J’ai commandĂ© l’essai d’Isaiah Berlin, « A contre-courant », aprĂšs avoir lu le bouquin de Vargas Llosa, « L’appel de la tribu« . Il parlait de Berlin comme d’un grand intellectuel, d’une grande honnĂȘtetĂ©, et sa vie digne d’un roman attisait encore un peu plus la curiositĂ©. Je n’ai pas Ă©tĂ© déçu.
Berlin, magistral historien des idées
Berlin Ă©tait effectivement un grand intellectuel, Ă Â en juger par les textes regroupĂ©s dans « A contre-courant. Essais sur l’histoire des idĂ©es. » Berlin passe en revue des auteurs variĂ©s, en soulignant Ă Â chaque fois pourquoi ils Ă©taient « à  contre-courant » de certains paradigmes ou dogmes de leur Ă©poque. Notamment des penseurs anti-rationalistes ou des contre-lumiĂšres.
Si l’on devait rĂ©sumer l’approche et l’attitude d’Isaiah Berlin en quelques mots clefs, je dirai qu’il est :
- rigoureux et Ă©rudit : tel un chercheur, cet historien des idĂ©es fait preuve d’une rigueur impressionnante dans ses analyses, d’une grande objectivitĂ© Ă©galement. Il est par ailleurs extrĂȘmement Ă©rudit, et la somme de rĂ©fĂ©rences citĂ©es pour chaque petit chapitre laisse songeur. Quel travail !
- adogmatique et pluraliste : plus qu’objectif comme je l’Ă©crivais, Berlin sait se glisser dans la pensĂ©e et la vie des auteurs qu’il Ă©tudie. Il ne s’occupe pas de chercher un accord entre ses propres idĂ©es et celles des auteurs, mais Ă Â Ă©clairer comment leur pensĂ©e, complexe, souvent moins cohĂ©rente que celle, plus systĂ©mique, des LumiĂšres, parvient nĂ©anmoins Ă Â Ă©clairer et Ă Â apporter Ă Â l’humanitĂ©. Un vrai pluralisme philosophique.
L’exemple de Machiavel
J’ai Ă©tĂ© particuliĂšrement impressionnĂ© par le chapitre sur Machiavel, que je connais un peu. Comme dans une enquĂȘte, Berlin cherche pourquoi Machiavel est toujours aussi mystĂ©rieux, commentĂ©, et suscite autant d’interprĂ©tations diffĂ©rentes. Il contredit la version classiquement dĂ©fendue, Ă Â savoir que Machiavel aurait sĂ©parĂ© la morale de la politique, ce qui en ferait un auteur sulfureux. Preuve Ă Â l’appui, auteurs nombreux Ă Â l’appui, il montre qu’une autre hypothĂšse est plus probable. Loin d’ĂȘtre un auteur a-moral, Machiavel a « simplement », sans en faire mention explicitement, construit son oeuvre sur une morale diffĂ©rente de la morale chrĂ©tienne dominante Ă Â son Ă©poque. Machiavel tient des raisonnements appuyĂ©s sur une morale paĂŻenne, prĂ©-chrĂ©tienne, et c’est probablement ce qui a choquĂ© et continue de choquer les lecteurs.
Machiavel institue une opposition (…) entre deux façons de concevoir la vie, et par consĂ©quent entre deux morales. L’une est la morale du monde paĂŻen : les valeurs essentielles sont le courage, l’Ă©nergie, la force d’Ăąme devant l’adversitĂ©, la rĂ©ussite dans les affaires publiques, l’ordre, la discipline, le bonheur, la force, la justice. l’important, surtout, est d’affirmer ses revendications lĂ©gitimes, et de disposer d’un pouvoir et de connaissances suffisants pour pouvoir les satisfaire. (…) Machiavel y voit les meilleurs moments de l’humanitĂ©, et, en bon humaniste de la Renaissance, souhaite les faire revivre. Face Ă Â cet univers moral (…), on trouve, d’abord et avant tout, la morale chrĂ©tienne. L’idĂ©al chrĂ©tien met au premier plan la charitĂ©, la misĂ©ricorde, le sacrifice, l’amour de Dieu, le pardon accordĂ© aux ennemis, le mĂ©pris des biens de ce monde, la foi dans la vie future. Les chrĂ©tiens croient au salut de l’Ăąme individuelle, qui possĂšde, Ă Â leurs yeux, une valeur infinie, qui est bien plus importante en tout cas que l’objectif politique ou social, ou tout autre objectif terrestre, quel qu’il soit, sans aucune commune mesure avec des considĂ©rations d’ordre Ă©conomique, militaire ou esthĂ©tiques quelconques.
Comme le dit trĂšs bien Berlin, Ă Â la fin de ce chapitre trĂšs dense et passionnant :
L’Ă©thique de Machiavel, comme celle d’Aristote et de CicĂ©ron, est une Ă©thique sociale et non individuelle.
