Année : 2023

  • Le Design

    Le Design

    En 2015, Stéphane Vial, philosophe et chercheur en design français (maintenant émigré au Canada), a publié aux Editions PUF le Que Sais-je ? » « Le Design ». C’est un remarquable ouvrage, passionnant et d’une grande clarté. Il donne un éclairage à la fois historique, philosophique et épistémologique sur le Design en tant que discipline.

    Méthodes de conception

    Si le Design est en général associé à l’essor de l’industrie et aux arts décoratifs au XIXe siècle, Stéphane Vial montre que ses racines sont fondamentalement liées à la naissance du projet architectural à la Renaissance, et notamment dans les travaux de Brunelleschi. Ce dernier formalise la séparation entre conception et réalisation.

    Voilà pourquoi l’invention du projet en architecture n’est rien d’autre que la naissance de la méthode dans le domaine de la conception. Désormais, la conception est une travail méth-odique, c’est-à-dire un cheminement (odos, « la route, la voie ») séquencé, fractionné, découpé et encadré par la raison. Stéphane Vial

    Si l’histoire du Design montre bien que les batailles idéologiques et philosophiques sont nombreuses autour du sens même de la discipline, l’auteur montre bien que cette racine perdure et constitue la colonne vertébrale du Design. Par exemple, il cite plus loin Roger Tallon, grand designer français :

    Le design n’est ni un art, ni un mode d’expression, mais bien une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous les problèmes de conception.

    Roger Tallon (1929 – 2011) designer français, considéré comme le père du design industriel français

    Tension idéologique

    Il y a une tension intrinsèque dans le Design liée à son essence, à ses racines et à son histoire : approche méthodique, qui a participé à l’essor industriel formidable de la fin du XIXe et du XXe, il s’est également structuré comme discours critique et esthétique en réaction à l’industrialisation massive, à la standardisation et au consumérisme. Stéphane Vial montre bien cela en l’illustrant avec des designers emblématiques de certains de ces courants, en précisant avec une rare clarté les « modèles philosophiques » (et visions du design) dont ils sont les porteurs : William Morris pour le Arts & Craft (1860), Henry Van de Velde pour l’Art nouveau (1900), Walter Gropius pour le Bauhaus (1919), Raymond Loewy pour l’Industrial design (1929) ou encore Jacques Viénot pour l’Esthétique industrielle (1951).
    L’ouvrage est sur point tout à fait passionnant : il parvient à esquisser les grandes lignes de ce vastte tableau en restant très clair, et suffisamment détaillé. Cette histoire est fascinante.

    Extension du domaine du Design

    Stéphane Vial montre ensuite comment le Design – et c’est bien naturel compte tenu de ses racines – a vu ses limites s’étendre dans un mouvement d’ »éclipse de l’objet » (Findeli & Bousbaci) :

    L’éclipse ne signifie pas une disparition de l’objet, mais un changement de priorité, l’objet devenant secondaire au sein d’une expérience au service des acteurs.


    Source de l’image : Projekt
    L’auteur décrit de manière très claire différents modèles du projet en design (Conception-réception, Double Diamant, modèle de projet selon D. Newman, Design Thiking). Je connais mieux cette partie, et j’ai été un peu surpris de voir que, si Armand Hatchuel et le CGS de l’Ecole des Mines était cité dans l’introduction, les travau du CGS n’étaient pas mentionnés dans cette partie sur les théories & méthodes en Design. Compte tenu de la qualité de l’ouvrage, j’en déduis qu’il existe des guerres de chapelles. Ce n’est qu’une hypothèse.

    Manifeste trop ambitieux ?

    Le livre termine sur un « Manifeste pour le renouveau social et critique du design« . Je trouve à titre personnel qu’il est clair et bien construit et j’en partage les intentions, même s’il oublie un peu, à mon sens, de parler explicitement de méthode créative, et de pragmatisme qui à mon sens sont indissociables du Design. D’une manière générale, je pense que ce manifeste n’a pas complètement clarifié le sens du mot « social » : prétendant dépasser le clivage créé par son usage, il en reconduit le caractère « tautologique ». Toute activité humaine est sociale. J’y vois la marque du constructivisme11. Par exemple, on peut s’appuyer sur le concept de catallaxie qui caractérise notre époque, injectant de la politique dans tout et dans toutes choses, et perpétuant l’illusion funeste que les humains « structurent » le monde, en oubliant que le monde, ses lois, son organisation, sont en grande partie hors de notre portée. Tout n’est pas « design-able ». Le design doit savoir, même sur les aspects sociaux, connaître ses limites.
    Ce ne sont que des remarques tout à fait marginales : j’ai trouvé cet ouvrage splendide, extrêmement bien structuré et clair, passionnant. A lire en priorité par tous ceux qui, de près ou de loin, ont des activités de conception.

