Étiquette : Spiritualité

  • Y a-t-il un Dieu ?

    Y a-t-il un Dieu ?

    En furetant dans les rayons de livres d’occasion de la très belle librairie Jousseaume (galerie Vivienne), je suis tombé sur un essai de Jean-claude Barreau, « Y a-t-il un Dieu ? ». Même si la mauvaise question fermée du titre n’incitait pas vraiment à cet achat, j’ai lu quelques pages, et le ton, le style, m’ont convaincu de l’acheter : cela sentait en effet la simplicité, l’expérience et l’érudition humble.

    Bel essai, personnel

    Bien m’en a pris, car c’est un bel essai, qui donne à voir la vision assez large, globale, de l’auteur sur le monde, l’humain, la conscience, et … bien sûr, Dieu. Beaucoup de beaux passages, beaucoup de lectures en commun et pas mal de citations pour ma collection. Par exemple, celle-ci, de l’Abbé Pierre :

    La vie doit être une désillusion enthousiaste.

    L’essai est personnel et cela lui donne un tour plutôt agréable à suivre.

    Manque de rigueur

    Mais le livre pèche par son manque de rigueur ; ou plutôt par une attitude surprenante consistant à faire des petits « sauts logiques ». Un raisonnement bien construit, et qui termine sans raison par une conclusion erronée, ou à tout le moins simplement le fruit d’une croyance. Et c’est plus ou moins assumé, car c’est le coeur de l’argumentation, en tout cas de la description de la croyance de l’auteur : la conscience humaine est si incroyable (en tant que phénomène, ce que personne ne nie) qu’il faut qu’il y ait une conscience « divine » qui l’explique. Il ne semble pas concevable, pour Barreau, qu’un phénomène soit « étonnant », « merveilleux », sans avoir une cause connue ou identifiée, ou autre que le hasard et la nécessité. Plus ça va, et plus il me semble que l’attitude agnostique est la seule compatible avec la raison ; ou pour être plus précis, le bon raisonnement ne saurait faire l’économie de la plus élémentaire prudence, et du sens de la distinction.

    Riche

    Je recommande néanmoins la lecture de ce livre très riche. Il donne un éclairage très direct et lucide sur l’islam (que l’auteur connait bien), et ses différences philosophiques et spirituelles avec la foi chrétienne. L’éclairage très intéressant sur la prière comme moyen d’être dans « l’attention », en référence à Simone Weil (beaucoup citée par l’auteur), me permet, non pas de laisser le mot de la fin à Barreau, mais de vous repartager ce très beau texte de Weil (texte intégral disponible ici : Attente de Dieu).) :
    Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. (…) La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également. (… ) N’avoir ni don ni goût naturel pour la géométrie n’empêche pas la recherche d’un problème ou l’étude d’une démonstration de développer l’attention. C’est presque le contraire. C’est presque une circonstance favorable. Même il importe peu qu’on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu’il faille vraiment s’efforcer d’y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d’attention véritable n’est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi,
    par surcroît, sur le plan inférieur de l’intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l’intelligence.

  • La dernière avant-garde

    La dernière avant-garde

    Romaric Sangars est écrivain, essayiste et rédacteur en chef de l’excellente section Culture du magazine L’incorrect. J’ai eu la chance d’aller faire dédicacer son dernier ouvrage, « La dernière avant-garde » dans la librairie Philippe Brunet (et de passer une bien bonne soirée ensuite avec la bande de l’Inco). Je lui ai dit que je le trouve « bouleversant », et c’est ce que je pense. Je lui ai dit aussi que je trouve qu’il est un très grand passeur de symboles et de sens. Je vais essayer d’expliquer cela. En précisant en préambule que le style de Romaric Sangars, flamboyant, lyrique et romantique, précis également, est vraiment très agréable, avec les accents d’un auteur qui mêlerait Chateaubriand avec Philippe Muray. Un régal !

