Année : 2018

  • L’islamisme et nous

    L’islamisme et nous

    Pierre-André Taguieff est un penseur rigoureux et sérieux. Il est chercheur, et ça se sent dans son ouvrage consacré à  l’islamisme – « L’islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu » – : bourré de références, orienté sur la connaissance, et sur la précision conceptuelle. Il y a également du courage dans son propos, car même en étant rigoureux, il balance un certain nombre de vérités qui vont à  rebrousse-poil du politiquement correct.
    J’avoue être resté un peu sur ma faim, mais c’est parce que je connais ce sujet mieux que d’autres, pour avoir passé un certain temps à  me renseigner. Si vous connaissez déjà  bien l’islam, ce qu’est l’islamophobie, ce que sont les débats qui agitent les anti-racistes et les racistes (parfois les mêmes personnes, certains anti-racistes affichés sont complètement racialistes voire racistes!), alors le livre n’est peut-être pas nécessaire. Sinon, dépêchez-vous de l’acheter : c’est une très bonne manière d’aller vite au fond du sujet, sans raccourcis. L’effort de Taguieff est un effort pour penser l’altérité de l’islamisme, qui n’est pas pensable uniquement avec nos catégories de démocratie libérale, pluraliste, ouverte et tolérante. Le fait religieux y est central, le fait politico-religieux pour être plus précis.

    17 thèses sur l’islamisme

    En fin d’ouvrage on trouve une liste de de 17 thèses sur l’islamisme qui valent le détour : vous pouvez les découvrir dans cet article du Huffington Post. Vous pouvez aussi aller lire cette interview accordé à  Marianne sur le sujet.
    Bref, à  lire rapidement.

  • La loi naturelle et les Droits de l’Homme

    La loi naturelle et les Droits de l’Homme

    Je viens de terminer le recueil de six conférences que Pierre Manent a donné, en mars 2018, dans le cadre de la Chaire Etienne Gilson, publié sous le titre « La loi naturelle et les Droits de l’Homme ». J’avais déjà  eu l’occasion de faire la recension ici d’un de ses livres (Situation de la France), et j’ai retrouvé avec plaisir ce penseur rigoureux, sincère, et épris de vérité. Mon modeste billet reviendra sur quelques points clés de ce livre, et quelques interrogations qu’il a provoqué. Pour en savoir plus, et mieux, je vous recommande d’aller lire la très bonne interview de Pierre Manent par Valeurs Actuelles, ou encore, mais c’est antérieur à  ce livre, le dialogue mémorable organisé par le magazine L’incorrect entre Pierre Manent et Rémi Brague.

    Eléments

    Pierre Manent décrit comment la logique de « droits » attachés à  la personne humaine a constitué une rupture, pour le pire et pour le meilleur. Il revient surtout sur le pire dans son livre. Notamment un point essentiel : en passant aux Droits de l’Homme, on a mis le doigt dans une évolution complexe, faisant glisser le rapport à  la nature d’un point de vue à  un autre. Dans l’idée d’une loi naturelle, il y avait une forme d’acceptation de « règles » données/à  découvrir/à  suivre. La Loi naturelle, c’est selon Pierre Manent :

    cet ensemble de règles qui ordonnent nécessairement la vie humaine et que pourtant les hommes n’ont pas faites. Ce sont les règles qui à  la fois fixent des limites et offrent des orientations à  notre liberté. Elles sont données à  l’homme avec sa nature et sa condition.

    La liberté sans limites

    Avec la notion de droits attachés à  chaque personne, nous changeons la perspective : même si les deux notions (loi naturelle et droits naturels) sont proches, la logique de droits naturels récuse celle de Loi naturelle et nous fait entrer dans une logique de « pure liberté, comme capacité illimitée d’ordonner à  notre guise la vie humaine. La revendication, virulente et même féroce, de cette pure liberté, de cette capacité illimitée, nous livre à  l’arbitraire d’une volonté prétendant tirer d’elle-même sa règle. Au bout du compte, s’il n’y a pas de ”loi naturelle », il n’y a rien pour guider la liberté humaine. La loi naturelle est la seule défense sérieuse contre le nihilisme. »
    Fort de ce point de départ, Pierre Manent aborde entre autres les points suivants :