  • Pourquoi les idéologues n’aiment pas les débats ?

    Pourquoi les idéologues n’aiment pas les débats ?

    En écoutant l’excellente émission de Bock-Côté l’autre jour, et où les deux comparses (Mathieu Bock-Côté et Arthur de Watrigant) montraient – en s’appuyant sur la « polémique » créée par l’édito de Juillard reconnaissant De Benoist comme un penseur majeur – à quel point Plenel est un idéologue hostile à la discussion, je me suis fait la réflexion suivante.
    Un idéologue est un penseur pour qui le monde doit s’adapter à sa pensée, là où un penseur pragmatique cherche à comprendre la réalité en y adaptant ses modèles mentaux. L’idéologue est animé par des convictions, que rien ou presque ne peut faire changer. Il est donc logique qu’il n’aime pas le débat. Mais ce n’est pas le débat en tant que pratique que l’idéologue n’aime pas (cela peut être un bon outil de persuasion, s’il lui donne l’occasion de mettre en avant ses idées), c’est le débat en tant que concept.

    Débat rime avec recherche de la vérité

    Car le concept de débat introduit une idée simple, mais révolutionnaire : il existe une réalité dont on peut débattre, c’est-à-dire une réalité supportant plusieurs points de vue. En effet, le simple fait d’admettre que plusieurs points de vue existent, fait prendre conscience du fait que deux personnes regardent un objet (la réalité) avec deux perspectives différentes. Cela force mentalement à considérer dans un même mouvement la réalité, les deux points de vue différent, et cela en crée un troisième automatiquement. Celui de l’observateur qui, prenant du recul, peut considérer ces deux éclairages du réel, et donc la réalité. C’est l’introduction d’un doute possible dans la discussion : puisque deux points de vue sont possibles, un troisième pourrait-il être plus juste ? Dans l’image qui illustre ce modeste billet, le simple fait de considérer les deux personnages discutant pour savoir si c’est un 6 ou 9, fait apparaître un troisième point de vue (celui que le dessinateur a choisi) montrant un objet qui visiblement peut être vu comme un 9 ou un 6, selon le point de vue, mais aussi comme autre chose en décalant le regard.
    Ce mode de pensée n’est pas admissible pour l’idéologue : si le doute est possible, et si je peux me poser ces questions, c’est que j’ai réintroduit dans ma réflexion l’idée d’une correspondance entre mes représentations du réel et le réel, l’idée, donc, de vérité.
    L’idéologue déteste le débat car le débat repose sur l’idée de vérité, de doute, de séparation entre le locuteur et le contenu de son discours. Ce n’est pas le terrain de jeu de l’idéologue : il se situe dans un espace ou ce n’est pas la vérité qui compte, mais le fait de faire gagner ses idées. L’idéologue ne pense pas, il combat. Il ne doute pas, il manipule. C’est pour cette raison que Plenel ne cherche pas à montrer que De Benoist, ou un autre de ses adversaires, a tort, mais qu’il ne faut pas échanger avec lui.

  • Citation #156

    Dire du mal des autres est une façon malhonnête de se flatter.

    Oscar Wilde (1854 – 1900) écrivain, romancier, dramaturge et poète irlandais

  • Il n’y a pas de Ajar

    Il n’y a pas de Ajar

    C’est un petit livre brillant, drôle, intelligent, et – je crois que c’est le meilleur compliment que je pourrais faire à l’autrice – paradoxal. Il est paradoxal à plein d’égards : son sous-titre (« Monologue contre l’identité ») envoie dans une fausse direction (j’y reviendrai plus loin), sa structure (une préface de 30 pages pour un texte de 64 pages) indique un jeu de miroir entre l’auteur, son texte, ses personnages, bien en lien avec le sujet, mais montre aussi une hybridation de style entre l’essai et la fiction.

