CatĂ©gorie : 📚 Livres

  • Le Design

    Le Design

    En 2015, StĂ©phane Vial, philosophe et chercheur en design français (maintenant Ă©migrĂ© au Canada), a publiĂ© aux Editions PUF le Que Sais-je ? » « Le Design ». C’est un remarquable ouvrage, passionnant et d’une grande clartĂ©. Il donne un Ă©clairage Ă  la fois historique, philosophique et Ă©pistĂ©mologique sur le Design en tant que discipline.

    Méthodes de conception

    Si le Design est en gĂ©nĂ©ral associĂ© Ă  l’essor de l’industrie et aux arts dĂ©coratifs au XIXe siĂšcle, StĂ©phane Vial montre que ses racines sont fondamentalement liĂ©es Ă  la naissance du projet architectural Ă  la Renaissance, et notamment dans les travaux de Brunelleschi. Ce dernier formalise la sĂ©paration entre conception et rĂ©alisation.

    VoilĂ  pourquoi l’invention du projet en architecture n’est rien d’autre que la naissance de la mĂ©thode dans le domaine de la conception. DĂ©sormais, la conception est une travail mĂ©th-odique, c’est-Ă -dire un cheminement (odos, « la route, la voie ») sĂ©quencĂ©, fractionnĂ©, dĂ©coupĂ© et encadrĂ© par la raison. StĂ©phane Vial

    Si l’histoire du Design montre bien que les batailles idĂ©ologiques et philosophiques sont nombreuses autour du sens mĂȘme de la discipline, l’auteur montre bien que cette racine perdure et constitue la colonne vertĂ©brale du Design. Par exemple, il cite plus loin Roger Tallon, grand designer français :

    Le design n’est ni un art, ni un mode d’expression, mais bien une dĂ©marche crĂ©ative mĂ©thodique qui peut ĂȘtre gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă  tous les problĂšmes de conception.

    Roger Tallon (1929 – 2011) designer français, considĂ©rĂ© comme le pĂšre du design industriel français

    Tension idéologique

    Il y a une tension intrinsĂšque dans le Design liĂ©e Ă  son essence, Ă  ses racines et Ă  son histoire : approche mĂ©thodique, qui a participĂ© Ă  l’essor industriel formidable de la fin du XIXe et du XXe, il s’est Ă©galement structurĂ© comme discours critique et esthĂ©tique en rĂ©action Ă  l’industrialisation massive, Ă  la standardisation et au consumĂ©risme. StĂ©phane Vial montre bien cela en l’illustrant avec des designers emblĂ©matiques de certains de ces courants, en prĂ©cisant avec une rare clartĂ© les « modĂšles philosophiques » (et visions du design) dont ils sont les porteurs : William Morris pour le Arts & Craft (1860), Henry Van de Velde pour l’Art nouveau (1900), Walter Gropius pour le Bauhaus (1919), Raymond Loewy pour l’Industrial design (1929) ou encore Jacques ViĂ©not pour l’EsthĂ©tique industrielle (1951).
    L’ouvrage est sur point tout Ă  fait passionnant : il parvient Ă  esquisser les grandes lignes de ce vastte tableau en restant trĂšs clair, et suffisamment dĂ©taillĂ©. Cette histoire est fascinante.

    Extension du domaine du Design

    StĂ©phane Vial montre ensuite comment le Design – et c’est bien naturel compte tenu de ses racines – a vu ses limites s’Ă©tendre dans un mouvement d’ »éclipse de l’objet » (Findeli & Bousbaci) :

    L’Ă©clipse ne signifie pas une disparition de l’objet, mais un changement de prioritĂ©, l’objet devenant secondaire au sein d’une expĂ©rience au service des acteurs.


