Catégorie : 📚 Livres

  • L’enracinement

    L’enracinement

    C’ est un livre formidable dont je vais faire la recension aujourd’hui. Il s’agit de « L’enracinement« , de Simone Weil. Albert Camus avait dit (c’est lui qui avait fait publier l’ouvrage de manière posthume) qu’il était « l’un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation. […] Ce livre austère, d’une audace parfois terrible, impitoyable et en même temps admirablement mesuré, d’un christianisme authentique et très pur, est une leçon souvent amère, mais d’une rare élévation de pensée. »

    Livre indispensable

    C’est grâce à  un « discuteur » de ce blog, avec qui j’ai noué des liens à  la fois professionnels et d’amitié, Quentin, que j’ai découvert cet auteur. Je l’en remercie très vivement. La pensée de Simone Weil est indispensable. Et il est tout aussi indispensable d’aller regarder un peu son parcours, si étonnant, et si courageux. Engagée auprès du peuple, des ouvriers, auprès des opposants à  Franco pendant la Guerre d’Espagne, puis à  Londres pendant la guerre, toujours fidèle à  sa quête spirituelle, mystique, elle est morte dans un sanatorium anglais en 1943.
    Comme pour G. K. Chesterton, je poste cet article avant d’avoir terminé la lecture, tant il m’apparaît évident qu’il faut lire ce livre. La structure en est simple : une première partie partie décrit les besoins de l’âme, puis elle décrit divers types de déracinements, pour enfin arriver sur l’enracinement. Qu’est-ce que l’enracinement ? La définition générale est donnée au début de la seconde partie :
    L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à  définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à  l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à -dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

    Les besoins de l’âme

    Les deux parties les plus copieuses, la deuxième et la troisième, sont pleines de choses variées, riches, profondes, déconnantes parfois, mais toujours animées par un sincère besoin de chercher et trouver la vérité. Il y a dedans quelques pages magnifiques sur la condition des ouvriers, sur la nature du travail, sur la France. Vraiment une mine d’or. J’avoue avoir encore préféré la première partie, lumineuse, et où l’on peut lire l’influence de son maître Alain : des petits textes très courts, très ciselés, et qui disent beaucoup en peu de mots. Voici le passage qui introduit ces différents petits textes, chacun dédiés à  un besoin de l’âme :
    La première étude à  faire est celle des besoins qui sont à  la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir.
    Il ne faut jamais les confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut aussi discerner l’essentiel et l’accidentel. L’homme a besoin, non de riz ou de pomme de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l’âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut aussi distinguer des nourritures de l’âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l’illusion d’en tenir lieu.

    Voici la liste des « besoins de l’âme » identifiés par Simone Weil : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, la châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité. Tous ces petits chapitres sont des bijoux. Sa seule faiblesse, mais c’est aussi le risque qu’elle prend, est de vouloir préciser le détail de ce que devrait être selon elle l’ordre juste des choses. Parfois elle tape juste, parfois non.
    Je ne peux que recommander très chaudement la lecture de ce livre atypique, écrit par un personnage atypique, jeune, incandescent.
    Je laisse la parole avec un exemple du style si particulier de Simone Weil, à  propos de l’égalité :

    L’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les moeurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à  tout être humain, parce que le respect est dû à  l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.

  • Ce n’est pas la pire des religions

    Ce n’est pas la pire des religions

    Je viens de terminer le livre de François Taillandier et Jean-Marc Bastière, « Ce n’est pas la pire des religions« . Le titre est très mauvais, et ne rend pas justice au livre : il n’y est pas question d’une analyse comparée des religions, mais il s’agit plutôt d’un dialogue ouvert entre deux intellectuels qui s’assument « catholiques ». Ils partagent, sur un certain nombre de sujets, leurs points de vue. Le titre aurait donc pu être : « Points de vue catholiques sur le monde ». Bref. Ma recension sera brève, car le livre, frais et rapide à  lire, n’appelle pas à  des variations et des commentaires sans fin : il s’agit d’une discussion, et le plus beau compliment que l’on puisse faire aux auteurs est que l’on éprouve, à  la lecture, l’envie de participer à  cette discussion, car leurs propos sont sincères, directs mais nuancés, et emprunts d’une recherche de vérité bienvenue.