A contre-courant
Comme le dit trĂšs bien Roger Hausheer (spĂ©cialiste de Berlin), qui prĂ©face le livre, Berlin est aussi Ă Â contre-courant parce qu’il va chercher des auteurs parfois peu connus, et parce qu’il a identifiĂ© qu’ils ont, d’une maniĂšre ou d’une autre, par leurs pensĂ©es « à  contre-courant » de leur Ă©poque, enrichi, prĂ©figurĂ©, rendu possible les Ă©volutions futures de divers courants de pensĂ©e. Et donnĂ© Ă Â voir, Ă Â penser, une maniĂšre d’ĂȘtre « humain » qui sans ĂȘtre nĂ©cessairement celle qui est la nĂŽtre, vient l’enrichir de reflets nouveaux, complĂ©mentaires, indispensables. Ainsi, nous suivons, de maniĂšre passionnante et toujours enrichie d’Ă©lĂ©ments de biographies forts utiles, des Ă©lĂ©ments de pensĂ©e de Vico, Hamann, Herzen, Sorel ou une rĂ©flexion sur Verdi, basĂ©e sur la pensĂ©e de Schiller. Et quelques autres plus connus que sont Montesquieu, Machiavel et Hume. Pour terminer, le mot de la fin de la prĂ©face d’Hausheer me parait bien rĂ©sumer l’attitude et la musique qui se dĂ©gage des essais de Berlin regroupĂ©s dans « A contre-courant » :
Si l’on peut attribuer Ă Â Berlin une ontologie, elle consisterait Ă Â dire que ce qui existe de la façon la plus incontestable, et dont nous avons la connaissance la plus directe et la moins criticable, ce sont les ĂȘtres humains, placĂ©s dans une conjoncture historique donnĂ©e – nous-mĂȘmes et les autres, c’est-Ă Â -dire des hommes concrets, individuels, uniques, autonomes, libres et responsables Ă Â des degrĂ©s divers. Nous avons une vie intĂ©rieure, faite de pensĂ©es, de sentiments, d’Ă©motions, nous formulons consciemment des principes et des buts, et nous nous efforçons de nous y conformer dans nos activitĂ©s extĂ©rieures. Vouloir rĂ©duire ces rĂ©alitĂ©s aux lois et aux catĂ©gories des sciences de la nature, moins intelligibles parce que purement causales ou statistiques – ou vouloir les transformer, ce qui ne vaut pas mieux, en Ă©lĂ©ments fonctionnels dans le cadre d’un systĂšme abstrait quelconque, mĂ©taphysique, tĂ©lĂ©ologique, ou mĂ©canique – mĂȘme si la tĂąche diabolique, humaine, ou divine, que l’on s’est fixĂ©e, en devient plus facile, c’est vouloir nier, en fin de compte, ces vĂ©ritĂ©s, les plus immĂ©diates, les plus frappantes, que tous les hommes connaissent au sujet d’eux-mĂȘmes. Bien souvent, on finit par s’en prendre Ă Â ces vĂ©ritĂ©s mĂȘmes, qu’on enferme, qu’on Ă©touffe, qu’on mutile, avec les consĂ©quences que l’on sait, et qui apparaissent avec Ă©vidence dans les essais (d’Isaiah Berlin). (…) Des voies diffĂ©rentes, qui toutes permettent Ă Â l’homme de s’acheminer vers sa pleine rĂ©alisation, peuvent se croiser et se bloquer rĂ©ciproquement. Des entitĂ©s d’une valeur intrinsĂšque ou d’une beautĂ© inestimables autour desquelles un individu ou une civilisation pourraient vouloir construire tout un genre de vie, se trouvent engagĂ©es dans des conflits mortels. L’issue en est, forcĂ©ment, l’Ă©limination d’un des protagonistes, et donc une perte absolue et irrĂ©mĂ©diable. La tendance gĂ©nĂ©rale des Ă©crits de Berlin est de souligner et de creuser cette idĂ©e de conflit et de perte inĂ©vitables, pour mieux faire ressentir la nĂ©cessitĂ© des choix absolus. Il a mis Ă Â mal ces visions, gĂ©nĂ©ratrices d’harmonie et de tranquillitĂ©, qui, certes, attĂ©nuent la souffrance et les causes de tension, mais qui, en mĂȘme temps, sapent la vitalitĂ© et l’Ă©nergie des hommes, et leur font oublier ce qu’ils ont d’essentiellement humain. Sans cesse, il nous rappelle au sentiment de la libertĂ© et de la responsabilitĂ© qui sont les nĂŽtres. Lorsqu’on rassemble ses Ă©crits, dispersĂ©s dans tant de revues et de pĂ©riodiques souvent inaccessibles, on se trouve devant un des exposĂ©s les plus complets, les plus convaincants, les plus impressionnants et les plus satisfaisants qui aient jamais Ă©tĂ© fait de la conception intĂ©gralement libĂ©rale et humaniste de l’homme et de la condition humaine.C’est pourquoi ils mĂ©ritent d’ĂȘtre mis Ă Â la disposition des hommes de notre temps.