    Source de l’image : Projekt
    L’auteur dĂ©crit de maniĂšre trĂšs claire diffĂ©rents modĂšles du projet en design (Conception-rĂ©ception, Double Diamant, modĂšle de projet selon D. Newman, Design Thiking). Je connais mieux cette partie, et j’ai Ă©tĂ© un peu surpris de voir que, si Armand Hatchuel et le CGS de l’Ecole des Mines Ă©tait citĂ© dans l’introduction, les travau du CGS n’Ă©taient pas mentionnĂ©s dans cette partie sur les thĂ©ories & mĂ©thodes en Design. Compte tenu de la qualitĂ© de l’ouvrage, j’en dĂ©duis qu’il existe des guerres de chapelles. Ce n’est qu’une hypothĂšse.

    Manifeste trop ambitieux ?

    Le livre termine sur un « Manifeste pour le renouveau social et critique du design« . Je trouve Ă  titre personnel qu’il est clair et bien construit et j’en partage les intentions, mĂȘme s’il oublie un peu, Ă  mon sens, de parler explicitement de mĂ©thode crĂ©ative, et de pragmatisme qui Ă  mon sens sont indissociables du Design. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, je pense que ce manifeste n’a pas complĂštement clarifiĂ© le sens du mot « social » : prĂ©tendant dĂ©passer le clivage créé par son usage, il en reconduit le caractĂšre « tautologique ». Toute activitĂ© humaine est sociale. J’y vois la marque du constructivisme11. Par exemple, on peut s’appuyer sur le concept de catallaxie qui caractĂ©rise notre Ă©poque, injectant de la politique dans tout et dans toutes choses, et perpĂ©tuant l’illusion funeste que les humains « structurent » le monde, en oubliant que le monde, ses lois, son organisation, sont en grande partie hors de notre portĂ©e. Tout n’est pas « design-able ». Le design doit savoir, mĂȘme sur les aspects sociaux, connaĂźtre ses limites.
    Ce ne sont que des remarques tout Ă  fait marginales : j’ai trouvĂ© cet ouvrage splendide, extrĂȘmement bien structurĂ© et clair, passionnant. A lire en prioritĂ© par tous ceux qui, de prĂšs ou de loin, ont des activitĂ©s de conception.

  • Il n’y a pas de Ajar

    Il n’y a pas de Ajar

    C’est un petit livre brillant, drĂŽle, intelligent, et – je crois que c’est le meilleur compliment que je pourrais faire Ă  l’autrice – paradoxal. Il est paradoxal Ă  plein d’Ă©gards : son sous-titre (« Monologue contre l’identité ») envoie dans une fausse direction (j’y reviendrai plus loin), sa structure (une prĂ©face de 30 pages pour un texte de 64 pages) indique un jeu de miroir entre l’auteur, son texte, ses personnages, bien en lien avec le sujet, mais montre aussi une hybridation de style entre l’essai et la fiction.

    Brillant objet multiformes

    Ce qui est sĂ»r c’est que Delphine Horvilleur, femme rabbin, Ă©crivaine, livre une magistrale oeuvre d’art sur l’identitĂ©, avec comme propos de rejeter non pas l’identitĂ©, mais le dĂ©sir de puretĂ© dans l’identitĂ©. S’appuyant sur le « camĂ©lĂ©on » Romain Gary – Emile Ajar, elle souffle des idĂ©es puissantes, tissĂ©es entre elles trĂšs habilement, pour rejeter les identitĂ©s prescrites, et chanter les louanges de la libertĂ© des identitĂ©s choisies, mais aussi passagĂšres, inconscientes, mĂȘlĂ©es, imaginĂ©es, hors-contextes. C’est une ode Ă  la crĂ©ation, au roman, et Ă  l’imagination, enracinĂ©e dans l’Ă©trange personnalitĂ© multiple de Gary, et adossĂ©e par moment aux plus vieilles des histoires : celles de la Bible. C’est aussi un bel Ă©loge du langage, et du sens qu’il peut (ap)porter. Le livre, en moins angoissant, m’a fait penser Ă  la scĂšne des miroirs dans la Dame de ShangaĂŻ. On pourrait reprocher Ă  l’autrice sa virtuositĂ©, mais ce serait comme reprocher Ă  Cziffra de jouer la Campanella avec trop de brio !