    S’appuyer sur le Christianisme et les cisterciens

    Le sous-titre le dit (Le Christ ou le Néant) : il s’agit pour Romaric Sangars de puiser dans les racines chrétiennes de l’Occident pour retrouver du ressort et faire revivre notre monde décadent, en lui réinsufflant désir, passion, goût du défi, projection vers l’avenir. Ce qui est passionnant, dans cet essai, c’est que le sujet est traité par le biais du prisme de l’art et de son histoire. Que nous dit l’art sur l’état de notre société ?
    L’auteur revient sur un moment particulier de l’histoire, chez les Cisterciens, avec Bernard de Clairvaux11. Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux, né en 1090 à Fontaine-lès-Dijon et mort le 20 août 1153 à l’abbaye de Clairvaux, est un moine bourguignon, réformateur de la vie religieuse catholique.. Il explicite en quoi, spirituellement, philosophiquement, ce moment a constitué un tournant majeur en Occident : Bernard de Clairvaux (et les cisterciens) ont re-interprété et donné une nouvelle perspective, humaniste, au symbole du Christ, et de l’incarnation. Parvenant à joindre les contraires dans un même symbole, faisant tenir les opposés en équilibre, la croix montre qu’il faut penser le corps spirituellement et l’esprit de manière charnelle :
    Ni simple matière, ni signe transparent, le corps crucifié renverse sa signification par une transmutation spirituelle. Le corps est un signe, mais un signe crypté, à traduire. Parallèlement, l’esprit est quelque chose qui s’incarne. Toute la spiritualité chrétienne est fondée sur cette permutation […].
    Pour sortir du dualisme, et pour réintégrer dans la pensée et dans l’art une visée qui sans nier le réel cherche à le transfigurer. Pour Romaric, les deux fruits de la crucifixion, symboliquement, sont « le réalisme transfigurateur et le déploiement de la personne ». C’est ce qu’a apporté Bernard de Clairvaux avec le « troisième avènement ». Le troisième avènement, c’est le Christ qui s’incarne en chacun de nous. Bernard a rêvé cela, et l’a traduit dans sa spiritualité en l’étendant à chaque être humain.
    Passant de l’universel à une personne précise et de l’absolu au relatif, le processus de l’incarnation venait de franchir un nouveau degré dans l’Histoire humaine en intégrant une articulation inédite. C’était désormais un phénomène aux échos infinis qui pouvait se répliquer en chacun, n’importe où, à n’importe quelle époque, et cette nouvelle interprétation de la kénose22. La kénose est une notion de théologie chrétienne qui signifie que Dieu se dépouille de certains attributs de sa divinité., son actualisation intime, Bernard allait la nommer « troisième avènement », ou « avènement intermédiaire ». Cet avènement intermédiaire, voilà ce qui allait nous offrir un destin. Ce qui avait lieu dans la grande Histoire sacrée avait désormais un reflet dans l’humilité de nos brèves existences. De là, des possibilités narratives jusqu’alors inconnues à l’humanité. De là, l’intérêt inédit, du moins à ce niveau, de représenter un visage singulier, un paysage réel, une aventure personnelle, alors que l’Esprit divin pouvait y reluire, justifiant tous ces sujets jugés autrefois dérisoires, mettant à disposition des artistes l’entièreté du monde créé.
    Il y a énormément d’autres choses passionnantes dans ce remarquable essai, que je relirai. Je n’avais à vrai dire jamais eu une explication si claire et si directe de la symbolique du Christ sur sa croix. Et un éclairage aussi limpide sur les implication philosophiques du Christianisme… à part dans Nemo.