    Quelques critiques constructives…

    Ces éloges étant posés, passons à  quelques critiques (constructives, bien sûr, et il serait intéressant d’en discuter avec les auteurs) :

    • sans surprise, les deux auteurs sont à  critiquer tout le temps les ravages du « néolibéralisme », du capitalisme, sans qu’à  aucun moment une vraie réflexion sur les formes d’organisation et de coopération sociales ne soit mise en avant pour étayer ces critiques. Passons.
    • J’ai eu le sentiment en lisant le livre que les deux auteurs attendent de l’Eglise, ou de leur foi et de la doctrine qui va avec, des réponses sur la société et le monde, bien plus que des principes de vie spirituelle. Cela me semble être une vision assez peu laïque de la religion. Il me semble qu’ils pourraient justement sur un sujet comme celui-là , lire et méditer les propos des libéraux, Von Mises par exemple s’appuyant sur William James, sur la société libérale et la religion :

      William James appelle religieux « les sentiments, actes et expériences d’individus dans leur solitude, dans la mesure où ils se sentent eux-mêmes être en relation avec le divin, de quelque façon qu’ils le considèrent » 5. Il énumère les croyances ci-après comme les caractéristiques de la vie religieuse : Que le monde visible est une partie d’un univers plus spirituel, d’où il tire sa signification principale ; que l’union ou la relation harmonieuse avec cet univers supérieur est notre vraie finalité ; que la prière, ou communion intérieure, avec l’esprit de cet univers plus élevé — que cet esprit soit « Dieu » ou « la loi » — est un processus au cours duquel un travail est réellement effectué, une énergie spirituelle est infusée dans le monde phénoménal et y produit des effets psychologiques ou matériels. La religion poursuit James, comporte aussi les caractéristiques psychologiques que voici : nouveau parfum stimulant qui s’ajoute à  la vie comme un don, et qui prend la forme tantôt d’un enchantement lyrique, tantôt d’un appel au sérieux et à  l’héroïsme, avec en outre une assurance de sécurité et un esprit de paix, et envers autrui, une prépondérance d’affection aimante 6.

      Cette description des caractères de l’expérience religieuse et des sentiments religieux de l’humanité ne fait aucune référence à  la structuration de la coopération sociale. La religion, aux yeux de James, est une relation purement personnelle et individuelle entre l’homme et une divine Réalité, sainte, mystérieuse et d’une majesté angoissante. Elle enjoint à  l’homme un certain mode de conduite individuelle. Mais elle n’affirme rien touchant les problèmes d’organisation de la société. Saint François d’Assise, le plus grand génie religieux de l’Occident, ne s’occupait ni de politique ni d’économie. Il souhaitait apprendre à  ses disciples comment vivre pieusement ; il ne dressa pas de plan pour l’organisation de la production et n’incita pas ses adeptes à  recourir à  la violence contre les contradicteurs. Il n’est pas responsable de l’interprétation de ses enseignements par l’ordre dont il fut le fondateur.

      Le libéralisme ne place pas d’obstacles sur la route de l’homme désireux de modeler sa conduite personnelle et ses affaires privées sur la façon dont il comprend, par lui-même ou dans son église ou sa confession, l’enseignement de l’Évangile. Mais il est radicalement opposé à  toute prétention d’imposer silence aux discussions rationnelles des problèmes de bien-être social par appel à  une intuition ou révélation religieuse. Il ne veut imposer à  personne le divorce ou la pratique du contrôle des naissances ; mais il s’élève contre ceux qui veulent empêcher les autres de discuter librement du pour et du contre en ces matières.

      Dans l’optique libérale, le but de la loi morale est de pousser les individus à  conformer leur conduite aux exigences de la vie en société, à  s’abstenir de tous les actes contraires à  la préservation de la coopération sociale pacifique, ainsi qu’au progrès des relations interhumaines. Les libéraux apprécient cordialement l’appui que les enseignements religieux peuvent apporter à  ceux des préceptes moraux qu’ils approuvent eux-mêmes, mais ils s’opposent à  celles des règles qui ne peuvent qu’entraîner la désintégration sociale, quelle que soit la source dont ces règles découlent.