    Le paradoxe de l’identitĂ©

    Je trouve ce livre admirable, mais il me semble mĂ©riter, non pas une critique, mais une remarque. Ce n’est pas un essai sur l’identitĂ©, bien sĂ»r, mais on voudrait organiser, sur ce thĂšme, un Ă©change entre Nathalie Heinich et Delphine Horvilleur : en effet, le modĂšle de Heinich de l’identitĂ© sur trois plans, apporte plein de questions et d’Ă©clairages au texte d’Horvilleur.
    Il me semble, ainsi, que c’est un bien grand luxe que de pouvoir ainsi rejeter les identitĂ©s prescrites, quand Ă  l’Ă©vidence on a eu l’occasion d’en avoir une, transmise, apprise, travaillĂ©e. Descendante de survivants des camps de concentration, on ne devient pas rabbin par hasard. Le problĂšme de l’identitĂ© ce n’est pas du on/off, c’est un travail, un cheminement, que Delphine Horvilleur a fait, et continue Ă  faire, visiblement, mais pour livrer une histoire en forme de pirouette esthĂ©tique. Prendre la libertĂ© de jouer avec son identitĂ© implique d’ĂȘtre suffisamment stable sur cette identitĂ© : on ne joue qu’avec ce qui existe. Rechercher la cohĂ©rence identitaire est tout aussi important que de ne pas s’enfermer dans une recherche de puretĂ© identitaire.

    La cohĂ©rence identitaire est un Ă©lĂ©ment fondamental de la compĂ©tence Ă  la vie sociale et, au-delĂ , du bonheur d’exister. Nathalie Heinich

    Par ailleurs, j’ai le sentiment Ă  la lecture, que la grande intelligence d’Horvilleur, capable de crĂ©er des liens entre toutes choses, crĂ©ative, brillante, montre aussi une sorte de frĂ©nĂ©sie virevoltante de rĂ©cits. Les rĂ©cits restent des rĂ©cits, et s’ils ouvrent – c’est aussi leur fonction – sur du sens, de la tolĂ©rance, une capacitĂ© Ă  vivre d’autres vies, d’autres filiations, ils prĂ©sentent aussi l’inconvĂ©nient d’ĂȘtre imaginaires, et fictifs. Il est intĂ©ressant, aussi, de savoir recoller au rĂ©el. La vĂ©ritĂ©-correspondance ne doit pas ĂȘtre abandonnĂ©e pour la vĂ©ritĂ©-cohĂ©rence. Ce n’est pas antinomique. A nouveau, comprendre qu’il n’y a pas nĂ©cessairement de frontiĂšres nettes entre nos diffĂ©rentes identitĂ©s, n’est pas synonyme de dissolution complĂšte de l’identitĂ©. La rĂ©alitĂ© est que ces rĂ©cits nous structurent, et sont autant de tuteurs pour guider notre identitĂ©. A quoi servirait un tuteur sans plant qui s’en sert pour grandir ?
    Mais ce ne sont que des remarques Ă  la marge : j’ai pris un grand plaisir Ă  lire ce livre simple et complexe, profond et lĂ©ger, paradoxal et clair.

