Sous ce titre formidable – Ce que n’est pas l’identitĂ©, Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, signe un livre non moins formidable. Formidable par sa concision, sa clartĂ©, sa grande richesse (Nathalie Heinich a consacrĂ© sa vie de chercheuse Ă ce thĂšme de l’identitĂ©), et sa structure implacable.
ModĂšle de l’identitĂ©
L’auteur commence par dĂ©tailler tout ce que n’est pas l’identitĂ©, pour nous faire avancer, peu Ă peu, vers le modĂšle de l’identitĂ© qu’elle a proposĂ©. Elle termine par un chapitre oĂč elle donne une dĂ©finition de l’identitĂ©, et une post-face oĂč elle dĂ©crit, de maniĂšre transparente, sa propre relation Ă ce thĂšme.
Son modĂšle est le suivant (voir schĂ©ma) : l’identitĂ© est Ă la fois la perception que nous avons de nous-mĂȘme (autoperception), la maniĂšre que l’on a de se prĂ©senter aux autres (prĂ©sentation), et la maniĂšre dont nous sommes perçus par les autres (dĂ©signation).
Je trouve ce modĂšle extrĂȘmement utile pour penser la question de l’identitĂ©. Il permet d’aller plus loin que les modĂšles binaires, intĂ©ressants par ailleurs pour commencer Ă comprendre la complexitĂ© du sujet, et parce qu’elle dĂ©crivent des clivages importants. Elle mentionne – entre-autres – deux modĂšles « binaires » :
- celui de Paul Ricoeur, basĂ© sur la contradiction logique contenu dans le mot identitĂ©. Ipse (ce qui nous rend unique, ce qui nous diffĂ©rencie d’autrui), et idem (ce qui nous assimile avec un ou des groupes de rĂ©fĂ©rences)
- celui de Robert K. Merton, basĂ© sur la distinction entre les caractĂ©ristiques ascribed (« prescrites », celle qui nous sont attachĂ©es par notre naissance, race, milieu social, sexe, etc..) et acquired (« acquises », celles qui sont l’objet de nos choix).
Ces modĂšles binaires, structurants et intĂ©ressants, tendent à « reconduire une opposition individu/sociĂ©tĂ© qui charrie beaucoup d’impensĂ©s et d’illusions – au premier rang desquelles celle selon laquelle il pourrait exister des individus indĂ©pendants d’une sociĂ©tĂ©. »
Quelques caractĂ©ristiques de l’identitĂ©
Elle complexifie, et nuance, et enrichie l’utilisation de ce modĂšle en le faisant rĂ©sonner avec les trois plans « ontologiques » de Lacan : RĂ©el, Imaginaire, Symbolique, en redĂ©finissant et en clarifiant leur sens (cela me rappelle les travaux sur les imaginaires auxquels j’avais eu la chance de participer). Le plan du RĂ©el est celui de la situation dans laquelle on se trouve, le plan Imaginaire est celui du rĂŽle que l’on endosse, et le plan Symbolique est celui de la place qu’on occupe.
Nathalie Heinich insiste sur une propriĂ©tĂ© fondamentale de l’identitĂ© : « elle ne se manifeste que lorsqu’elle pose problĂšme. » En effet, dans les cas oĂč les 3 moments sont Ă peu prĂšs cohĂ©rents, il n’y a pas Ă proprement parler de question d’identitĂ©. C’est lorsque la dissociation/tension entre les 3 moments devient forte (penser Ă de la discrimination, raciale ou sexuelle), que les problĂšmes d’identitĂ© surgissent. Parler d’identitĂ©, c’est dĂ©jĂ assumer qu’il y ait une tension dans cette identitĂ©.
La cohĂ©rence identitaire est un Ă©lĂ©ment fondamental de la compĂ©tence Ă la vie sociale et, au-delĂ , du bonheur d’exister.
Je pense que cet ouvrage devrait faire partie du programme du Lycée : tout le monde y gagnerait, personnellement comme collectivement, pour comprendre une partie de ce qui se joue dans nos relations interpersonnelles.
Pour finir, je vous livre, Ă la fin (comme Nathalie Heinich dans son livre), la dĂ©finition qu’elle propose pour l’identitĂ© :
L’identitĂ©, c’est la rĂ©sultante de l’ensemble des opĂ©rations par lesquelles un prĂ©dicat est affectĂ© Ă un sujet/objet
Il faut absolument lire ce livre indispensable, solide, rigoureux.
Note de fin : J’ai dĂ©couvert en Ă©crivant cet article que Nathalie Heinich avait fait l’objet d’une sordide pĂ©tition/campagne de dĂ©nigrement lorsqu’elle avait obtenu le prix PĂ©trarque de l’essai. Sa rĂ©ponse et les messages de soutien qu’elle a reçus sont disponibles ici.