    Le pendant charnel et sensible de Philippe Nemo

    Je ne peux pas faire d’éloge plus direct et plus sincère pour saluer cet essai : il résonne de toutes part avec l’excellent livre de Philippe Nemo « Qu’est-ce que l’Occident ?« . Nemo revenait sur chacun de ce qu’il appelle les 5 miracles de l’Occident, et notamment : la « Révolution papale » des XIe-XIIIe siècles, qui a choisi d’utiliser la raison de la science grecque et du droit romain pour l’inscrire dans l’histoire éthique et eschatologique bibliques, réalisant ainsi la première véritable synthèse entre « Athènes », « Rome » et « Jérusalem » ».
    Il y est question de l’énorme travail mis en branle par Grégoire VII, et les moines. On découvre aussi, dans Nemo, comment les réflexions, à la même époque que Bernard de Clairvaux, d’un Saint Anselme33. Anselme de Cantorbéry (en latin : Anselmus Cantuariensis), connu comme le « Docteur magnifique » (Doctor magnificus), est un moine bénédictin italien né à Aoste (Italie) en 1033 ou 1034 et mort à Cantorbéry (Angleterre) le 21 avril 1109. impulsent une bascule profonde dans la manière de considérer nos péchés, notre salut, et la valeur de notre action individuelle. Il s’agit de l’invention de la responsabilité (ni plus, ni moins) donc de la liberté :
    Résumons l’argument. La justice requiert que l’homme fournisse réparation du péché originel. Mais il ne le peut. Dieu le peut, mais il ne le doit pas. C’est pourquoi le rachat ne peut être accompli que par un homme-dieu, seul être qui, tout à la fois, le doive et le puisse. D’où l’Incarnation et la Croix. Or, celles-ci étant survenues, la question désespérante de la disproportion entre faute et salut est résolue. Le Christ, en effet, expie alors qu’il est totalement innocent ; il gagne, de ce fait, un excédent infini de mérites – un « trésor de mérites surérogatoires », comme on dira plus tard – désormais disponible pour abonder la dette infinie résultant du péché de l’homme. Ainsi, le salut n’est plus une simple perspective. La grâce de Dieu a été donnée. L’humanité est d’ores et déjà sauvée par le sacrifice du Christ. De cette doctrine anselmienne de l’expiation résultait implicitement un changement de perspective quant à la valeur de l’action humaine. Si le « péché originel » a été intégralement racheté, il ne reste plus alors à chaque homme qu’à racheter les « péchés actuels » accomplis pendant sa propre vie et dont il est individuellement responsable. […] Dans ce schéma, l’action humaine retrouve un sens, puisque, désormais, toute action humaine, quoique finie, compte dans le bilan. Quoi que fasse chacun, en bien ou en mal, cela importe réellement.
    Voilà qui complète l’éclairage de la symbolique de la crucifixion d’une autre manière.

    Le mot de la fin

    Vous pouvez aller écouter/voir Romaric parler de son livre chez Lignes Droites, ou lire son interview dans les pages de L’incorrect. Mais je lui laisse ici le mot de la fin. Cette foi dans la possibilité de perpétuer la lumière divine dans l’humain, exprimée avec force, et beauté, je la partage.
    Alors certes, la civilisation née du christianisme, poursuivie sous la forme profane et désormais dépassée de la « modernité occidentale », après s’être globalisée, est aujourd’hui en pleine crise. Pour autant, les vérités spirituelles dont cette civilisation s’est faite le véhicule avant de les dévoyer, ces vérités-là sont inarrêtables. Après leur manifestation, tout se trouve à jamais troué d’infini. A nous rendre fou, à nous faire totalement dérailler, à nous faire regretter l’ancien esclavage tant le vertige nous parait insoutenable. Comment assumer une telle liberté et une telle exigence que celles qu’a délivrées le Christ ? Comment supporter une telle dignité et ce à quoi elle nous oblige ? Et comme il est plus rassurant d’aller se terrer parmi les mammifères ou de se muer en zombie fanatique.
    Les anciens cycles ayant été définitivement débordés, la posture d’avant-garde ne se révèlera par conséquent jamais ni dépassée ni caduque, du moment qu’on ne se trompe pas de champ d’action. Il n’y a qu’un contexte plus ou moins opaque, qu’un rétrécissement temporaire sur la voie majeure, mais une seule ligne et aucune recommencement.
    La lumière lui quelle que soit l’épaisseur des ténèbres ; quelle que soit l’épaisseur des ténèbres, la lumière poursuit sa course. Et tout au long de sa course, afin de se révéler, la lumière réclame de pouvoir atteindre de nouvelles beautés. Car du point de vue du dieu que nous portons en nous, et qui s’incarne : c’est la beauté qui justifie la lumière. Que les nihilistes se déchaînent par leurres ou par balles, qu’enragent les iconoclastes, que se révoltent les somnolents, mais beaucoup de beautés nouvelles, encore, manquent à la lumière.
    Nous n’en avons pas fini.