  • HermĂšs de vives voix

    HermĂšs de vives voix

    Luc Charbin signe ce beau livre, co-signe pourrait-on dire, car sa femme Alice Charbin l’a illustrĂ©, et Ă  la maniĂšre des livres pour enfants, il n’y aucune page de texte sans illustration.
    Ce livre raconte, par le biais de trĂšs courts rĂ©cits, une petite partie des histoires de l’entreprise HermĂšs : des anecdotes, des faits marquants ou sortant de l’ordinaire, quelques Ă©popĂ©es rocambolesques, des bouts de parcours de vie tout entier dĂ©diĂ©s Ă  l’excellence et au savoir-faire d’un mĂ©tier, des scĂšnes drĂŽles, des Ă©clairages sur certains moments de l’histoire de la « maison ».
    J’ai trouvĂ© ce livre trĂšs agrĂ©able Ă  lire – je l’ai dĂ©vorĂ© – et trĂšs fin : sous les brefs rĂ©cits et les souvenirs, se dessinent en filigrane des vies marquĂ©es par le lien trĂšs puissant avec la maison HermĂšs, et par le goĂ»t de l’excellence. Une prĂ©sentation lĂ©gĂšre, mais qui donne des accĂšs Ă  des histoires chargĂ©es en Ă©motions, en souvenirs, en heures passĂ©es Ă  la tĂąche. C’est une trĂšs Ă©lĂ©gante maniĂšre de raconter ces parcours.
    L’introduction, signĂ©e par la directrice du patrimoine d’HermĂšs (Menehould du Chatelle), apporte une information cruciale, et qui donne une profondeur et une perspective supplĂ©mentaire Ă  ces jolis textes : ces rĂ©cits ont Ă©tĂ© tirĂ©s du « trĂ©sor des archives orales d’HermĂšs » ! HermĂšs a en effet, depuis les annĂ©es 1960, commencĂ© une collecte des souvenirs de ses employĂ©s, constituant un patrimoine « d’archives orales » sans cesse enrichi. Je trouve cette idĂ©e si simple et belle, si puissante, si sensĂ©e, que je trouve tout Ă  fait regrettable qu’elle ne soit pas plus rĂ©pandue dans les autres entreprises. C’est en effet une remarquable maniĂšre de reconnaĂźtre le travail des femmes et des hommes, et de transmettre le fruit de travail. Ce livre en est la preuve.
    Merci au site Lolo le blog, oĂč j’ai piquĂ© l’image de la couverture.

  • La fin de la chrĂ©tientĂ©

    La fin de la chrétienté

    Chantal Delsol a publiĂ© il y a quelques mois « La fin de la chrĂ©tienté ». Comment se constate la fin de la ChrĂ©tientĂ© ? Quels en sont les ressorts moraux et philosophiques ? Quelles perspectives ? C’est Ă  ces questions que Chantal Delsol rĂ©pond dans ce court essai, stimulant, sobre mais Ă©rudit, qui force Ă  prendre de la hauteur.

    Inversion normative

    ConsidĂ©rant les 16 siĂšcles de la ChrĂ©tientĂ© (du IVĂš siĂšcle jusqu’Ă  nos jours), l’auteur y soutient la thĂšse que nous sommes arrivĂ© un moment d’inversion normative pour notre civilisation. Tout comme le christianisme a fait son essor en inversant certaines normes morales (passage du paganisme au christianisme), nous sommes en train de vivre une autre inversion morale. En partie parce que la religion chrĂ©tienne n’a plus l’envie de rĂ©gner (c’est cela la fin de la ChrĂ©tientĂ© : la fin de l’Ăšre oĂč les institutions politiques sont organisĂ©es autour, et appuyĂ©es sur, des valeurs morales chrĂ©tiennes et en lien avec les institutions religieuses), et en partie par le jeu de forces externes Ă  la religion.
    Quelle est cette inversion normative que nous sommes en train de vivre et que Chantal Delsol voit comme le marqueur de la fin de la chrĂ©tientĂ© ? Elle concerne les normes de conduites : les diffĂ©rentes « lois sociĂ©tales » montrent un univers moral oĂč la libertĂ© est devenue folle et considĂ©rant que tout ce que la technique peut, nous pouvons le faire au nom de libre dĂ©termination de chacun. Une sorte d’auto-nomie dĂ©sincarnĂ©e, sans limites. Mais tout cela n’est que le fruit, et le signe, de « l’inversion ontologique » plus large et profonde que Delsol dĂ©crit : nous sortons du monothĂ©isme pour aller vers une forme paganisme, polythĂ©isme, ou cosmothĂ©isme. MoĂŻse avait fait passer son peuple du polythĂ©isme au monothĂ©isme, et nous vivons, depuis plus d’un siĂšcle, une autre inversion qui nous fait sortir du monothĂ©isme. On pourrait se demander s’il s’agit d’une « inversion », ou d’une « évolution » ? Comme le rappelait Larmore :

    Dieu est si grand qu’il n’a pas besoin d’exister. Cela est l’essence du processus de sĂ©cularisation qui a si profondĂ©ment influencĂ© la sociĂ©tĂ© moderne. Le reniement des idoles, le respect pour la transcendance de Dieu sont ce qui a conduit Ă  relever Dieu de la fonction d’expliquer l’ordre de la nature et le cours de l’histoire. Expliquer quelque chose par l’action divine ou la Providence revient toujours Ă  mettre Dieu parmi les causes finies que nous avons dĂ©jĂ  dĂ©couvertes ou que nous pouvons imaginer. DĂšs lors que nous nous rĂ©solvons Ă  laisser Dieu ĂȘtre Dieu, nous ne pouvons plus utiliser Dieu Ă  nos fins cognitives.

