Étiquette : Histoire

  • Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

    Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

    J’avoue qu’ayant lu la biographie de Paul Veyne sur Wikipedia, j’avais envie d’aimer son livre. Son parcours d’un milieu modeste jusqu’au Collège de France comme spécialiste de l’antiquité suscite l’admiration et le respect : il a été le premier de sa famille à  obtenir son Bac.
    Je me suis donc accroché, dans ce livre très érudit, tout en nuances, stimulant, mais dont le fil n’apparait pas clairement, au-delà  des questions soulevées sur les « modes de croyances » et « programmes de vérité ». Les auteurs grecs croyaient-ils à  leurs mythes ? Tantôt historiens, tantôt philologues, tantôt critiques, leur rapport à  leurs propres croyances, et à  celles de leurs ancêtres étaient pour le moins complexes. Comme les nôtres.
    Et c’est à  la toute fin que j’ai compris : ce livre est écrit à  l’envers. Ou plutôt : c’est un livre très français dans sa construction. Les anglo-saxons, généralement, récapitulent en début d’ouvrage les thèses principales, quitte à  les caricaturer un peu, pour ensuite rentrer dans le détail et l’argumentation. Ici, c’est l’inverse : on suit un raisonnement sans avoir eu l’exposé de la thèse, pour découvrir, dans le dévoilement final, quel était le propos. J’avoue préférer la méthode anglo-saxonne qui annonce la couleur.
    Le dernier paragraphe (!) du livre donne donc le propos du livre :

    Le propos de ce livre était donc très simple. A la seule lecture du titre, quiconque a la moindre culture historique aura répondu d’avance : « Mais bien sûr qu’ils y croyaient, à  leurs mythes! » Nous avons simplement voulu faire en sorte que ce qui était évident de « ils » le soit aussi pour nous et dégager les implications de cette vérité première.

    Beau programme : pourquoi ne pas l’avoir annoncé au début ? On comprend pourquoi à  la fin : dans le dernier chapitre, Paul Veyne nous explique que la vérité n’existe pas. C’est sûr que s’il nous explique cela au début, nous risquons de reposer le livre instantanément. Pourquoi écouter ou lire les propos d’un homme qui termine son livre par l’énoncé de cette vérité première paradoxale « la vérité n’existe pas » ?
    Plus précisément, sa vision de la vérité et de la connaissance me parait très naïve. « S’il n’y a pas de vérité absolue, certaine, alors la vérité n’existe pas ». Eh bien non. Par ailleurs, Paul Veyne, visiblement, ne comprend pas bien la notion de vérité-correspondance (fondant les sciences), si essentielle pour penser la vérité.
    Il confond, pour faire une analogie, la boussole et son usage. La vérité est la boussole, qui sert à  jauger les connaissances dans leur adéquation au réel. Le doute est un autre outil. Finalement, la conception de la vérité de Paul Veyne est digne d’un enfant … ou d’un marxiste. Et c’est très clairement le cadre de pensée de Paul Veyne dans les dernières pages. Paul Veyne baigne en plein polylogisme : la vérité n’est que le reflet, l’apparence, l’outil, pour pouvoir imposer des idéologies ou un pouvoir (voir mon article sur l’historicisme et le polylogisme). Donc plus aucune vérité n’est possible.
    Il reste de ce livre des exemples intéressants, passionnants parfois, une démarche de doute systématique très riche. Mais l’outil du doute, sans l’outil de la vérité, cela finit en nihilisme. Je n’aimerais pas être dans la tête de Paul Veyne : rationnel, esprit très fin, amoureux de la connaissance, érudit, mais perdu dans un monde mental où la vérité n’est rien.

  • Droit naturel et histoire

    Droit naturel et histoire

    J’ai lu lentement le livre de Leo Strauss Droit naturel et histoire. C’est qu’il est assez dense et riche, et nécessite un peu de concentration. C’est accentué également par le fait qu’il n’y a pas à  proprement parler de « thèse » que Leo Strauss passerait au crible, ou construirait, à  l’aide des auteurs qu’il mobilise dans son propos. Ma modeste recension listera donc quelques idées fortes qui m’ont marquées. Je dois dire que dans son ensemble, le livre est assez fort, parce que très documenté, argumenté, rationnel sans être rationnaliste, rigoureux. Nous avons affaire à  un penseur très sérieux, et un fin connaisseur des auteurs qu’il utilise (il suffit de lire sa bio sur Wikipedia pour s’en convaincre).