  • De quelle manière les morts existent-ils ?

    De quelle manière les morts existent-ils ?

    Tout simplement un mort que j’aime ne sera jamais mort pour moi. Je ne peux même pas dire : je l’ai aimé ; non, je l’aime. Et si je refuse de parler de mon amour pour lui au temps passé, cela veut dire que celui qui est mort est. C’est là peut-être que se trouve la dimension religieuse de l’homme.

    Milan Kundera (1929 – 2023) écrivain tchèque naturalisé français.

    Inconsolables

    J’avais fait un brouillon de réflexion, jamais avancé, sur le thème de la mort et de la perte. Et l’écoute de l’excellente émission de Finkielkraut, Répliques, sur le sujet de « l’écriture du deuil » (conversation avec Adèle Van Reeth et Jérôme Garcin, tous deux auteurs de livres racontant leurs morts), m’a donné envie de le (re)travailler. Je me suis senti très proche du point de vue d’Adèle Van Reeth, dont le livre « Inconsolable » montre à quel point, et les autres membres de cette conversation en étaient bien d’accord, l’expression « faire son deuil » est assez horrible et convient très mal pour décrire ce que nous vivons quand nous perdons un être cher. L’introduction de Finkielkraut le dit très bien :

    Si l’on en croit l’esprit du temps, celle ou celui qui vient de perdre un être cher doit impérativement “faire son deuil”, c’est-à-dire accepter cette disparition, prendre acte de la réalité, et se vider, se délester du mort, afin de réintégrer dans les meilleures conditions et dans les plus brefs délais le monde trépidant des vivants. Heureusement pour l’Humanité, la littérature prend les choses à l’envers. Adèle Van Reeth, dans Inconsolable, et Jérôme Garcin, dans Mes fragiles, disent un chagrin dont ni l’un ni l’autre ne peuvent, ni ne veulent guérir. » (A. Finkielkraut)

    Le terme de chagrin est évoqué pour parler de ce qui se passe après. Il n’y a pas vraiment de raison, finalement d’être, consolables. Il faut apprendre à vivre sans, donc avec. Pourquoi cela passerait-il par la disparition du chagrin ? Nous avons dû, à notre grande douleur, laisser partir la personne : pourquoi devrions-nous en plus l’oublier ? Car ne nous trompons pas : il faut bien sûr continuer à vivre, pour les vivants et avec ceux qui sont là. Mais le trou béant laissé dans le réel par la disparition d’un être cher, ne saurait être oublié, ou rempli, ou recousu. Il s’agit de ne pas tomber dedans, mais pas non plus de prétendre qu’il n’existe pas. Je ne peux pas ne pas partager la magnifique citation de Michelet que Finkielkraut donne en fin d’émission :

    Rien de tel avant, rien après, Dieu ne recommencera point ; il en viendra d’autres sans doute, le monde qui ne se lasse pas amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables jamais, jamais, jamais.

    Jules Michelet (1798 – 1874) historien français.