    Rapport contemporain à la Vérité

    Chantal Delsol dĂ©crit comment le rĂ©gime de vĂ©ritĂ© n’est plus le mĂȘme. En quittant la chrĂ©tientĂ©, et l’exclusivisme judĂ©o-chrĂ©tien du rapport Ă  la vĂ©ritĂ©, le rapport religieux Ă  la transcendance, nous n’abandonnons pas la vĂ©ritĂ©, nous sommes simplement dans un autre rĂ©gime de vĂ©ritĂ©. La vĂ©ritĂ© « rĂ©vĂ©lĂ©e » n’a plus de sens, mais la vĂ©ritĂ© a toujours un sens, qui vient en partie du paradigme scientifique : est vrai ce qui est correspond au rĂ©el. Elle ajoute Ă  juste titre que nous avons maintenant un rapport syncrĂ©tique Ă  la vĂ©ritĂ©, pluraliste, agnostique et plus humble :

    Autrement dit : ce qui peut nous permettre de renouer le lien entre l’histoire et la vĂ©ritĂ©, ce n’est ni la dogmatique du vrai (thĂ©ories du ProgrĂšs ou des Droits de l’homme rigidifiĂ©s), ni l’oubli du vrai (mythes postmodernes), mais plutĂŽt la clandestinitĂ© du vrai, qui fait de sa recherche une quĂȘte humble et spirituelle, jamais dĂ©finitive.

    HonnĂȘtetĂ© et sagesse

    Elle se prĂ©sente comme catholique traditionaliste, mais sait prendre le point de vue d’autres qu’elle. Elle dĂ©crit bien, par exemple, en quoi les humains rejettent les « autres » mondes des religions :

    Sous le cosmothĂ©isme, l’homme se sent chez lui dans le monde, qui reprĂ©sente la seule rĂ©alitĂ© et qui contient Ă  la fois le sacrĂ© et le profane. Sous le monothĂ©isme, l’homme se sent Ă©tranger dans ce monde immanent et aspire Ă  l’autre monde – c’est bien par exemple ce que Nietzsche reprochait aux chrĂ©tiens. Pour le monothĂ©isme, ce monde n’est qu’un sĂ©jour. Pour le cosmothĂ©iste, il est une demeure. L’esprit postmoderne est fatiguĂ© de vivre dans un sĂ©jour ! Il lui faut une demeure bien Ă  lui, entiĂšre dans ses significations. Il redevient cosmothĂ©iste parce qu’il veut rĂ©intĂ©grer ce monde comme citoyen Ă  part entiĂšre, et non plus comme cet « étranger domicilié », ce chrĂ©tien dĂ©crit par l’anonyme de la Lettre Ă  DiognĂšte. Il veut Ă  prĂ©sent se trouver Ă  son aise dans le monde immanent dont il fait partie intĂ©grante, sans avoir besoin de rĂȘver ou de tisser ou d’espĂ©rer un autre monde, qui le laisse sĂ©parĂ© de lui-mĂȘme. Il veut vivre dans un monde autosuffisant qui contienne son sens en lui-mĂȘme – autrement dit : un monde enchantĂ©, dont l’enchantement se trouve Ă  l’intĂ©rieur et non dans un au-delĂ  angoissant et hypothĂ©tique.