    Le Droit naturel, notion centrale pour la morale

    Leo Strauss ouvre le livre avec une citation de la Déclaration d’indépendance :

    Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes ces vérités, que tous les hommes naissent égaux, qu’ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels sont les droits à  la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur.

    Leo Strauss, qui travaille sur la crise de l’Occident (pour faire vite), explique que le sens et « l’évidence » de cette phrase n’est plus tout à  fait aussi claire à  notre époque. Pour autant la notion de Droit naturel lui parait centrale :
    Néanmoins, le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd’hui qu’il l’a été durant des siècles et même des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à  dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. (…) Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à  sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là  obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de tout autre. Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles ont, ainsi que leur composants, de nombreux besoins qui s’opposent les uns aux autres : la question de priorité se pose aussitôt. (…) Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n’avons pas connaissance du droit naturel. Il semblerait alors quel le rejet du droit naturel conduise inévitablement à  des conséquences désastreuses. (…) L’abandon actuel du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme. (…) (les libéraux américains c.a.d. la gauche) semblent croire que notre incapacité à  acquérir une connaissance authentique de ce qui en soi bon ou juste nous oblige à  tolérer toutes les opinions sur ce qui est bon ou juste, ou à  tenir pour également respectables toutes les préférences ou « civilisations ». (…) Lorsque les libéraux vinrent à  supporter difficilement la limitation absolue de la diversité ou de l’individualité qu’avaient posée les interprètes même les plus libéraux du droit naturel, ils eurent à  choisir entre le droit naturel et l’épanouissement sans frein de l’individu. Ils optèrent pour la seconde solution.

    Cela ne vous rappelle rien ? (moi, ça me rappelle les analyses de Bock-Côté, et de Pierre Manent).
    Leo Strauss revient ensuite sur l’opposition entre les « libéraux » (au sens US du terme) et les disciples catholiques ou non de Saint-Thomas, en soulignant que cette « opposition » escamote une partie du problème : tous, en effet, sont Modernes, c’est-à -dire dans une pensée non téléologique de l’univers et de l’homme. Or, les droits naturels, dans leur conception classique, supposent une perspective téléologique de l’univers, et donc de l’homme.

    Pensée conservatrice

    Voilà  l’ampleur des problèmes que Leo Strauss éclaire, en passant en revue un certain nombre d’auteurs (Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau, Burke) qui tournent autour de ce sujet, plus ou moins explicitement. Il porte une charge magnifique contre l’historicisme (et notamment Weber, dont il respecte l’intelligence, mais qu’il détruit littéralement), quelques années avant Popper. Je ferai prochainement un billet sur ces deux maux de la pensée, très proches, que sont l’historicisme et le polylogisme.

    Je ressors de cette lecture enrichi, notamment de cette belle plongée thématique dans la pensée de plusieurs auteurs. J’ai le sentiment qu’il est grand temps de lire Burke. Ses analyses sur la théorie et la pratique semblent tout à  fait passionnantes, et j’y retrouve des intuitions de type « catallactiques » de ce qui constitue une société. Je laisse la parole à  Strauss, avec le dernier paragraphe du livre, concernant Burke, qui dit tout cela bien mieux que moi :
    Burke s’opposait aux classiques quant à  la genèse de l’ordre social sain parce qu’il n’était pas d’accord avec eux sur son caractère. Tel qu’il le voyait, l’ordre social ou politique sain ne devait pas être « formé selon un plan régulier ou avec une unité de projet », parce que des façons d’agir aussi « systématiques », une telle « présomption de la sagesse des inventions humaines » serait incompatibles avec le plus haut degré possible de « liberté personnelle » : l’Etat doit rechercher « la plus grande diversité des fins » et doit aussi peu que possible « sacrifier l’une de ces fins à  l’autre ou au tout ». Il doit s’attacher à  « l’individualité » ou avoir le plus grand souci possible du « sentiment individuel ou de l’intérêt individuel ». C’est pour cette raison quel a genèse de l’ordre social sain ne doit pas être un processus guidé par le réflexion mais doit être aussi proche qu’il se peut d’un processus naturel imperceptible : le naturel est l’individuel, et l’universel est une création de l’entendement. Le caractère naturel et le libre épanouissement de l’individualité sont une seule et même chose. Par suite, le libre développement de l’individu, loin de conduire au chaos, est à  l’origine du meilleur ordre, un ordre qui n’est pas seulement compatible avec « une irrégularité dans la masse totale », mais qui la requiert. Il y a de la beauté dans l’irrégularité : « la méthode et l’exactitude, l’âme de la proportion, sont plus préjudiciables que profitables à  la cause de la beauté ». La querelle entre les anciens et les modernes touche en fin de compte, et peut-être même depuis le début, au statut de « l’individualité ». Burke lui-même était encore trop profondément imbu de l’esprit des « bons anciens » pour permettre à  ce souci de l’individualité de l’emporter sur le souci de la vertu.Leo Strauss, Droit Naturel et Histoire, p 279