    • Un dernier point de critique : dès l’ouverture, les auteurs expliquent qu’un catholique croit que Jésus est vraiment ressuscité, pas de manière symbolique. A aucun moment dans le livre, les auteurs ne reviennent sur ce mystère qui devrait tout de même avoir quelques implications sur leur vie spirituelle, et sur leur manière d’appréhender un certain nombre de sujets. Du coup, je les trouve un peu naïfs dans leur foi. La personnification de Dieu dans la personne de Jésus me semble bien être, pour reprendre les mots d’Adin Steinsaltz, une béquille intellectuelle. On peut fort bien avoir la foi, et mettre sur ce sentiment ou cette manière de vivre des mots plus précis que cela, et moins précis à  la fois. J’aurais aimé qu’ils détaillent leurs sentiments, et sans forcément recourir à  l’image assez sclérosante à  mes yeux d’une volonté personnifiée il y a deux mille ans.

    Bref, je recommande la lecture de ce livre, et j’aurais bien aimé avoir les auteurs sous la main pour discuter avec eux car, à  nouveau, ils m’ont l’air d’être deux fort honnêtes hommes, ouverts, tolérants, et à  la recherche de la/leur vérité, sans compromis avec le politiquement correct.

  • Mots simples

    Mots simples

    Le livre d’Adin Steinsaltz, rabbin et traducteur du Talmud, porte très bien son nom, Mots simples. Chaque chapitre de son livre aborde un mot « simple », car d’usage courant, mais qui bien sûr contient une grande richesse de signification : Amour, Bien, Jalousie, etc. J’ai trouvé ce livre très agréable à  lire, intéressant, et finalement assez hors-norme. L’humilité et la simplicité du propos équilibrent à  merveille l’ambition qu’il y a à  vouloir traiter de tous ces sujets dans un seul livre. J’aime le ton de Steinsaltz, visiblement esprit très rationnel et scientifique. Son point de vue sur ces sujets est toujours intéressant. Vraiment un beau petit livre. 

    A propos de Dieu

    Le dernier chapitre, consacré à  Dieu, m’a confirmé deux choses que je pensais, plus ou moins confusément. Il me donne des mots simples pour le dire. 

    • La première, c’est que le judaïsme semble bien être une religion « sans Dieu » : Steinsaltz présente Dieu comme « l’intégralité de toute existence ». Cela me rappelle le fameux « Dieu ou la Nature » de Spinoza. Dans ce sens Dieu n’est qu’un mot limite pour dire notre incapacité à  embrasser le « Tout ». Steinsaltz explique bien que l’anthropomorphisation de Dieu n’est qu’une béquille pour réussir à  entrer en relation émotionnelle avec cet impensable. C’est du coup une question, il me semble, pour les croyants : comment interpréter tous les passages de la Bible où Dieu intervient comme un « personnage »? Au final, Steinsaltz avance l’idée que Dieu est aussi une croyance et une émotion innée en nous. Je trouve que tout cela est une manière d’expliquer, dans les termes qui seraient les miens, que Dieu n’a pas de volonté.  
    • la seconde, c’est que Steinsaltz met des mots très justes sur ce qu’est la croyance en Dieu, et qui me parlent car je crois que cela résume bien ce qui distingue un croyant d’un non-croyant. Je lui laisse le mot de la fin.

    Dieu et le sens


    La croyance en D-ieu peut être naïve et puérile ou bien raffinée et élaborée. Les images que nous nous en faisons peuvent être absurdes ou philosophiquement abouties. Cependant, cette croyance, une fois débarrassée de tout verbiage, se résume ainsi : l’existence a un sens. Certains pensent, probablement à  tort, qu’ils le connaissent, alors que d’autres se contentent d’y réfléchir. Tout ce que nous vivons apparaît comme un ensemble décousu. Le fait que nous nous efforcions de relier entre elles ces différentes particules d’information repose sur notre foi, a priori, qu’il existe bien une certaine connexion. 
    Adin Steinsaltz, Mots Simples

  • Un fauteuil sur la Seine

    Un fauteuil sur la Seine

    Lors de sa réception à  l’Académie Française, au fauteuil numéro 29, Amin Maalouf, écrivain franco-libanais, avait fait comme c’est la coutume, un discours en hommage à  son prédécesseur, Claude Levi-Strauss. Il avait été frustré dans son exercice, car il aurait voulu rendre hommage aussi, à  deux autres occupants de ce fauteuil, Joseph Michaud, et Ernest Renan. Mais c’était trop complexe, car il y avait déjà  beaucoup à  dire sur Levi-Strauss.