    Le terme cosmothĂ©isme n’est pas tout Ă  fait juste, car l’esprit de cette « anthropologie moniste » n’est ni une nĂ©gation de la transcendance, ni un refuge dans une ridicule divinisation de la nature. C’est, Ă  nouveau, une approche, qui est la mienne, qui sait se contenter du chemin vers la vĂ©ritĂ© sans vouloir sauter des Ă©tapes et prĂ©tendre connaĂźtre ce qu’on ne connait pas. Le seul « monisme » lĂ -dedans, c’est une affirmation qu’il n’existe qu’une rĂ©alitĂ©, et que l’on peut en avoir une approche pluraliste sans devenir superstitieux. La complexitĂ© du rĂ©el est suffisamment incroyable pour nous Ă©viter d’avoir besoin de saupoudrer notre rapport au monde de croyances absurdes.
    Il me semble qu’elle met le doigt sur un Ă©lĂ©ment essentiel aussi en montrant que nos contemporains rejettent Ă©galement l’esprit de conquĂȘte.

    Mais surtout : loin de vouloir conquĂ©rir le monde, dorĂ©navant, comme les juifs, nous allons nous prĂ©occuper de vivre et survivre – et ce sera dĂ©jĂ  bien assez. Fouillez partout, et vous ne trouverez plus nulle part de rĂȘve de mission et de conquĂȘte – et mĂȘme si parfois ils existent dans le secret de certains coeurs, ils n’osent pas se dire. Au fond, beaucoup de chrĂ©tiens sont soulagĂ©s de voir s’Ă©teindre la ChrĂ©tientĂ© avec tout ce qu’elle supposait de force et d’hypocrisie. Nous sommes tous, chrĂ©tiens ou non, les enfants de cette Ă©poque : prĂ©fĂ©rant la douceur Ă  la domination, l’imperfection assumĂ©e Ă  la fanfaronnade.

    Chantal Delsol est d’une grande sagesse, car elle montre le rĂ©el, et ce qui arrive, sans le regarder ni avec crainte ni avec nostalgie, mais en souligant ce que cela rend possible, d’un point de vue spirituel. Elle pose dans ce magistral essai le dĂ©but de la rĂ©flexion sur le christianisme sans la chrĂ©tientĂ©.
    Vous pouvez aller l’Ă©couter sur l’excellente chaĂźne TV libertĂ©s : Chantal Delsol interviewĂ©e.

  • L’empire du moindre mal

    L’empire du moindre mal

    J’ai lu « L’empire du moindre mal » de Jean-Claude MichĂ©a, parce que des amis Ă  moi, tendance « catho-conservateurs », me l’avaient conseillĂ©. Ils y ont trouvĂ© une critique juste et pertinente du libĂ©ralisme. En tant que libĂ©ral, il me paraissait utile de prendre connaissance de cette pensĂ©e ; en tant qu’ami, il me paraissait indispensable de mieux comprendre les arguments avancĂ©s dans les discussions.

    Brillant et structuré

    Il faut prĂ©ciser tout d’abord que cet ouvrage est brillant, dans son style – Ă©rudit, clair, documentĂ© – et dans son ambition : s’attaquer au « libĂ©ralisme », c’est tout de mĂȘme ambitieux, parce que le corpus philosophique associĂ© est assez robuste, et ancrĂ© dans un certain nombre d’institutions, de rĂšgles, et mĂȘme dans notre morale. MichĂ©a, contrairement Ă  d’autres dĂ©tracteurs du libĂ©ralisme, prĂ©sente par ailleurs, saluons son honnĂȘtetĂ© sur ce point-lĂ , des arguments des libĂ©raux eux-mĂȘmes (qu’il semble avoir lu) : Bastiat, Smith, et quelques autres.
    Et l’ouvrage est fort car il prĂ©sente des arguments en cours chapitres, dont le dĂ©tail de l’argumentation, des exemples, est renvoyĂ© en annexe de chaque chapitre. Cela facilite la comprĂ©hension, et mĂ©nage deux niveaux de lecture. Le propos commence trĂšs bien avec une mise en perspective historique de l’essor du libĂ©ralisme comme un moyen de sortir des conflits et des guerres civiles en sortant d’une sociĂ©tĂ© « morale » (qui porte un contenu moral positif), et en entrant dans des sociĂ©tĂ©s libĂ©rales s’appuyant uniquement sur des mĂ©canismes de rĂ©gulation des actions humaines (en gros, le Droit et le MarchĂ©).