    • la logique de droits de l’homme introduit la notion d’individu (plutôt que de personne), c’est-à -dire une sorte d’atome abstrait, portant l’intégralité du potentiel humain. Faisant fi de toutes les différences culturelles et individuelles, ce concept d’individu, très générique, et très abstrait, utile pour penser l’universel, manque une partie de ce que sont les humains de fait, pour mettre en avant une égalité totale (de droits), visant un idéal. Cela sépare le réel (l’être) et l’idéal (le devoir être), en rendant presque impossible la réconciliation des deux, puisque l’idéal est dessiné sur un modèle abstrait et partiel de l’humain.
    • Le droit qui décrivait adossé à  la Loi, une frontière principalement négative (ce qu’on ne peut pas faire), devient le domaine de l’expression de tout ce que les humains ressentent et désirent. Les droits deviennent un outil pour légitimer tout ce que nous voulons être. L’exemple du mariage gay analysé par Pierre Manent décrit très bien tout cela, avec notamment la perte de la nuance entre privé/intime et public. Pour revendiquer le « droit à « , chacun est sommé d’étaler sur la place publique son intimité, ses ressentis, sa vie privée.
    • La notion d’autonomie, si prisée à  notre époque, est très critiquée par Manent, comme étant partiellement sans aucun sens lorsqu’on parle d’un individu : l’autonomie ne peut se concevoir, pour un humain, que dans un cadre qui délimite son action (cadre au sens large, c’est-à -dire règles et contraintes structurant l’action). Se donner à  soi-même sa propre loi (ce qui est le sens de l’autonomie) n’a pas de sens puisque nos actions dépendent de lois (dont la loi naturelle) qui ne sont pas créés par l’homme.

    Logique d’action

    En fin connaisseur de Machiavel, Pierre Manent propose une voie pour sortir de tous ces délires : penser à  nouveau l’individu comme un être agissant, et donc toujours intégrer dans la réflexion sur la loi et les règles, ainsi que dans le champ de la morale, des éléments de ce qu’est l’action.

    • la première notion importante est celle du couple commandement/obéissance. Il n’y pas d’action sans commandement, et obéissance. Que l’on veuille distinguer ces modes d’actions ou non, ils sont présents. Les structures de commandement/décision sont toujours là , les endroits où c’est l’obéissance aussi (à  la loi, aux régles, aux dirigeants, etc…). Notre pensée de l’action est limitée par la non-prise en compte de ces éléments.
    • Pierre Manent propose également de revenir aux motifs humains de l’action. Trois éléments permettent de décrire les critères de valeur de nos actes : l’utile, l’agréable, et le noble (juste, bon, honnête). Ces 3 piliers sont les motivations de nos actes, et doivent permettre de sortir de l’éternelle tension entre être et devoir-être (ce qu’est la morale finalement), pour se recentrer sur des choses plus pragmatiques, plus dans l’action.

    Interrogations

    Tous ces éléments me paraissent très utiles, et pertinents. Je partage maintenant avec vous quelques interrogations, et critiques qui me sont venues à  la lecture de cet excellent livre.