    Faire d’une frustration un éloge

    Il a transformé sa frustration en un magnifique petit livre, simple, facile à  lire, passionnant : Un fauteuil sur la Seine. Il a simplement décidé d’écrire un petit chapitre sur chacun des occupants du fauteuil 29 de l’Académie, depuis sa création (vous pouvez découvrir la liste sur la page wikipedia de l’essai). J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre. On y découvre l’histoire de cette belle institution (d’abord une histoire d’amitié entre de jeunes gens épris de beaux-arts, de ballades et de repas partagés, avant d’être récupérée/protégée par Richelieu). On y découvre aussi des auteurs complètement inconnus, oubliés, et d’autres au contraire qui font partie de la « grande » histoire. Le format permet en une série de 18 petits portraits très humbles et très fidèles, de parcourir, en accéléré, l’histoire de France de 1634 à  nos jours. Vraiment un régal. L’écriture est précise, fluide, et le propos emprunt d’une grande passion pour l’histoire et la vie de ces hommes dont Amin Maalouf est devenu, directement et indirectement, le successeur.

    J’avais bien aimé Le premier siècle après Béatrice, un des romans de Maalouf, étrange et inquiet. J’avoue avoir adoré ce « Fauteuil sur la Seine ». Et cela m’a permis de relire une partie du texte qu’il avait écrit sur le thème du doute (Eloge du doute), dont une phrase figure en bonne place dans ma collection personnelle de citations :

    Le doute, chez moi, n’est pas une absence de croyance, c’est un mode de croyance.

    Amin Maalouf
  • L’islamisme et nous

    L’islamisme et nous

    Pierre-André Taguieff est un penseur rigoureux et sérieux. Il est chercheur, et ça se sent dans son ouvrage consacré à  l’islamisme – « L’islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu » – : bourré de références, orienté sur la connaissance, et sur la précision conceptuelle. Il y a également du courage dans son propos, car même en étant rigoureux, il balance un certain nombre de vérités qui vont à  rebrousse-poil du politiquement correct.
    J’avoue être resté un peu sur ma faim, mais c’est parce que je connais ce sujet mieux que d’autres, pour avoir passé un certain temps à  me renseigner. Si vous connaissez déjà  bien l’islam, ce qu’est l’islamophobie, ce que sont les débats qui agitent les anti-racistes et les racistes (parfois les mêmes personnes, certains anti-racistes affichés sont complètement racialistes voire racistes!), alors le livre n’est peut-être pas nécessaire. Sinon, dépêchez-vous de l’acheter : c’est une très bonne manière d’aller vite au fond du sujet, sans raccourcis. L’effort de Taguieff est un effort pour penser l’altérité de l’islamisme, qui n’est pas pensable uniquement avec nos catégories de démocratie libérale, pluraliste, ouverte et tolérante. Le fait religieux y est central, le fait politico-religieux pour être plus précis.

    17 thèses sur l’islamisme

    En fin d’ouvrage on trouve une liste de de 17 thèses sur l’islamisme qui valent le détour : vous pouvez les découvrir dans cet article du Huffington Post. Vous pouvez aussi aller lire cette interview accordé à  Marianne sur le sujet.
    Bref, à  lire rapidement.

  • La loi naturelle et les Droits de l’Homme

    La loi naturelle et les Droits de l’Homme

    Je viens de terminer le recueil de six conférences que Pierre Manent a donné, en mars 2018, dans le cadre de la Chaire Etienne Gilson, publié sous le titre « La loi naturelle et les Droits de l’Homme ». J’avais déjà  eu l’occasion de faire la recension ici d’un de ses livres (Situation de la France), et j’ai retrouvé avec plaisir ce penseur rigoureux, sincère, et épris de vérité. Mon modeste billet reviendra sur quelques points clés de ce livre, et quelques interrogations qu’il a provoqué. Pour en savoir plus, et mieux, je vous recommande d’aller lire la très bonne interview de Pierre Manent par Valeurs Actuelles, ou encore, mais c’est antérieur à  ce livre, le dialogue mémorable organisé par le magazine L’incorrect entre Pierre Manent et Rémi Brague.