    oui, mais …

    Le problĂšme, c’est que c’est le mĂȘme argumentaire que celui de Comte-Sponville, rĂ©futĂ© par Pascal Salin (et par d’autres, par exemple le brillant Philippe Silberzahn) : le capitalisme n’est pas amoral, car il repose sur le respect d’un certain nombre de choses qui sont des affirmations morales fortes. Respect des droits individuels, respect de la parole donnĂ©e et des contrats, refus de l’arbitraire, etc. Il faut ĂȘtre trĂšs idĂ©ologue pour ne voir dans le libĂ©ralisme qu’une non-morale.
    De mĂȘme, cette neutralitĂ© axiologique supposĂ©e des sociĂ©tĂ©s libĂ©rales est une simplification extrĂȘme de la rĂ©alitĂ©. Certes l’Occident a fait Ă©merger les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques et libĂ©rales sur la base d’une socle plus restreint de valeurs, mais ce socle n’est pas nul. Larmore y a consacrĂ© quelques trĂšs belles pages.

    C’est un acquis irrĂ©vocable du libĂ©ralisme politique que le sens de la vie est un sujet sur lequel on a une tendance naturelle et raisonnable, non pas Ă  s’accorder, mais Ă  diffĂ©rer et Ă  s’opposer les unes aux autres. De lĂ  , l’effort libĂ©ral pour dĂ©terminer une morale universelle, mais forcĂ©ment minimale, que l’on puisse partager aussi largement que possible en dĂ©pit de ses dĂ©saccords.

    Jean-Claude MichĂ©a dĂ©plore l’absence de limites consubstantielle au libĂ©ralisme (position conservatrice que je partage) : comment peut-on caricaturer ainsi la pensĂ©e libĂ©rale ? On se demande s’il les a lu, au final. Il n’a visiblement lu ni Von Mises, ni Hayek qui sont les penseurs majeurs du libĂ©ralisme au XXĂšme. C’est une critique justifiĂ©e du libĂ©ralisme, sous certaines de ses formes, mais le manque de nuance fait perdre de la force Ă  son argument. Quand on commence par caricaturer, pour pouvoir mieux attaquer ensuite, c’est de la mauvaise rhĂ©torique, du sophisme (l’Epouvantail pour ĂȘtre prĂ©cis). C’est de bonne guerre mais peu rigoureux…
    Il me semble, enfin, que dans l’esprit de MichĂ©a il y a une confusion entre progressisme et libĂ©ralisme : une simple considĂ©ration du ModĂšle d’Arnold Kling11. Il s’agit d’un dĂ©coupage en trois pĂŽles : progressiste, conservateur et libĂ©ral. Chacun portant une part des idĂ©es et valeurs politiques suffit Ă  le montrer. En fait, MichĂ©a est un vrai conservateur, et il simplifie en mettant tous ses « adversaires » dans le mĂȘme panier. Logique de conflit, pas de philosophie.

    OĂč sont les propositions ?

    Que met-il en avant ? Ses critiques de la sociĂ©tĂ© actuelles, mĂȘme si je n’en partage pas les causes, sont justifiĂ©es. Mais quelles sont les pistes de solutions qu’il met en avant ? Aucune, au sens propre du terme. Et je pense que c’est en partie liĂ© Ă  son analyse incomplĂšte des causes. Sa posture anarcho-conservatrice (oui ça existe) me semble un peu rigide, et j’aurais voulu qu’au moins il mette en avant les valeurs positives (paĂŻennes?) de son point de vue (pour reprendre la description de Berlin : « les valeurs essentielles [paĂŻennes ]sont le courage, l’énergie, la force d’ñme devant l’adversitĂ©, la rĂ©ussite dans les affaires publiques, l’ordre, la discipline, le bonheur, la force, la justice. ») et en tire les consĂ©quences sociales. Un livre fort, donc, mais Ă  mon sens, un peu trop Ă  charge contre des adversaires pas tout Ă  fait bien dĂ©finis.