    Présence des morts : au-delà des traces

    Alors bien sûr : les morts sont morts, et on ne les ramènera pas. Je ne crois pas aux mondes alternatifs, ou à la vie après la mort. Je ne retrouverai pas ceux qui sont partis. Mais cela, heureusement, ne signifie pas que l’on doive les réduire à l’état de traces (souvenirs, photos, écrits, etc.). Ces traces ont une valeur inestimable, mais elles sont statiques. Je crois que les morts sont présents en nous, et que quelque chose d’eux se perpétue, dynamiquement, parmi les vivants. Il me semble que c’est d’ailleurs quelque chose de fragile, et qu’il faut entretenir et protéger comme une petite flamme dans la tempête. Quel est donc ce « mode de présence » des morts parmi nous ? Puisqu’à l’évidence, comme le dit quelqu’un dans l’émission, « les morts n’ont que les vivants comme ressource pour exister », il nous faut bien penser ce « mode d’existence » pour les maintenir, malgré la mort, parmi nous. D’ailleurs, il s’agit plus de comprendre ce que l’on peut garder d’eux, malgré leur disparition, et ce que l’on peut en faire. Comme le disait Chateaubriand :

    Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants.

    François-René de Chateaubriand (1768 – 1848) écrivain, mémorialiste et homme politique français.

    Je ne prétends pas avoir de réponse définitive sur le sujet, mais plutôt quelques pistes qui me paraissent intéressantes.

    Transmission

    Bien sûr, nos morts continueront d’exister, indirectement, si nous perpétuons leur lignée : des gènes, bien sûr, mais aussi une histoire, des histoires, que l’on va continuer à incarner et à transmettre à notre tour.

    Evocation & invocation

    Se souvenir est indispensable (Evoquer : « Faire apparaître par ses propos (quelque chose) à l’esprit »), et c’est le premier moyen dont nous disposons pour garder un peu avec nous ceux qui sont partis. Certains vont jusqu’à invoquer les disparus, en général pour se soutenir. C’est une piste que je trouve difficile : je suis mauvais en invocation, j’ai le sentiment de me parler à moi-même, en déformant encore plus les choses qu’en évoquant simplement la personne.

    Sublimation

    Bien sûr, il y aussi un travail de purification (Sublimer : « Action de purifier, de transformer en élevant. ») C’est ce qu’exprime magnifiquement Alain, dans un petit texte splendide (Immortalité des morts parmi les vivants) dont il avait le secret :

    Nos dieux naturels sont nos morts grandis et purifiés.

    Alain (Emile Chartier, dit) (1868 – 1951) philosophe, journaliste, essayiste et professeur de philosophie français

    Nos morts deviennent (ils l’étaient déjà en partie de leur vivant) des modèles à suivre ; cette transformation n’est pas trahir leur mémoire, c’est continuer de polir ce qu’ils avaient apporté au monde de meilleur. Je crois que, même sans vie après la mort, nous avons à nos côtés un peuple de Dieux :
    Elle était profonde sans le savoir, cette croyance des anciens qui voyaient partout autour d’eux se mouvoir et agir l’âme des ancêtres, qui sentaient revivre à leurs côtés les morts, peuplaient le monde d’esprits et douaient ces esprits d’une puissance plus qu’humaine. Si la pensée traverse la mort, elle doit devenir pour autrui une providence. Il semble que l’humanité ait le droit de compter sur ses morts comme elle compte sur ses héros, sur ses génies, sur tous ceux qui marchent devant les autres. S’il est des immortels, ils doivent nous tendre la main, nous soutenir, nous protéger : pourquoi se cachent-ils de nous ? Quelle force ne serait-ce pas pour l’humanité de sentir avec elle, comme les armées d’Homère, un peuple de dieux prêt à combattre à son côté !
    Jean-Marie Guyau (dans le très beau Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction)

    Inconsolables … et fidèles

    Pour conclure ce post trop long, j’ai le sentiment que le terme qui convient le mieux, finalement est, celui de fidélité. Les morts continuent d’exister par le biais de notre fidélité à ce qu’ils étaient, à ce que nous avons partagé, à ce qu’ils nous ont donné et transmis, et à ce qu’ils auraient voulu que l’on continu à être. C’est un programme simple et ambitieux à la fois, et qui nécessite, pour en vérifier la cohérence, de toujours faire exister en nous la singularité de ceux qui sont morts. C’est pour cela que le propos d’Adèle Van Reeth m’a touché : il nous faut bien accepter d’être inconsolables pour pouvoir être fidèles. Qu’en-pensez vous ?