    • une critique tout d’abord, qui est le pendant des qualités du livre : analytique, rigoureux, mais au point d’en être impersonnel. A de nombreuses reprises, la situation philosophique que décrit Pierre Manent nous révolte, et on sent qu’il ne l’approuve pas (notamment la manière de penser des individus coupés de tout contexte, dont les droits sont uniquement des moyens de se faire croire que l’on peut être ce que l’on désire). Mais on n’a jamais sa position à  lui. Il reste curieusement en retrait, dans une position compréhensible de chercheur, qui regarde tout cela de loin. Il manque du Pierre Manent dans son livre.
    • La charge portée en fin de livre contre le libéralisme me parait assez fragile, et peu convaincante. D’une part parce qu’il critique le libéralisme comme étant porteur de cette vision extensive des « droits à « , ce qui est loin d’être vrai. Par ailleurs, il regarde tous les sujets du point de vue d’une réflexion sur l’Etat, ce qui limite considérablement la portée du propos : la société ne résume pas aux structures législatives et de commandement portée par le gouvernement ou les assemblées représentatives. Pierre Manent dit ouvertement ne pas penser utile la notion d’ordre spontané, ou catallaxie. A nouveau, un vrai point aveugle dans sa pensée, très constructiviste, et qui manque toute la réflexion puissante et importante des libéraux de l’école autrichienne, notamment la pensée développée par Hayek dans « Droit, législation et liberté », portant sur les institutions, leur évolution, et ce que l’on peut mettre dans les notions de lois et de réglementation. Par ailleurs, il laisse penser que le libéralisme est une philosophie qui voit la liberté comme une sorte d’absolu sans limite, ce qui n’est absolument pas le cas. Le libéralisme considère que la liberté ne va pas sans le respect des règles communes, qui s’appuient notamment sur des institutions sociales comme la propriété et la responsabilité. Il manque la pensée libérale dans sa réflexion, ce qui est assez surprenant quand on prétend la critiquer et l’affubler d’un certain nombre de maux.
    • Un dernier point : dire qu’un des motifs de l’action humaine est la recherche de l’action noble (juste, bonne, etc…) me convient très bien. Mais comment définit-on le « noble » et le « bon » ? On ne peut pas discuter de cette question, surtout avec une logique d’action, sans rentrer dans le contenu de ce terme. Des humains jugent noble et juste de tuer pour faire gagner leur cause : peut-on mettre ce « noble »-là , au même niveau que le commandement « Tu ne tueras point » ? Certainement pas. Il faut donc assumer que le contenu positif mis en avant pour penser le « devoir-être » n’est pas un simple paramètre interchangeable. C’est le coeur de la discussion, escamoté il me semble par Manent. Il manque un peu de courage peut-être à  Pierre Manent pour ne pas tomber dans une forme de relativisme. Tout ne se vaut pas. Si l’on veut parler de visée universaliste, il faut assumer que certaines cultures sont plus aptes que d’autres à  dégager des valeurs/règles/structures universelles. Ce n’est pas juger les individus qui en ressortent que d’affirmer cela, c’est simplement continuer à  vouloir chercher la vérité. L’universalisme, qui est le sujet du livre, contient (dans tous les sens du terme) un impérialisme : si quelque chose est « bon » (noble, honnête, juste) universellement, alors souhaitons que ce « bon » devienne la règle. L’universalisme est en tension avec le respect des différences culturelles : ne pas en discuter limite la portée de la discussion.

    Bref : très bon livre, riche de notions complexes rigoureusement exposées, mais manquant d’ampleur et de prise de position.

  • Hérétiques et Orthodoxie

    Hérétiques et Orthodoxie

    Je ne remercierai jamais assez Jacques de Guillebon, ami et néanmoins rédac’ chef de l’excellent magazine L’incorrect, de m’avoir conseillé, lors d’une de nos soirées arrosées, la lecture de Gilbert Keith Chesterton. C’est un auteur extraordinaire que je viens de découvrir ! Les deux livres phares de Chesterton sont « Hérétiques » (1905), et « Orthodoxie » (1908). Ils forment un tout, et viennent d’être réédités, et très bien traduits, aux éditions Flammarion, dans la collection Climats.

    Auteur incroyable

    Chesterton a un style incroyable, vif, plein de bon sens et d’humour, très corrosif, et nourrissant en permanence sa réflexion de paradoxes apparents. Son premier recueil, « Hérétiques », est une succession de petits chapitres où il critique un certain nombres d’auteurs de son époque : R. Kipling, H.G. Wells, G.B. Shaw. Il les loue en même temps pour leurs qualités, et reconnait une grande cohérence dans leur pensée. Mais, justement, il pense que leur manière de penser le monde est fausse. Et il explique pourquoi. D’une manière générale, Chesterton (et je suis d’accord à  100% avec lui là -dessus) pense que notre « vision du monde » importe. Que la manière de concevoir le monde structure beaucoup de choses, et peut faire aller dans de bien mauvaises directions. Chesterton a entretenu de nombreuses controverses, par écrit, avec d’autres auteurs (dont G.B. Shaw), et je trouve cela très inspirant, et utile.