  • La dĂ©sobĂ©issance civile

    La désobéissance civile

    Henry David Thoreau (1817-1862) a Ă©crit ce court et magistral essai, « La dĂ©sobĂ©issance civile », suite Ă  son emprisonnement : il avait volontairement arrĂȘtĂ© de payer son impĂŽt pour protester contre les actions du gouvernement amĂ©ricain (esclavagisme et guerre avec le Mexique). Il faut aller lire sa biographie, car l’homme est original ; poĂšte, naturaliste, paisible amoureux de la nature et prisant de hautes valeurs morales, son passage en prison n’est que la mise en pratique simple, lumineuse, de ce qu’il pense. Le gouvernement agit mal, contre la morale, il n’y a donc aucune raison de lui prĂȘter allĂ©geance. C’est simple comme bonjour, et, dans les faits, trĂšs courageux. A la lecture, on ne peut s’empĂȘcher de penser au Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la BoĂ©tie (qu’il va falloir que je relise, car le souvenir de cette lecture s’est effacĂ© avec le temps).

    La résistance pacifique

    J’ai trouvĂ© ce livre absolument fascinant, et facile Ă  lire : Thoreau dĂ©crit simplement les raisons qui l’ont conduit Ă  rĂ©sister, et la maniĂšre dont il dĂ©crit tout cela, et sa vie, montrent que c’est une personnalitĂ© trĂšs paisible, calme, n’aspirant qu’Ă  vivre dans son coin11. Il est connu pour son livre majeur Walden ou la vie dans les bois, dĂ©crivant sa vie dans une cabane isolĂ© dans la nature, en bonne intelligence avec ses semblables, et en faisant le Bien. C’est tout le contraire du profil de rebelle ; c’est simplement quelqu’un de cohĂ©rent et solide, qui met en pratique sa pensĂ©e. Il est difficile Ă©galement Ă  la lecture, de ne pas faire le rapprochement avec les rĂ©centes pĂ©ripĂ©ties liĂ©es Ă  la gestion du Covid. Je me rappelle trĂšs bien que la question de la dĂ©sobĂ©issance s’Ă©tait posĂ©e, de maniĂšre trĂšs concrĂšte, au moment de la « vaccination » presque forcĂ©e. Je laisse le mot de la fin Ă  l’auteur, pour vous donner envie de lire22. Le texte intĂ©gral est disponible sur Wikisource : La dĂ©sobĂ©issance civile cet incontournable de la pensĂ©e politique.

    Mais pour parler en homme pratique et en citoyen, au contraire de ceux qui se disent anarchistes, je ne demande pas d’emblĂ©e « point de gouvernement », mais d’emblĂ©e un meilleur gouvernement. Que chacun fasse connaĂźtre le genre de gouvernement qui commande son respect et ce sera le premier pas pour l’obtenir. AprĂšs tout, la raison pratique pour laquelle, le pouvoir une fois aux mains du peuple, on permet Ă  une majoritĂ© de rĂ©gner continĂ»ment sur une longue pĂ©riode ne tient pas tant aux chances qu’elle a d’ĂȘtre dans le vrai, ni Ă  l’apparence de justice offerte Ă  la minoritĂ©, qu’à la prééminence de sa force physique. Or un gouvernement, oĂč la majoritĂ© rĂšgne dans tous les cas, ne peut ĂȘtre fondĂ© sur la justice, mĂȘme telle que les hommes l’entendent. Ne peut-il exister de gouvernement oĂč ce ne seraient pas les majoritĂ©s qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience ? OĂč les majoritĂ©s ne trancheraient que des questions justiciables de la rĂšgle d’opportunitĂ© ? Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au lĂ©gislateur ? À quoi bon la conscience individuelle alors ? Je crois que nous devrions ĂȘtre hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le mĂȘme respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire bien. On a dit assez justement qu’un groupement d’hommes n’a pas de conscience, mais un groupement d’hommes consciencieux devient un groupement douĂ© de conscience. La loi n’a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l’effet du respect qu’ils lui tĂ©moignent les gens les mieux intentionnĂ©s se font chaque jour les commis de l’injustice.