  • Un fauteuil sur la Seine

    Un fauteuil sur la Seine

    Lors de sa réception à  l’Académie Française, au fauteuil numéro 29, Amin Maalouf, écrivain franco-libanais, avait fait comme c’est la coutume, un discours en hommage à  son prédécesseur, Claude Levi-Strauss. Il avait été frustré dans son exercice, car il aurait voulu rendre hommage aussi, à  deux autres occupants de ce fauteuil, Joseph Michaud, et Ernest Renan. Mais c’était trop complexe, car il y avait déjà  beaucoup à  dire sur Levi-Strauss.

    Faire d’une frustration un éloge

    Il a transformé sa frustration en un magnifique petit livre, simple, facile à  lire, passionnant : Un fauteuil sur la Seine. Il a simplement décidé d’écrire un petit chapitre sur chacun des occupants du fauteuil 29 de l’Académie, depuis sa création (vous pouvez découvrir la liste sur la page wikipedia de l’essai). J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre. On y découvre l’histoire de cette belle institution (d’abord une histoire d’amitié entre de jeunes gens épris de beaux-arts, de ballades et de repas partagés, avant d’être récupérée/protégée par Richelieu). On y découvre aussi des auteurs complètement inconnus, oubliés, et d’autres au contraire qui font partie de la « grande » histoire. Le format permet en une série de 18 petits portraits très humbles et très fidèles, de parcourir, en accéléré, l’histoire de France de 1634 à  nos jours. Vraiment un régal. L’écriture est précise, fluide, et le propos emprunt d’une grande passion pour l’histoire et la vie de ces hommes dont Amin Maalouf est devenu, directement et indirectement, le successeur.

    J’avais bien aimé Le premier siècle après Béatrice, un des romans de Maalouf, étrange et inquiet. J’avoue avoir adoré ce « Fauteuil sur la Seine ». Et cela m’a permis de relire une partie du texte qu’il avait écrit sur le thème du doute (Eloge du doute), dont une phrase figure en bonne place dans ma collection personnelle de citations :

    Le doute, chez moi, n’est pas une absence de croyance, c’est un mode de croyance.

    Amin Maalouf
  • Histoire de la philosophie occidentale

    Histoire de la philosophie occidentale

    J’ai fini il y a quelques mois le formidable livre de Bertrand Russell, « Histoire de la philosophie occidentale » (éditions Les belles lettres).

    Les idées, et leurs auteurs

    C’est un livre formidable, mêlant philosophie bien sûr, mais aussi histoire de la pensée : Russell, dans sa plongée historique, met l’accent sur des auteurs. C’est-à -dire qu’il donne des éléments permettant de comprendre d’une part, qui était tel ou tel philosophe, et dans quel contexte il a produit ses idées, et d’autre part ce que ce philosophe a apporté au monde (idées, théories, ouvrages, actions.
    Les chapitres sont assez courts, donc faciles à  lire séparément, comme un lit on feuilleton ou comme on regarde une série, et le style est stimulant et drôle. Russell n’est jamais dans la révérence par rapport à  ces grands penseurs (au contraire), et il ne se prive jamais de souligner ce qui dans les théories des uns ou des autres a pu se révéler complètement faux. Il ne se prive pas non plus de mettre en avant les décalages parfois profonds entre les théories professées, et les manières de vivre de ceux qui les portaient.