    Brillant objet multiformes

    Ce qui est sûr c’est que Delphine Horvilleur, femme rabbin, écrivaine, livre une magistrale oeuvre d’art sur l’identité, avec comme propos de rejeter non pas l’identité, mais le désir de pureté dans l’identité. S’appuyant sur le « caméléon » Romain Gary – Emile Ajar, elle souffle des idées puissantes, tissées entre elles très habilement, pour rejeter les identités prescrites, et chanter les louanges de la liberté des identités choisies, mais aussi passagères, inconscientes, mêlées, imaginées, hors-contextes. C’est une ode à la création, au roman, et à l’imagination, enracinée dans l’étrange personnalité multiple de Gary, et adossée par moment aux plus vieilles des histoires : celles de la Bible. C’est aussi un bel éloge du langage, et du sens qu’il peut (ap)porter. Le livre, en moins angoissant, m’a fait penser à la scène des miroirs dans la Dame de Shangaï. On pourrait reprocher à l’autrice sa virtuosité, mais ce serait comme reprocher à Cziffra de jouer la Campanella avec trop de brio !

    Le paradoxe de l’identité

    Je trouve ce livre admirable, mais il me semble mériter, non pas une critique, mais une remarque. Ce n’est pas un essai sur l’identité, bien sûr, mais on voudrait organiser, sur ce thème, un échange entre Nathalie Heinich et Delphine Horvilleur : en effet, le modèle de Heinich de l’identité sur trois plans, apporte plein de questions et d’éclairages au texte d’Horvilleur.
    Il me semble, ainsi, que c’est un bien grand luxe que de pouvoir ainsi rejeter les identités prescrites, quand à l’évidence on a eu l’occasion d’en avoir une, transmise, apprise, travaillée. Descendante de survivants des camps de concentration, on ne devient pas rabbin par hasard. Le problème de l’identité ce n’est pas du on/off, c’est un travail, un cheminement, que Delphine Horvilleur a fait, et continue à faire, visiblement, mais pour livrer une histoire en forme de pirouette esthétique. Prendre la liberté de jouer avec son identité implique d’être suffisamment stable sur cette identité : on ne joue qu’avec ce qui existe. Rechercher la cohérence identitaire est tout aussi important que de ne pas s’enfermer dans une recherche de pureté identitaire.

    La cohérence identitaire est un élément fondamental de la compétence à la vie sociale et, au-delà, du bonheur d’exister. Nathalie Heinich

    Par ailleurs, j’ai le sentiment à la lecture, que la grande intelligence d’Horvilleur, capable de créer des liens entre toutes choses, créative, brillante, montre aussi une sorte de frénésie virevoltante de récits. Les récits restent des récits, et s’ils ouvrent – c’est aussi leur fonction – sur du sens, de la tolérance, une capacité à vivre d’autres vies, d’autres filiations, ils présentent aussi l’inconvénient d’être imaginaires, et fictifs. Il est intéressant, aussi, de savoir recoller au réel. La vérité-correspondance ne doit pas être abandonnée pour la vérité-cohérence. Ce n’est pas antinomique. A nouveau, comprendre qu’il n’y a pas nécessairement de frontières nettes entre nos différentes identités, n’est pas synonyme de dissolution complète de l’identité. La réalité est que ces récits nous structurent, et sont autant de tuteurs pour guider notre identité. A quoi servirait un tuteur sans plant qui s’en sert pour grandir ?
    Mais ce ne sont que des remarques à la marge : j’ai pris un grand plaisir à lire ce livre simple et complexe, profond et léger, paradoxal et clair.

  • Mœbius – Jean Giraud

    Mœbius – Jean Giraud

    Je me suis rendu compte que je ne faisais sur ce blog presque uniquement que des billets de recensions de livres « classiques » (romans, essais), alors que j’ai passé au moins autant de temps à lire des BDs ou à regarder des séries. Je vais donc partager avec vous quelques-unes des oeuvres et des auteurs qui me paraissent les plus intéressants. Je commence par la BD.
    Quand on parle de bande-dessinée, par qui commencer sinon par Jean Giraud, aussi connu sous le nom de Mœbius ?
    Auteur prolifique, dont le dessin est reconnaissable entre mille (ligne claire et modelage au trait), il est à la fois le créateur de la merveilleuse série Blueberry (avec Charlier comme génial scénariste), classique de facture, comme d’histoires complètement barrées se passant dans des mondes imaginaires (L’Incal, Edena, Arzach l’arpenteur). Les reportages que j’ai pu voir montrent un homme modeste, sérieux et facétieux, plein de la douceur bienveillante de ceux qui ont trouvé un métier correspondant à leur passion. Il était également bon musicien, et ses talents créatifs l’ont conduit à collaborer beaucoup avec le cinéma (Alien, Tron, Abyss, le 5ème élément). Vous pouvez découvrir pas mal de ses oeuvres, ou d’hommages « dans le style de » sur Pinterest : par exemple, Moebius Jean Giraud. Pour terminer ce billet, non sans vous recommander, donc, de vous jeter sur Blueberry (vous pouvez découvrir une planche à l’encre de chine ici) et L’incal, je place une image que j’aime, tirée d’Edena, et qui illustre bien l’imaginaire de ce génie de la bande dessinée.