    « Orthodoxie » pour expliquer « Hérétiques »

    Suite à  ce premier recueil, véritablement pamphlétaire, plusieurs critiques lui ont adressé le reproche d’être certes un très bon polémiste, et un bon destructeur des positions des autres, mais que sa position à  lui n’était pas explicite. C’est le sujet du deuxième livre, « Orthodoxie », que de tenter d’expliquer sa position. Je suis en plein milieu, et je me régale. Il commence par expliquer que ça ne sera pas un système philosophique, mais plutôt une autobiographie débraillée. Et il démarre en expliquant qu’il se considère comme une navigateur qui serait partit découvrir l’Inde, et qui aurait découvert … l’Angleterre ! Je laisse comme toujours le mot de la fin à  l’auteur, en citant un (long) passage de l’introduction pour donner aussi une idée de son style (mais vraiment, vraiment, lisez Chesterton!) :
    Mais j’ai une raison particulière de faire allusion au yachtman qui découvrit l’Angleterre. Car je suis cet homme à  bord d’un yacht. J’ai découvert l’Angleterre. Je ne vois pas comment ce livre pourrait ne pas avoir un caractère égotiste. Et je ne vois pas comment (à  la vérité) il pourrait ne pas être ennuyeux. Le manque d’intérêt m’affranchira toutefois du reproche que je déplore le plus, celui d’être désinvolte. […] C’est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas. C’en est une autre de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien et de réjouir de constater qu’il a l’air d’un animal qui n’existerait pas. On recherche la vérité, mais il se peut que l’on poursuivre d’instinct les vérités les plus extraordinaires. Je dédie ce livre, avec mes sentiments les plus chaleureux, à  tous les braves gens qui détestent ce que j’écris, et le considèrent (à  juste titre, pour autant que je le sache) comme une piètre facétie ou une unique et exténuante plaisanterie. Car si ce livre est une plaisanterie, c’est une plaisanterie qui me vise. Je suis l’homme qui a eu la suprême audace de découvrir ce qui avait déjà  été découvert. S’il est un élément de farce dans les pages qui suivent, la farce est à  mes dépens, car ce livre raconte comment j’ai cru être le premier homme à  fouler le sol de Brighton avant de m’apercevoir que j’étais le dernier à  le faire. Il raconte les aventures dignes d’un éléphant à  la poursuite de l’évidence. Personne ne trouver mon cas plus risible que je ne le trouve moi-même ; aucun lecteur ne peut m’accuser ici de chercher à  le ridiculiser : c’est moi qui suis la risée de cette histoire, et aucun rebelle ne me chassera de mon trône. J’avoue librement toutes les ambitions idiotes de la fin du XIXe siècle. Comme tous les autres petits garçons solennels, j’ai essayé d’être en avance sur mon époque. Comme eux, j’ai taché d’avoir quelques dix minutes d’avance sur la vérité. Et je me suis rendu compte que j’étais en retard de dix-huit cents ans.
    En proclamant mes vérités, j’ai forcé ma voix avec une douloureuse exagération juvénile. Et j’ai été puni de la manière la plus appropriée et la plus drôle : tout en conservant mes vérités, j’ai découvert non pas qu’elles n’étaient pas vraies, mais simplement qu’elles n’étaient pas les miennes. Alors que je me croyais seul, je me trouvais en réalité dans une position ridicule puisque j’étais soutenu par toute la chrétienté. Il se peut, le Ciel me pardonne, que j’aie tenté d’être original, mais je ne suis parvenu qu’à  concevoir, en solitaire, une modeste copie des traditions existantes de la religion civilisée. Le yachtman croyait être le premier à  découvrir l’Angleterre ; j’ai cru être le premier à  découvrir l’Europe. Je me suis évertué à  créer ma propre hérésie, jusqu’à  ce que je me rende compte, en y appliquant les dernières touches, que c’était l’orthodoxie.
    Il est possible que le récit de cet heureux fiasco divertisse quelque lecteur. Il se pourrait qu’un ami ou un ennemi s’amuse en lisant comment la vérité d’une légende disparue ou l’imposture d’une philosophie majeure m’a peu à  peu appris ce que j’aurais pu apprendre dans mon catéchisme, si je l’avais jamais appris. Il peut être, ou ne pas être, assez amusant de lire comment j’ai finalement trouvé dans un club anarchiste ou dans un temple babylonien ce que j’aurais pu trouver dans l’église paroissiale la plus proche. Si quelqu’un a envie d’apprendre comment les fleurs des champs, les réflexions entendues dans un omnibus, les vicissitudes de la politique ou les souffrances de la jeunesse se sont assimilés dans un certain ordre pour produire une certaine adhésion à  l’orthodoxie chrétienne, cet homme-là  peut éventuellement lire ce livre. Mais il y a en toute chose une répartition raisonnable du travail. J’ai écrit le livre et rien au monde ne saurait m’inciter à  le lire.

