoir d’accorder ou de rejeter). En repoussant les faux droits qui sont mis en avant, je ne songe pas à  porter atteinte aux vrais, et qui sont ainsi faits que les premiers les dĂ©truiraient complĂštement. Si la sociĂ©tĂ© civile est faite pour l’avantage de l’homme, chaque homme a droit à  tous les avantages pour lesquels elle est faite. C’est une institution de bienfaisance ; et la loi n’est autre chose que cette bienfaisance en acte, suivant une certaine rĂšgle. Tous les hommes ont le droit de vivre suivant cette rĂšgle ; ils ont droit à  la justice, et le droit de n’ĂȘtre jugĂ©s que par leurs pairs, que ceux-ci remplissent une charge publique ou qu’ils soient de condition ordinaire. Ils ont droit aux fruits de leur industrie, ainsi qu’aux moyens de faire fructifier celle-ci. Ils ont le droit de conserver ce que leurs parents ont pu acquĂ©rir ; celui de nourrir et de former leur progĂ©niture ; celui d’ĂȘtre instruits à  tous les Ăąges de la vie et d’ĂȘtre consolĂ©s sur leur lit de mort. Tout ce qu’un homme peut entreprendre par lui-mĂȘme sans lĂ©ser autrui, il est en droit de le faire ; de mĂȘme qu’il a droit à  sa juste part de tous les avantages que procurent le savoir et l’effort du corps social. Dans cette association tous les hommes ont des droits Ă©gaux ; mais non à  des parts Ă©gales. Celui qui n’a placĂ© que cinq shillings dans une sociĂ©tĂ© a autant de droits sur cette part que n’en a sur la sienne celui qui a apportĂ© cinq cents livres. Mais il n’a pas droit à  un dividende Ă©gal dans le produit du capital total. Quant au droit à  une part de pouvoir et d’autoritĂ© dans la conduite des affaires de l’État, je nie formellement que ce soit là  l’un des droits directs et originels de l’homme dans la sociĂ©tĂ© civile ; car pour moi il ne s’agit ici que de l’homme civil et social, et d’aucun autre. Un tel droit ne peut relever que de la convention.