  • Ce n’est pas la pire des religions

    Ce n’est pas la pire des religions

    Je viens de terminer le livre de François Taillandier et Jean-Marc Bastière, « Ce n’est pas la pire des religions« . Le titre est très mauvais, et ne rend pas justice au livre : il n’y est pas question d’une analyse comparée des religions, mais il s’agit plutôt d’un dialogue ouvert entre deux intellectuels qui s’assument « catholiques ». Ils partagent, sur un certain nombre de sujets, leurs points de vue. Le titre aurait donc pu être : « Points de vue catholiques sur le monde ». Bref. Ma recension sera brève, car le livre, frais et rapide à  lire, n’appelle pas à  des variations et des commentaires sans fin : il s’agit d’une discussion, et le plus beau compliment que l’on puisse faire aux auteurs est que l’on éprouve, à  la lecture, l’envie de participer à  cette discussion, car leurs propos sont sincères, directs mais nuancés, et emprunts d’une recherche de vérité bienvenue.

    Quelques critiques constructives…

    Ces éloges étant posés, passons à  quelques critiques (constructives, bien sûr, et il serait intéressant d’en discuter avec les auteurs) :

    • sans surprise, les deux auteurs sont à  critiquer tout le temps les ravages du « néolibéralisme », du capitalisme, sans qu’à  aucun moment une vraie réflexion sur les formes d’organisation et de coopération sociales ne soit mise en avant pour étayer ces critiques. Passons.
    • J’ai eu le sentiment en lisant le livre que les deux auteurs attendent de l’Eglise, ou de leur foi et de la doctrine qui va avec, des réponses sur la société et le monde, bien plus que des principes de vie spirituelle. Cela me semble être une vision assez peu laïque de la religion. Il me semble qu’ils pourraient justement sur un sujet comme celui-là , lire et méditer les propos des libéraux, Von Mises par exemple s’appuyant sur William James, sur la société libérale et la religion :

      William James appelle religieux « les sentiments, actes et expériences d’individus dans leur solitude, dans la mesure où ils se sentent eux-mêmes être en relation avec le divin, de quelque façon qu’ils le considèrent » 5. Il énumère les croyances ci-après comme les caractéristiques de la vie religieuse : Que le monde visible est une partie d’un univers plus spirituel, d’où il tire sa signification principale ; que l’union ou la relation harmonieuse avec cet univers supérieur est notre vraie finalité ; que la prière, ou communion intérieure, avec l’esprit de cet univers plus élevé — que cet esprit soit « Dieu » ou « la loi » — est un processus au cours duquel un travail est réellement effectué, une énergie spirituelle est infusée dans le monde phénoménal et y produit des effets psychologiques ou matériels. La religion poursuit James, comporte aussi les caractéristiques psychologiques que voici : nouveau parfum stimulant qui s’ajoute à  la vie comme un don, et qui prend la forme tantôt d’un enchantement lyrique, tantôt d’un appel au sérieux et à  l’héroïsme, avec en outre une assurance de sécurité et un esprit de paix, et envers autrui, une prépondérance d’affection aimante 6.

      Cette description des caractères de l’expérience religieuse et des sentiments religieux de l’humanité ne fait aucune référence à  la structuration de la coopération sociale. La religion, aux yeux de James, est une relation purement personnelle et individuelle entre l’homme et une divine Réalité, sainte, mystérieuse et d’une majesté angoissante. Elle enjoint à  l’homme un certain mode de conduite individuelle. Mais elle n’affirme rien touchant les problèmes d’organisation de la société. Saint François d’Assise, le plus grand génie religieux de l’Occident, ne s’occupait ni de politique ni d’économie. Il souhaitait apprendre à  ses disciples comment vivre pieusement ; il ne dressa pas de plan pour l’organisation de la production et n’incita pas ses adeptes à  recourir à  la violence contre les contradicteurs. Il n’est pas responsable de l’interprétation de ses enseignements par l’ordre dont il fut le fondateur.

