Dans Platon a rendez-vous avec Darwin, le haut fonctionnaire Vincent Le Biez signe un bel essai en forme de cabinet de curiosités : stimulant, riche, et varié, mais manquant de structure et de profondeur.
Rencontre(s) entre les sciences et la politique
La thÚse du livre, exposée explicitement dans le dernier chapitre, est claire et puissante :
Mobilisant des connaissances trĂšs variĂ©es, tant scientifiques que philosophiques, Vincent Le Biez, jeune haut fonctionnaire, se livre Ă Â un brillant exercice de style, structurĂ© autour de couples de penseurs. Chaque chapitre rapproche les pensĂ©es dâun scientifique et dâun philosophe ou penseur politique : Sadi Carnot se retrouve ainsi appariĂ© avec Hannah Arendt, Ernst Ising avec Alexis de Tocqueville, ou encore Platon avec Darwin. Sur ce dernier exemple, la thĂ©orie de lâĂ©volution du scientifique anglais, qui montre que les ĂȘtres vivants Ă©voluent, et que cette Ă©volution nâest pas le fruit dâun dessein, est mise en opposition avec la pensĂ©e de Platon oĂč, au contraire, lâordre des choses, statique, rĂ©pond Ă Â un dessein et Ă Â volontĂ© de perfection. Riche discussion, seulement esquissĂ©e dans lâessai, sur la tĂ©lĂ©onomie, le finalisme, et les diffĂ©rentes conceptions du monde. Ce livre est dâautant plus stimulant quâil expose avec clartĂ© et maĂźtrise la pensĂ©e dâauteurs nombreux, tant en sciences quâen philosophie politique.
Manque de rigueur et dâaudace
Il se dĂ©gage pourtant de la lecture une sensation de papillonnage, et dâune pensĂ©e qui part dans tous les sens. Sous la brillance intellectuelle, on se retrouve avec des idĂ©es somme toute assez peu originales, ce qui nâest du reste pas anormal, car les hybridations intellectuelles aux interstices des disciplines nâont pas attendues Vincent Le Biez pour ĂȘtre faites. Il y a par ailleurs quelques raccourcis dans la maniĂšre dont la pensĂ©e des auteurs est retranscrite. Hayek, par exemple, nâa jamais pris « lâordre spontanĂ© » pour la « valeur suprĂȘme ». Hayek plaçait la libertĂ© au-dessus de tout, et lâordre spontanĂ© est simplement un phĂ©nomĂšne quâil a grandement contribuĂ© Ă Â caractĂ©riser, notamment ses conditions dâexistences. La mĂ©thode analogique utilisĂ©e a les dĂ©fauts de ses qualitĂ©s : riche en intuition, stimulante, mais conduisant souvent Ă Â des choses peu rigoureuses. Et si les thĂ©ories scientifiques sont bien exposĂ©es, les idĂ©es des philosophes ou penseurs politiques le sont de maniĂšre un peu plus lĂ©gĂšre.
Par ailleurs, pourquoi lâauteur Ă©prouve-t-il le besoin de se cacher derriĂšre ces analogies scientifiques pour livrer son point de vue politique ? Il nây a pas besoin de passer par la thĂ©orie des membranes pour redire, en le citant, ce que Claude LĂ©vi-Strauss avait dĂ©jĂ Â analysĂ© Ă Â propos des limites au mĂ©lange entre des cultures diffĂ©rentes. Lâapproche alternative proposĂ©e par lâauteur, Ă Â la suite de Prigogine et Bertalanffy, montre ses limites. Une approche visant Ă Â pouvoir tout marier, une sorte dâen mĂȘme temps philosophique. Une synthĂšse dont la « neutralitĂ© » serait garantie par son origine scientifique. Vincent Le Biez explique que cette approche partage des choses avec tous les courants de pensĂ©e, du socialisme au conservatisme en passant par le libĂ©ralisme, lâĂ©cologie politique ou le progressisme.
Une pensĂ©e politique qui fait lâimpasse sur le conflit
Câest oublier un peu vite que les humains ne sont pas des molĂ©cules, et les sociĂ©tĂ©s sont des systĂšmes complexes pas comme les autres. Les humains attachent dans leur rĂ©flexion, et dans leur apprĂ©hension de lâordre politique et social, une importance cruciale Ă Â la notion de vĂ©ritĂ©. Une composante qui semble avoir Ă©tĂ© un peu vite Ă©cartĂ©e par lâauteur, dans son mouvement dâĂ©quilibriste centriste (comprĂ©hensible pour un haut-fonctionnaire en poste) : Les vĂ©ritĂ©s, en politique, sâaffrontent la politique est aussi le lieu du conflit, et de choses, dâidĂ©es, qui sâexcluent mutuellement. Les vĂ©ritĂ©s, en politique, sâaffrontent. Le socialisme nâest pas compatible avec libĂ©ralisme, pas plus que le progressisme avec le conservatisme. Faire coexister dans la sociĂ©tĂ© ces approches et pensĂ©es divergentes, avec tolĂ©rance, en assumant dâavoir des adversaires politiques, câest le gĂ©nie de la dĂ©mocratie occidentale. Mais cette coexistence ne fait pas disparaĂźtre les diffĂ©rents et les conflits profonds entre ces courants de pensĂ©e. Sans conflit dâidĂ©es, sans dĂ©saccords, la pensĂ©e politique nâest quâune soupe tiĂšde politiquement correcte.
Cette recension a d’abord Ă©tĂ© publiĂ©e sur le site du magazine L’incorrect (lien). Je les remercie d’avoir bien voulu publier ce modeste article, et de leur confiance.