  • Politique et éthique [bis]

    Politique et éthique [bis]

    J’avais il y a quelque temps publié un article pour essayer de dégager/construire une grille de positionnement politique. Les commentaires (et les discussions avec certains en chair et en os) m’avaient conduit à  chercher un peu plus, et à  rencontrer le cadre conceptuel d’Arnold Kling.

    Cadre conceptuel d’Arnold Kling

    J’étais tombé sur le blog de Nicomaque (alias Damien Theillier), que j’ai eu la chance de côtoyer à  l’époque de mon activité de blogueur politique (LHC et compagnie). L’article en question revient sur le découpage proposé par Arnold Kling, économiste et membre du CATO institute. Ce découpage consiste à  expliquer qu’il existe trois types de pensées politiques : conservatrice, progressiste et libérale. Chacune ayant sa grille de lecture, sa tension centrale, son axe entre un Bien et un Mal. Ces différentes grilles de lecture du monde expliquent en partie la difficulté de dialoguer entre courants politiques. Je vous invite à  lire l’article de Nicomaque en entier, il vaut le détour. Pour rappel je recolle ici les tensions identifiées par Kling :

    PROGRESSISME
    Opprimés <————————-> Oppresseurs

    CONSERVATISME
    Civilisation <————————-> Barbarie

    LIBÉRALISME
    Libre-choix <————————-> Coercition

    Adaptation et mise en image

    Je les ai modifiées un peu, car je trouvais intéressant les points suivants :

    • chaque tension peut être lue comme un axe Bien/Mal. J’ai donc modifiée celui des progressistes pour le formuler avec un Mal (l’oppression) et un Bien (l’Egalité). De même, pour les libéraux, étant connaisseur de la pensée libérale, le terme de coercition me parait inadapté. Les libéraux ne sont pas contre l’application de la Loi, ils sont contre son extension infinie par la réglementation constructiviste. J’ai donc choisi le terme d’irresponsabilité (un peu faible, mais qui décrit mieux le positionnement libéral).
    • Un axe Bien/Mal m’a envoyé dans un registre moral, au sens propre du terme. Qu’est-ce que la morale, si ce n’est cette tension entre l’être et le devoir-être ? L’être, c’est le réel. Et le devoir-être, c’est le monde de l’idéal visé. Intéressant pour tempérer les velléités idéologiques. Rester relié au réel, bien sûr. Mais aussi accepter que les autres courants de pensée disent quelque chose de ce réel qui est tout aussi recevable.
    • j’ai tenté de formuler ce qui peut être commun aux courants de pensée (pris deux à  deux) sur les bords du triangle. Par construction, chaque courant trouverait ce qui l’oppose aux deux autres sur le bord opposé du triangle.

    Le résultat est la figure qui illustre l’article. Qu’en pensez-vous ? Est-ce que cela fonctionne à  votre avis ? Seriez-vous capable de vous positionner dans un des courants ? Lequel est le plus loin de vous ? Dans mon cas, cela fonctionne pas trop mal. Je me sens libéral-conservateur (si je devais choisir, car par ailleurs je crois au Progrès…)

  • Vérité & Science

    Vérité & Science

    On transmet essentiellement la passion de la vérité, et sa quête. [Chantal Delsol, dans Un personnage d’aventure].

    Je fais mienne cette belle phrase. La recherche de la vérité, sa quête, est un élément essentiel de notre vie, et de ce qu’on transmet à  nos enfants. Puisque cet élément est central, il convient de ne pas rester dans le flou, et de préciser ce qu’est la vérité, sa nature, et d’identifier les moyens d’accès à  cette vérité.

    Passons par la science

    Ce modeste billet ne prétendra pas faire le tour de cette question, mais simplement partager avec vous quelques éléments que je trouve structurants. Je suis scientifique, et je crois que ce que la science nous a appris de la vérité est très utile. Ne pas s’en servir dans d’autres domaines, y compris dans ceux où la notion de vérité n’a pas exactement le même sens, serait une erreur. Faisons donc, pour comprendre la vérité, un petit détour par la Science et la connaissance.
    J’ai récemment planché devant des doctorants de l’Ecole des Mines. J’avais été challengé pour venir présenter mon travail, bien sûr, mais aussi les rapports que j’avais pu entretenir avec la connaissance, en thèse, en recherche, en R&D, mais aussi dans mes activités actuelles de conception innovante. Et j’ai fait l’exercice avec beaucoup de plaisir : identifier en quoi notre rapport à  la connaissance a pu évoluer est un exercice passionnant. Dans ce cadre, j’ai tenté d’apporter ma « vision » de la science, et j’ai identifié 4 points qui me paraissent fondamentaux et qui sont structurants pour la science et la démarche scientifique.