      Le libéralisme ne place pas d’obstacles sur la route de l’homme désireux de modeler sa conduite personnelle et ses affaires privées sur la façon dont il comprend, par lui-même ou dans son église ou sa confession, l’enseignement de l’Évangile. Mais il est radicalement opposé à  toute prétention d’imposer silence aux discussions rationnelles des problèmes de bien-être social par appel à  une intuition ou révélation religieuse. Il ne veut imposer à  personne le divorce ou la pratique du contrôle des naissances ; mais il s’élève contre ceux qui veulent empêcher les autres de discuter librement du pour et du contre en ces matières.

      Dans l’optique libérale, le but de la loi morale est de pousser les individus à  conformer leur conduite aux exigences de la vie en société, à  s’abstenir de tous les actes contraires à  la préservation de la coopération sociale pacifique, ainsi qu’au progrès des relations interhumaines. Les libéraux apprécient cordialement l’appui que les enseignements religieux peuvent apporter à  ceux des préceptes moraux qu’ils approuvent eux-mêmes, mais ils s’opposent à  celles des règles qui ne peuvent qu’entraîner la désintégration sociale, quelle que soit la source dont ces règles découlent.

    • Un dernier point de critique : dès l’ouverture, les auteurs expliquent qu’un catholique croit que Jésus est vraiment ressuscité, pas de manière symbolique. A aucun moment dans le livre, les auteurs ne reviennent sur ce mystère qui devrait tout de même avoir quelques implications sur leur vie spirituelle, et sur leur manière d’appréhender un certain nombre de sujets. Du coup, je les trouve un peu naïfs dans leur foi. La personnification de Dieu dans la personne de Jésus me semble bien être, pour reprendre les mots d’Adin Steinsaltz, une béquille intellectuelle. On peut fort bien avoir la foi, et mettre sur ce sentiment ou cette manière de vivre des mots plus précis que cela, et moins précis à  la fois. J’aurais aimé qu’ils détaillent leurs sentiments, et sans forcément recourir à  l’image assez sclérosante à  mes yeux d’une volonté personnifiée il y a deux mille ans.

    Bref, je recommande la lecture de ce livre, et j’aurais bien aimé avoir les auteurs sous la main pour discuter avec eux car, à  nouveau, ils m’ont l’air d’être deux fort honnêtes hommes, ouverts, tolérants, et à  la recherche de la/leur vérité, sans compromis avec le politiquement correct.

  • Le sens de la vie : quelques écueils à  éviter

    Le sens de la vie : quelques écueils à  éviter

    Trois écueils — au moins ! – sont à  éviter lorsqu’on réfléchit sur cette notion un peu étrange du sens de la vie.

