J’ai dĂ©cidĂ© de lire ce livre parce que plusieurs citations de La BruyĂšre m’avaient frappĂ©es par la qualitĂ© de la langue que l’on pouvait y lire. Et en dĂ©couvrant l’histoire de ce livre, on ne peut qu’avoir envie de s’y plonger : La BruyĂšre, aprĂšs avoir traduit l’ouvrage « CaractĂšres » du grec ThĂ©ophraste, y ajoute pas moins de 420 maximes (il a mis 17 ans Ă Â les Ă©crire), et puis passe le reste de sa vie Ă Â faire des mises Ă Â jour. Pour la derniĂšre Ă©dition (la neuviĂšme), qui est publiĂ©e de maniĂšre posthume, il n’y a pas moins de 1200 Ă©lĂ©ments (maximes, rĂ©flexions, portraits) qui prennent place dans 16 chapitres. C’est le seul ouvrage de La BruyĂšre. Et c’est un livre incontournable pour dĂ©couvrir Ă Â la fois l’esprit et le style du XVIIĂšme en France.
Etudes de moeurs
Le sous-titre du livre, à  juste titre, est « Les Moeurs de ce siÚcle ». La BruyÚre en effet, discute, dissÚque, analyse, critique, loue, admire une seule chose, qui est sa matiÚre : les comportements de ses semblables. Et il les regarde en moraliste. Son programme est explicite :
Je rends au public ce quâil mâa prĂȘtĂ© ; jâai empruntĂ© de lui la matiĂšre de cet ouvrage : il est juste que, lâayant achevĂ© avec toute lâattention pour la vĂ©ritĂ© dont je suis capable, et quâil mĂ©rite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que jâai fait de lui dâaprĂšs nature, et sâil se connaĂźt quelques-uns des dĂ©fauts que je touche, sâen corriger. Câest lâunique fin que lâon doit se proposer en Ă©crivant, et le succĂšs aussi que lâon doit moins se promettre ; mais comme les hommes ne se dĂ©goĂ»tent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-ĂȘtre pires, sâils venaient Ă Â manquer de censeurs ou de critiques ; câest ce qui fait que lâon prĂȘche et que lâon Ă©crit. Lâorateur et lâĂ©crivain ne sauraient vaincre la joie quâils ont dâĂȘtre applaudis ; mais ils devraient rougir dâeux-mĂȘmes sâils nâavaient cherchĂ© par leurs discours ou par leurs Ă©crits que des Ă©loges ; outre que lâapprobation la plus sĂ»re et la moins Ă©quivoque est le changement de moeurs et la rĂ©formation de ceux qui les lisent ou qui les Ă©coutent. On ne doit parler, on ne doit Ă©crire que pour lâinstruction ; et sâil arrive que lâon plaise, il ne faut pas nĂ©anmoins sâen repentir, si cela sert Ă Â insinuer et Ă Â faire recevoir les vĂ©ritĂ©s qui doivent instruire.
Brillant et … moderne
La lecture des CaractĂšres est facile, car le style est brillant. Certaines pensĂ©es surprennent par leur modernitĂ©, d’autres paraissent plus datĂ©es. Toutes mĂ©ritent lecture, par le tĂ©moignage qu’elles reprĂ©sentent d’une Ă©poque. J’en suis Ă Â la moitiĂ© des CaractĂšres. C’est un livre de chevet parfait : on peut aisĂ©ment le prendre, lire quelques passages, puis le refermer le temps de lire un autre ouvrage.
On pourrait dire, s’il fallait faire une lĂ©gĂšre critique, que La BruyĂšre peut parfois, c’est probablement un trait de l’Ă©poque, se laisser emporter, par amour de la forme et du style, dans des pensĂ©es dont l’esthĂ©tique formelle indĂ©niable masque Ă Â peine la faiblesse logique.
Mais il reste, la plupart du temps, d’une grande intelligence des rapports humains, et un trĂšs fin observateur des comportements. La BruyĂšre, sociologue avant l’heure, porte un regard rĂ©flexif sur toute chose, autant sur les faits qu’il observe que sur son propre travail, et il est Ă Â ce titre un auteur moderne: le fait mĂȘme de mĂȘler style et propos, langage et raisonnement, a Ă©tĂ© analysĂ© par Roland Barthes comme une marque de prise de recul critique par rapport aux idĂ©es, aux intrications de la forme et du fond, propre Ă Â la modernitĂ©.
Pour La BruyĂšre, ĂȘtre Ă©crivain, câest croire quâen un certain sens le fond dĂ©pend de la forme, et quâen travaillant et modifiant les structures de la forme, on finit par produire une intelligibilitĂ© particuliĂšre des choses, une dĂ©coupe originale du rĂ©el, bref un sens nouveau : le langage est Ă Â lui tout seul une idĂ©ologie.(Roland Barthes)