    • un postulat : le postulat de base de la science, c’est que le réel existe. Cela parait bête, mais c’est plus important qu’il n’y parait. Ce postulat est fondamental : il existe une réalité, un tout, qui est du coup un objet d’étude possible. Le mot de « une » réalité est important aussi. Le concept d’une réalité unique, conduit à  une logique d’unification qui en science a donné des résultats impressionnants.
    • un mystère : un des mystères les plus forts se trouve à  la base de la démarche scientifique. Le réel est modélisable. Einstein avait bien exprimé ce mystère : « Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. » Oui : on parvient assez bien à  décrire les phénomènes physiques avec des modèles, avec des équations, et on parvient à  comprendre ces phénomènes. Ce n’était pas obligé. Mais c’est le cas. Le monde n’est peut-être pas rationnel, mais la raison permet de très bien le comprendre.
    • une démarche : la démarche scientifique est une démarche d’aller-retour entre ces modèles théoriques, et ce réel qu’ils prétendent décrire. « Rien de plus pratique qu’une bonne théorie », disait Kurt Lewin. La démarche est de confronter les modèles avec la réalité et voir où ils fonctionnent, et où ils ne fonctionnent pas.
    • une posture : dans le continuité de la démarche du point précédent, il y a une posture qui va à  l’encontre de nos modes de fonctionnement et qui est celle de la science. C’est le réel qui tranche. Dans les allers-retours modèles/expérience, c’est le réel, ce sont les faits qui ont raison. Nos modèles sont par définition faux en partie ; ils sont donc aussi en concurrence les uns avec les autres pour expliquer au mieux la réalité.

    La science est donc une démarche, adossée à  un postulat et à  un mystère, et dont la rigueur est garantie par une posture particulière.

    Il me semble que ce qui est requis est un sain équilibre entre deux tendances: celle qui nous pousse à  scruter de manière inlassablement sceptique toutes les hypothèses qui nous sont soumises et celle qui nous invite à  garder une grande ouverture aux idées nouvelles. Si vous n’êtes que sceptique, aucune idée nouvelle ne parvient jusqu’à  vous; vous n’apprenez jamais quoi que ce soit de nouveau; vous devenez une détestable personne convaincue que la sottise règne sur le monde — et, bien entendu, bien des faits sont là  pour vous donner raison. D’un autre côté, si vous êtes ouvert jusqu’à  la crédulité et n’avez pas même une once de scepticisme en vous, alors vous n’êtes même plus capable de distinguer entre les idées utiles et celles qui n’ont aucun intérêt. Si toutes les idées ont la même validité, vous êtes perdu: car alors, aucune idée n’a plus de valeur. Carl Sagan

    Deux autres éléments sont importants pour la réflexion sur la vérité. Comment le savoir progresse-t-il, et quel rapport entretient-il avec l’inconnu ?

    Progrès des connaissances

    La connaissance scientifique ne se construit pas uniquement par ajout régulier de nouvelles connaissances. Bien sûr, nous ajoutons peu à  peu des connaissances. Mais ces faits, ces connaissances s’insèrent dans des macros-modèles, des paradigmes. Il y a dans l’histoire des sciences des moments de rupture, des changements de paradigmes. Thomas Kuhn en a parlé, et je retiens cette petite phrase pour illustrer mon propos, qui dit cela et montre aussi l’aspect collectif de la science :

    […] une nouvelle théorie, quelque particulier que soit son champ d’application, est rarement ou n’est jamais un simple accroissement de ce que l’on connaissait déjà . Son assimilation exige la reconstruction de la théorie antérieure et la réévaluation de faits antérieurs, processus intrinsèquement révolutionnaire qui est rarement réalisé par un seul homme et jamais du jour au lendemain.
    Thomas Kuhn

    Rapport à  l’inconnu

    Le processus de recherche de la vérité, et de construction du savoir, n’est pas une restriction des choses inconnues. Comme Popper l’a très bien dit :

    La solution d’un problème engendre toujours de nouveaux problèmes, irrésolus. […] Plus nous en apprenons sur le monde, plus nous approfondissons nos connaissances, et plus est lucide, éclairant et fermement circonscrit le savoir que nous avons de ce que nous ne savons pas, le savoir que nous avons de notre ignorance.