    Pas de sens absolu

    Le premier consiste à  croire qu’il existe un sens absolu, qui serait à  trouver hors de nous et de nos représentations. Comme une sorte d’objet mystérieux à  trouver, de Graal. Il me semble que la quête du sens n’est pas une chasse au trésor. C’est un écueil mental difficile à  contourner car, dans notre esprit, la recherche de quelque chose est associée à  l’idée d’un objet séparé de nous entièrement. La quête de sens est nécessairement à  la fois une exploration du monde, mais aussi de nous, et de nos rapports avec le monde. Le premier écueil, donc: croire qu’on pourra résumer le sens de la vie en une phrase. Aucune ne le pourrait, et comme le sens est une construction permanente, ce serait bien triste et figé si c’était possible. On cherche spontanément une définition stable, et c’est une dynamique et des méthodes que l’on trouve. Peut-être la meilleure analogie pour décrire cet écueil est celui de la quête de connaissance : la science progresse, et nous en savons toujours plus sur le monde, mais plus la connaissance progresse, et plus l’ampleur de ce que nous ne connaissons pas augmente. La marche vers la connaissance, cumulative, est également infinie. On trouve bien quelque chose, mais qui nous échappe toujours en même temps. Il s’agit d’une frontière qui bouge, pas d’un lieu auquel on accède. C’est le paradoxe de la connaissance, et certainement celui du sens également. Le sens, cependant, n’est pas la connaissance, et la similitude de mécanisme d’appréhension ne doit pas faire prendre l’un pour l’autre. Il y une dimension rhétorique, narrative, discursive, dans le sens qui ne me semble pas aussi présente dans la connaissance.

    Le sens existe quand même

    Le deuxième écueil consiste à  croire qu’il n’existe aucun sens. C’est l’attitude logique lorsqu’on comprend le premier écueil : puisqu’il n’existe pas de sens absolu, et que le monde, définitivement est « déraisonnable » (Camus), alors rien n’a de sens. Cette position radicale est erronée aussi, au moins en partie : rien n’indique que le sens ne peut pas être quelque chose de relatif, et à  bien y réfléchir, on se demande comment il pourrait en être autrement. Il me semble qu’accorder de l’importance au sens est simplement une manière de se positionner dans une bonne attitude réflexive pour toujours remettre nos représentations en question. Questionner le sens de nos actions, de nos idées, de nos représentations, c’est une manière de prendre de la distance par rapport à  nous-mêmes. Une sorte d’émancipation de soi.

    Plus profondément, je pense que nous pouvons être véritablement acteur de la construction du sens. Je prends le mot sens dans son acception complète (sensation — direction — signification). Nous sommes acteurs de notre vie, y compris spirituelle (voilà  un troisième écueil : la question du « sens de la vie » ne peut faire l’économie de penser aussi la « vie », en plus du « sens ». Il y a deux mots dans la phrase). Donc nous sommes acteurs, pleinement, de la construction de nos représentations, de nos méthodes de pensée. Qu’est-ce que le sens, sinon un ensemble de représentations particulières et de méthodes ?

    Ce n’est pas que nous

    On voit poindre naturellement le troisième écueil : croire que la construction du sens repose entièrement sur nos frêles épaules. Cette construction, et c’est en cela que la question est passionnante, dépend en partie de nous, et en partie du monde et des autres. Sauf à  tomber purement et simplement dans l’idéologie ou l’utopie. Nous avons besoin, pour penser bien, de « sortir » mentalement du monde, de rêver, d’imaginer, mais le sens est bien ce qui nous relie au monde, à  la réalité, autant qu’à  nous-mêmes. Pour le dire autrement, il y a des choses qui font sens.
    Je considère que nos représentations, d’ailleurs, font partie de la réalité, ce qui complexifie encore un peu la tâche…La suite du travail consiste donc à  identifier ce que peuvent être des « bonnes » représentations et des « bonnes » méthodes de pensée pour cette quête de sens. Mais je reviendrai d’abord dans le prochain billet sur les représentations et la réalité. C’est un intéressant paradoxe.

  • Petit traité de vie intérieure

    Petit traité de vie intérieure

    vie_interieure_pocheLa spiritualité n’est pas un gros mot. Cela parait évident, et pourtant il est rare de pouvoir accéder à  une intimité suffisamment grande avec quelqu’un pour parler « spiritualité ». Frédéric Lenoir offre dans ce petit livre facile à  lire un condensé de notions, d’expériences, qu’il a trouvé utile pour vivre mieux. C’est un remarquable petit livre, plaisant, drôle parfois, très personnel, et qui revient de manière directe et humble sur un certain nombre de notions centrales pour bien « penser sa vie, et vivre sa pensée ». Jetez-vous dessus !