  • Greta a tué Einstein

    Greta a tué Einstein

    « Greta a tué Einstein » est un remarquable essai sur les mécanismes qui nous conduisent, collectivement, à être influencés par des manipulateurs, plutôt que par la science et la vérité.

    La science sacrifiée sur l’autel de l’écologisme

    Jean-Paul Oury, Docteur en histoire des sciences et technologies, éditeur de l’excellent site European Scientist et auteur notamment sur Atlantico, signe avec « Greta a tué Einstein » un excellent essai sur les méfaits de l’idéologie et du principe de précaution sur les débats publics concernant les sujets scientifiques et techniques.
    J’ai mis un peu – trop! – de temps à lire ce livre, car d’une part j’en connais déjà certains morceaux pour les avoir moi-même traités – beaucoup plus superficiellement – sur ce blog (par exemple sur les ondes, les nitrates, les OGM, le CO2, etc.), et d’autre part, je connais bien les travaux de Jean-Paul Oury – nous avons travaillé ensemble dans notre réseau de blogueur, et j’avais déjà lu son très bon « OGM, moi non plus ».
    Dans « Greta a tué Einstein » (le titre s’appuie sur le fait que ces deux personnages ont fait la une du Times magazine, en 1999 et en 2019), J.-P. Oury fait un parallèle saisissant entre le monde scientifique, et le monde des militants de l’écologisme (déifiant la Nature). Exemples nombreux et ultra-documentés à l’appui, l’auteur démontre comment les activistes ont réussis à pourrir les débats, pervertir la science, à culpabiliser et à faire peur, et finalement à politiser la science et l’information sur les technologies. Implacable dans son analyse, il montre comment le principe de précaution, manié sans vergogne, peut facilement être un argument à opposer à toute innovation et à toute nouvelle technologie. La lecture de ces chapitres, sur ces sujets que je connais déjà, est rageante, décourageante… mais très instructive !

    Espoir ?

    Fort heureusement, après la dénonciation de ces manipulations éhontées, J.-P. Oury revient sur un mouvement de fond, réel, qu’il nomme la « contre-attaque de l’Empire rationaliste ». Je constate comme lui la réalité de ces voix qui s’élèvent pour contrer les délires écologistes. Je me permettrai d’en nuancer la portée, cependant, car la période COVID récente a permis de constater, tout d’abord, une alliance inédite entre une partie des médias, les GAFAMs et le monde politique pour censurer presque toute expression d’opinion divergente de la « doxa » gouvernementale. Ensuite, ces fameux acteurs de la contre-attaque n’ont pas tous brillé par des prises de position rationnelles. Mais il est vrai que certaines vérités émergent (trop tard?) sur le nucléaire, sur les OGMs, sur l’IA , sur les postures anti-rationnelles. Je ne suis pas convaincu non plus, et c’est peut-être un des points aveugles de l’essai, que ces membre de la contre-attaque, en France, soient tant que cela prêt à aller démonter ces escroqueries intellectuelles que sont la « transition écologique », les « bilans carbones », et autre foutaises permanentes sur le CO2 humain qui provoqueraient des catastrophes… toujours prévues, jamais observées.

    A lire … pour en discuter

    Je recommande vraiment cet ouvrage, très riche et très documenté, tout en restant digeste et d’une longueur raisonnable. La réflexion finale m’a paru être une ouverture intéressante, sur la nécessaire réconciliation entre l’Homme et la Nature. Contrairement aux affirmations stupides des amis de Greta Thunberg, il n’y a pas d’opposition entre la Nature et l’Humain. L’humain fait partie de la Nature, et il a de tout temps utilisé sa créativité et son inventivité pour limiter les contraintes subies, et ce processus est appelé par l’auteur une « libération » plutôt qu’un « combat ». Il cherche, en s’appuyant sur Raymond Ruyer, une voie qui sort de la dichotomie « esprit »/ »matière », et qui redonne à l’Homme sa place à la fois singulière et dans le cosmos. Quelqu’un qui fait référence à la fois à Ruyer et à Popper dans sa conclusion ne peut pas être complètement malhonnête.