    L’inconnu, le nombre de choses inconnues, augmente. Plus nous en savons, plus nous accroissons le nombre de problèmes formulables, sans réponses pour le moment.
    Ce qui a fait écrire à  Levi-Strauss :

    Le savant n’est pas l’homme qui fournit de vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions.

    Claude Levi-Strauss (1908 – 2009) anthropologue et ethnologue français.

    L’inconnu n’est pas l’ennemi de la science, le mystère non plus. La science aide à  définir la limite entre le connu et l’inconnu. La science distingue et pose la frontière, ce qui est logique car la science est rationnelle par définition.

    Et la vérité dans tout ça ?

    Alors ? Qu’est que ces éléments nous apprennent sur la vérité, et sur notre rapport à  la vérité… ? J’en retiens deux choses, que je trouve applicable aussi bien en sciences, que dans les champs politiques et moraux. Ces deux choses sont deux facettes du pluralisme critique.

    • La première, c’est que la vérité ultime n’existe pas. La Vérité n’est pas un objet défini accessible. C’est un processus de construction des connaissances, qui accroît en même temps le nombre de choses inconnues. La vérité, c’est une exigence permanente. La vérité absolue n’existe pas, certes, mais la vérité existe tout de même et l’exemple de la science montre qu’il est possible de s’en approcher. C’est une idée indispensable. Sans l’idée de vérité, il n’y a que du relativisme, et du nihilisme.
    • La deuxième, et dans la continuité de la première, c’est qu’il faut accorder une grande place à  la confrontation des idées, des théories, et une capacité collective à  écarter les moins bonnes théories, les moins bonnes idées. Je crois que cela est vrai aussi bien en science, que dans le domaine politique. Il faut un pluralisme critique. Le pluralisme critique est l’attitude qui consiste, à  considérer, contre le dogmatisme, qu’il est impossible de détenir la vérité absolue ; mais à  considérer aussi, contre le scepticisme, qu’il est possible de rectifier ses erreurs et donc de s’approcher de la vérité. Plusieurs théories peuvent être en concurrence mais celles qui sont réfutées par l’expériences sont clairement fausses.

    Sur ce thème, il faut citer bien sûr Popper, qui s’en était fait un ardent défenseur :

    Le pluralisme critique est la position selon laquelle, dans l’intérêt de la recherche de la vérité, toute théorie — et plus il y a de théories, mieux c’est — doit avoir accès à  la concurrence entre les théories. Cette concurrence consiste en la controverse rationnelle entre les théories et en leur élimination critique. [Karl Popper]

    Et sur ce thème de la vérité, je laisse le mot de la fin à  un fin scientifique et épistémologue, Gaston Bachelard, qui rappelle que la vérité est aussi un outil pour la spiritualité :

    Il vient un temps où l’esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit. Alors l’instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s’arrête.

    Gaston Bachelard (1884 – 1962) philosophe français des sciences, de la poésie, de l’éducation et du temps.

  • Comment vivre sa vie ?

    Comment vivre sa vie ?

    Après avoir terminé « Le bourreau de l’amour« , d’Irvin Yalom, j’avais partagé avec vous ce qu’il estime être les 4 difficultés existentielles :

    J’ai découvert que quatre données sont particulièrement pertinentes en matière de psychothérapie : l’aspect inéluctable de la mort, pour chacun de nous et ceux que nous aimons; la liberté de diriger notre vie comme nous l’entendons; notre solitude fondamentale; et enfin, l’absence d’une signification ou d’un sens évident de l’existence. Pour oppressantes que soient ces données, elles contiennent les germes de la sagesse et de la rédemption.

    Il m’a semblé très intéressant, puisque chacun de nous est confronté à  ces 4 difficultés existentielles, de partager la manière que nous avons, chacun, d’y apporter des éléments de réponses (les fameux germes de sagesse et de rédemption). Je commence, mais le but est bien sûr que vous complétiez avec vos propres réponses, votre propre manière de vivre votre vie.