    Eléments

    Pierre Manent décrit comment la logique de « droits » attachés à  la personne humaine a constitué une rupture, pour le pire et pour le meilleur. Il revient surtout sur le pire dans son livre. Notamment un point essentiel : en passant aux Droits de l’Homme, on a mis le doigt dans une évolution complexe, faisant glisser le rapport à  la nature d’un point de vue à  un autre. Dans l’idée d’une loi naturelle, il y avait une forme d’acceptation de « règles » données/à  découvrir/à  suivre. La Loi naturelle, c’est selon Pierre Manent :

    cet ensemble de règles qui ordonnent nécessairement la vie humaine et que pourtant les hommes n’ont pas faites. Ce sont les règles qui à  la fois fixent des limites et offrent des orientations à  notre liberté. Elles sont données à  l’homme avec sa nature et sa condition.

    La liberté sans limites

    Avec la notion de droits attachés à  chaque personne, nous changeons la perspective : même si les deux notions (loi naturelle et droits naturels) sont proches, la logique de droits naturels récuse celle de Loi naturelle et nous fait entrer dans une logique de « pure liberté, comme capacité illimitée d’ordonner à  notre guise la vie humaine. La revendication, virulente et même féroce, de cette pure liberté, de cette capacité illimitée, nous livre à  l’arbitraire d’une volonté prétendant tirer d’elle-même sa règle. Au bout du compte, s’il n’y a pas de ”loi naturelle », il n’y a rien pour guider la liberté humaine. La loi naturelle est la seule défense sérieuse contre le nihilisme. »
    Fort de ce point de départ, Pierre Manent aborde entre autres les points suivants :

    • la logique de droits de l’homme introduit la notion d’individu (plutôt que de personne), c’est-à -dire une sorte d’atome abstrait, portant l’intégralité du potentiel humain. Faisant fi de toutes les différences culturelles et individuelles, ce concept d’individu, très générique, et très abstrait, utile pour penser l’universel, manque une partie de ce que sont les humains de fait, pour mettre en avant une égalité totale (de droits), visant un idéal. Cela sépare le réel (l’être) et l’idéal (le devoir être), en rendant presque impossible la réconciliation des deux, puisque l’idéal est dessiné sur un modèle abstrait et partiel de l’humain.
    • Le droit qui décrivait adossé à  la Loi, une frontière principalement négative (ce qu’on ne peut pas faire), devient le domaine de l’expression de tout ce que les humains ressentent et désirent. Les droits deviennent un outil pour légitimer tout ce que nous voulons être. L’exemple du mariage gay analysé par Pierre Manent décrit très bien tout cela, avec notamment la perte de la nuance entre privé/intime et public. Pour revendiquer le « droit à « , chacun est sommé d’étaler sur la place publique son intimité, ses ressentis, sa vie privée.
    • La notion d’autonomie, si prisée à  notre époque, est très critiquée par Manent, comme étant partiellement sans aucun sens lorsqu’on parle d’un individu : l’autonomie ne peut se concevoir, pour un humain, que dans un cadre qui délimite son action (cadre au sens large, c’est-à -dire règles et contraintes structurant l’action). Se donner à  soi-même sa propre loi (ce qui est le sens de l’autonomie) n’a pas de sens puisque nos actions dépendent de lois (dont la loi naturelle) qui ne sont pas créés par l’homme.

    Logique d’action

    En fin connaisseur de Machiavel, Pierre Manent propose une voie pour sortir de tous ces délires : penser à  nouveau l’individu comme un être agissant, et donc toujours intégrer dans la réflexion sur la loi et les règles, ainsi que dans le champ de la morale, des éléments de ce qu’est l’action.