    Amour de la vérité

    Pour finir de vous convaincre de lire cette somme indispensable, un dernier mot. Russell fait partie des philosophes qui ne sont pas « que » philosophes : wikipedia et sa biographie nous montrent qu’il était « mathématicien, logicien (il a croisé Popper au Cercle de Vienne), philosophe, épistémologue, homme politique et moraliste ». Esprit très large, critique au sens positif du terme. Ce qui me touche dans le livre de Russell, et je crois que c’est en lien avec cette formation scientifique et philosophique, c’est son amour sincère, humble et rationnel de la vérité. Je lui laisse donc le mot de la fin (cité d’ailleurs en épilogue de l’excellentissime Impostures intellectuelles) :
    Le concept de « vérité », compris comme dépendant de faits qui dépassent largement le contrôle humain, a été l’une des voies par lesquelles la philosophie a, jusqu’ici, inculqué la dose nécessaire d’humilité. Lorsque cette entrave à  notre orgueil sera écartée, un pas de plus aura été fait sur la route qui mène à  une sorte de folie – l’intoxication de la puissance qui a envahi la philosophie avec Fichte et à  laquelle les hommes modernes, qu’ils soient philosophes ou non, ont tendance à  succomber. Je suis persuadé que cette intoxication est le plus grand danger de notre temps et que toute philosophie qui y contribue, même non intentionnellement, augmente le danger d’un vaste désastre social.

  • Il était une fois …

    Il était une fois …

    Je vais bientôt changer de fonction au sein de mon entreprise : d’ingénieur de recherche, je vais devenir community manager. Cette mutation aura pris du temps, de l’énergie, et c’est une véritable joie : j’ai réussi à  marier ma passion pour les blogs et le web, les réseaux sociaux et les rapports humains avec mon travail et ma formation initiale de physicien.

    Comme j’en parle souvent, je me rends compte à  quel point le fait de raconter l’histoire de ce changement, me fait la déformer, ou en tout cas la « former ». Je lui donne forme en le racontant. Toute histoire est faite de choix : le point de départ, l’ordre du récit, l’importance donnée à  tel ou tel détail, à  tel ou tel personnage, l’angle choisi pour la raconter. Il n’existe pas de mémoire exacte des évènements vécus : il n’existe que des récits, des reconstructions.

    J’ai décidé de ne pas subir ce processus, mais de m’en servir. Au lieu de laisser cette histoire se raconter toute seule au fur et à  mesure de mes échanges, je vais profiter de ce blog pour la raconter, et pour la construire. Le but est double :

    • profiter de cette expérience d’auto-narration pour capitaliser l’année qui vient de se passer, et en tirer toute les leçons. M’essayer à  la description juste des sentiments. Les émotions étant à  la base de la mémoire, comment une histoire vécue pourrait-elle s’en passer ?
    • partager cette expérience vécue sous un angle qui nécessite de tenir l’ego à  distance : le but est de se focaliser sur les erreurs, et donc sur ce que j’ai appris, en espérant que ça puisse être utile à  d’autres. Le but n’est pas de se glorifier, mais de partager l’expérience.

    A bientôt, donc, pour l’épisode 1.

  • DLL – Les thèses du rationalisme cartésien

    Chapitre Premier : Raison et évolution

    Les thèses du rationalisme cartésien

    Telle devient l’attitude caractéristique du constructivisme cartésien, avec son mépris pour la tradition, la coutume et l’histoire en général. Seule la raison de l’homme devait le rendre capable de bâtir à  neuf la société. Cette façon de voir « rationaliste » avait en fait la signification d’une rechute dans des modes de pensée anthropomorphiques de jadis. Elle amorça une propension renouvelée à  attribuer l’origine de toutes les institutions de la culture à  l’invention et au plan préconçu. La morale, la religion et la loi, le langage et l’écriture, la monnaie et le marché avaient été, pensait-on, élaborés délibérément par quelqu’un, ou, du moins devaient à  un tel dessein chaque perfection qu’ils présentaient. Cette façon intentionnaliste ou pragmatique de représenter l’histoire trouva son expression la plus complète dans la conception de la formation de la société par un contrat social, d’abord dans Hobbes puis dans Rousseau qui, à  bien des égards, était un disciple direct de Descartes.

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