    On va tous mourir !

    C’est notre condition animale, avant même d’être humaine. Nous sommes mortels. Notre condition humaine, c’est de le savoir, et de ne rien pouvoir y faire. Comme dirait Laborit, nous voilà  dans des conditions parfaites d’inhibition de l’action, donc d’angoisse. A vrai dire, cette question a beaucoup évolué pour moi. A vingt ans, je pensais que c’était LA question centrale (j’avais été très marqué par la lecture du Mythe de Sisyphe). Ma position avait évoluée en lisant Les Essais de Montaigne, dont je retiens cette magnifique formule :

    Je veux que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.

    Il m’apparaît, avec Montaigne, et en moins stoïcien, que la question est plus complexe : comment vivre sachant que nous allons mourir ? Par ailleurs, maintenant que je suis devenu père, cette question s’est transformée/complétée à  nouveau en : comment contribuer à  construire un monde où il fait bon vivre pour mes enfants ?

    Je suis responsable !

    Le deuxième problème que nous avons, comme si ça ne suffisait pas, est bien d’être libres. Libres en partie, donc en partie responsables. On ne peut pas se cacher éternellement derrière les conditions de notre vie. Nous sommes en charge de mener notre vie. Bien sûr, certains se font détruire dès le plus jeune âge, et parler de responsabilités dans ces cas-là  est très difficile. Mais néanmoins, pensons-y à  deux fois : nier la responsabilité, c’est nier la liberté. Ce thème de la liberté est un thème central, à  la fois dans une réflexion sociale, collective, mais aussi dans une démarche éthique ou morale. Je garde précieusement cette phrase de Rémi Brague, car je la trouve éclairante sur le sujet :

    la liberté n’est pas un moyen, mais une fin ; la seule fin en soi est la liberté. Encore faut-il comprendre que cette liberté n’est pas celle de se rendre l’esclave de ses penchants les plus stupides, voire les plus suicidaires, mais au contraire de laisser libre cours en soi à  l’excellence humaine.

    Voilà  qui montre bien, à  mes yeux, un chemin et une manière de penser sa propre liberté.

    Je suis seul !

    Chacun de nous, quelque soit son degré de solitude ou de socialisation, est néanmoins confronté à  une limite biologique. Nous sommes enfermés dans une structure physiologique. On est toujours tout seul au monde, disait l’artiste. J’avoue que cette difficulté existentielle est moindre pour moi. Je suis extraverti, et j’ai vite trouvé, dans ma famille, dans ma vie, des humains avec qui tisser des liens de qualité, des relations enrichissantes. Je crois que c’est la seule manière de sortir de cette difficulté, et probablement la seule manière d’être « heureux » (si tant est que ce mot puisse vouloir dire quelque chose).

    La vie n’a pas de sens !

    Pour ceux qui lisent ce blog, ou qui me connaissent, ce dernier point est plus névrotique chez moi que les autres. Il suffit de regarder le nombre d’articles que j’ai tagué « sens » pour s’en rendre compte. Je dirais que c’est un point de difficulté, certes, mais aussi un plaisir de construire autour de ce thème une spiritualité, une approche qui soit personnelle, tout en restant exigeante sur la recherche de la vérité. J’en suis arrivé à  l’idée que le « sens » n’est ni une donnée de l’existence (révélée, ou transcendante), ni quelque chose qui se construit de manière purement abstraite, mais bien plutôt une fonction humaine, qui nous permet de mesure l’alignement entre nos croyances et nos actions. Il n’y a pas de sens absolu, certes, mais ce n’est pas pour cela que la question du sens nous est étrangère. La question du sens déborde donc rapidement sur celle des croyances. Et donc sur la question du Bien (ou du Juste et du Beau). Et l’état de ma réflexion, sur ce point, est assez claire : il me semble que nous découvrons, peu à  peu, ce que sont les règles du Bien. De la même manière que pour les sciences, il me semble qu’il y a, en morale, des changements de paradigmes, des points de passages, de rupture. On peut toujours torturer en 2018; mais personne ne peut faire semblant de croire que cela est Bon, ou Juste. Nous avons vu émerger des règles morales universelles. Cela est très naïf, je l’avoue. Mais c’est là  où j’en suis. A vous de jouer, en commentaire ? Vos réponses m’intéressent au plus haut point.