    • la première notion importante est celle du couple commandement/obéissance. Il n’y pas d’action sans commandement, et obéissance. Que l’on veuille distinguer ces modes d’actions ou non, ils sont présents. Les structures de commandement/décision sont toujours là , les endroits où c’est l’obéissance aussi (à  la loi, aux régles, aux dirigeants, etc…). Notre pensée de l’action est limitée par la non-prise en compte de ces éléments.
    • Pierre Manent propose également de revenir aux motifs humains de l’action. Trois éléments permettent de décrire les critères de valeur de nos actes : l’utile, l’agréable, et le noble (juste, bon, honnête). Ces 3 piliers sont les motivations de nos actes, et doivent permettre de sortir de l’éternelle tension entre être et devoir-être (ce qu’est la morale finalement), pour se recentrer sur des choses plus pragmatiques, plus dans l’action.

    Interrogations

    Tous ces éléments me paraissent très utiles, et pertinents. Je partage maintenant avec vous quelques interrogations, et critiques qui me sont venues à  la lecture de cet excellent livre.

    • une critique tout d’abord, qui est le pendant des qualités du livre : analytique, rigoureux, mais au point d’en être impersonnel. A de nombreuses reprises, la situation philosophique que décrit Pierre Manent nous révolte, et on sent qu’il ne l’approuve pas (notamment la manière de penser des individus coupés de tout contexte, dont les droits sont uniquement des moyens de se faire croire que l’on peut être ce que l’on désire). Mais on n’a jamais sa position à  lui. Il reste curieusement en retrait, dans une position compréhensible de chercheur, qui regarde tout cela de loin. Il manque du Pierre Manent dans son livre.
    • La charge portée en fin de livre contre le libéralisme me parait assez fragile, et peu convaincante. D’une part parce qu’il critique le libéralisme comme étant porteur de cette vision extensive des « droits à « , ce qui est loin d’être vrai. Par ailleurs, il regarde tous les sujets du point de vue d’une réflexion sur l’Etat, ce qui limite considérablement la portée du propos : la société ne résume pas aux structures législatives et de commandement portée par le gouvernement ou les assemblées représentatives. Pierre Manent dit ouvertement ne pas penser utile la notion d’ordre spontané, ou catallaxie. A nouveau, un vrai point aveugle dans sa pensée, très constructiviste, et qui manque toute la réflexion puissante et importante des libéraux de l’école autrichienne, notamment la pensée développée par Hayek dans « Droit, législation et liberté », portant sur les institutions, leur évolution, et ce que l’on peut mettre dans les notions de lois et de réglementation. Par ailleurs, il laisse penser que le libéralisme est une philosophie qui voit la liberté comme une sorte d’absolu sans limite, ce qui n’est absolument pas le cas. Le libéralisme considère que la liberté ne va pas sans le respect des règles communes, qui s’appuient notamment sur des institutions sociales comme la propriété et la responsabilité. Il manque la pensée libérale dans sa réflexion, ce qui est assez surprenant quand on prétend la critiquer et l’affubler d’un certain nombre de maux.
    • Un dernier point : dire qu’un des motifs de l’action humaine est la recherche de l’action noble (juste, bonne, etc…) me convient très bien. Mais comment définit-on le « noble » et le « bon » ? On ne peut pas discuter de cette question, surtout avec une logique d’action, sans rentrer dans le contenu de ce terme. Des humains jugent noble et juste de tuer pour faire gagner leur cause : peut-on mettre ce « noble »-là , au même niveau que le commandement « Tu ne tueras point » ? Certainement pas. Il faut donc assumer que le contenu positif mis en avant pour penser le « devoir-être » n’est pas un simple paramètre interchangeable. C’est le coeur de la discussion, escamoté il me semble par Manent. Il manque un peu de courage peut-être à  Pierre Manent pour ne pas tomber dans une forme de relativisme. Tout ne se vaut pas. Si l’on veut parler de visée universaliste, il faut assumer que certaines cultures sont plus aptes que d’autres à  dégager des valeurs/règles/structures universelles. Ce n’est pas juger les individus qui en ressortent que d’affirmer cela, c’est simplement continuer à  vouloir chercher la vérité. L’universalisme, qui est le sujet du livre, contient (dans tous les sens du terme) un impérialisme : si quelque chose est « bon » (noble, honnête, juste) universellement, alors souhaitons que ce « bon » devienne la règle. L’universalisme est en tension avec le respect des différences culturelles : ne pas en discuter limite la portée de la discussion.

    Bref : très bon livre, riche de notions complexes rigoureusement exposées, mais manquant d’ampleur et de prise de position.