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  • Des sources de la connaissance et de l’ignorance

    Des sources de la connaissance et de l’ignorance

    C’est le titre d’une conférence donnée en 1960 par Karl Popper, à la British Academy, et édité par Payot.

    Limpide et essentiel

    Rien de nouveau, à vrai dire, puisque j’ai déjà lu quelques essais et conférences de Popper. Mais comme le thème est plus restreint, cela donne un texte d’une grande clarté, démonstratif et à vrai dire magnifique. C’est probablement une excellente manière, d’ailleurs, de découvrir le grand philosophe qu’était Popper.

    Vérité et connaissance

    La recherche de la vérité reste le thème central, ainsi que notre rapport à la connaissance : que pouvons-nous connaître, comment ? Les sources de notre connaissance sont-elles importantes ?
    Je vous partage un ou deux extraits pour vous donner envie, et montrer le style si beau de Popper, dans sa pureté de raisonnement.
    La réponse correcte à la question « De quelle manière pouvons-nous espérer déceler et éliminer l’erreur? » est, à mon avis, la suivante : « Par la critique des théories ou des suppositions formulées par d’autres et – pourvu que nous y soyons entraînés – par celle ne nos propres théories ou conjectures » (cette seconde démarche est tout à fait souhaitable, mais elle n’est pas indispensable, car si nous échouons à critiquer nos théories, il s’en trouvera d’autres pour le faire à notre place). Cette réponse énonce, sous une forme résumée, une position que je propose d’appeler « le rationalisme critique ». Il y a là une conception, une attitude et une tradition que nous avons héritées des Grecs.
    Il cite en fin de conférence un certains nombres de conclusions épistémologiques importantes : sans rentrer dans le détail, les voici listées (elles sont plus détaillées dans la conférence, mais je veux les garder quelque part):

    1. Il n’existe pas de source ultime de la connaissance
    2. la vraie question consiste à se demander si une assertion est vraie, c’est-à-dire si elle correspond, s’accorde, aux faits
    3. le moyen de faire cela consiste à tester cette adéquation, soit de manière directe, soit en soumettant les conséquences à l’examen et aux tests
    4. les procédures de test d’adéquation entre nos théories et nos observations peuvent être complétées par l’examen de la cohérence interne et la concordance de diverses sources historiques
    5. la tradition représente (en plus de la connaissance innée) la source la plus importante, en qualité comme en quantité, pour notre savoir
    6. si l’anti-traditionalisme est inconséquent, il en est de même du traditionalisme : chaque parcelle de ce savoir se prête à l’examen critique et est susceptible d’être invalidé
    7. la connaissance ne s’élabore jamais à partir de rien. Les progrès du savoir sont essentiellement la transformation d’un savoir antérieur, dans la modification de nos théories
    8. « Nous ne disposons pas de critères de vérité, (…) mais nous possédons bien des critères qui, la chance aidant, peuvent nous permettre de reconnaître l’erreur et la fausseté. La clarté et la distinction ne constituent pas des critères de la vérité, mais des traits tels que l’obscurité ou la confusion sont susceptiblesd’être des indices d’erreur. De même, la cohérence est impuissante à prouver la vérité, mais l’incohérence ou l’incompatibilité servent bel et bien à démontrer la fausseté.
    9. « Ni l’observation, ni la raison ne font autorité. (…) La vocation essentielle de l’observation et du raisonnement, voire de l’intuition et de l’imagination, est de contribuer à la critique des conjectures aventurées à l’aide desquelles nous sondons l’inconnu.
    10. Malgré la symétrie du tableau des idées (voir ci-dessous), il faut bien comprendre que selon Popper, la colonne de gauche (celle des mots et de leur sens) est sans intérêt, et celle de droite (où apparaissent les théories et les problèmes touchant à leur vérité) est d’une importance extrême. Il faut à tout prix éviter les questions qui ne sont que querelles de mots.
    11. « Toute solution d’un problème donne naissance à de nouveaux problèmes qui exigent à leur tour solution ; (…) Plus nous apprenons sur le monde, et plus ce savoir s’approfondit, plus la connaissance de ce que nous ne savons pas, la connaissance de notre ignorance prend forme et gagne en spécificité comme en précision. Là réside en effet la source majeure de notre ignorance : le fait que notre connaissance ne peut être que finie, tandis que notre ignorance est infinie. »

    et voici le tableau dont il question au point 9 :

    les idées, c’est-à-dire
    les désignations, les termes, ou les concepts les énoncés, les propositions ou les théories
    peuvent être exprimées sous forme de
    mots affirmations
    susceptibles d’être
    doués de signification vraies
    et leur
    sens vérité
    peut se réduire grâce à des
    définitions dérivations
    à celui / celle de
    concepts non définis propositions primitives
    vouloir ainsi établir (plus que déterminer par réduction) leur
    sens vérité
    entraîne une régression à l’infini

    Conclusion

    Je laisse comme souvent le mot de la fin à l’auteur, avec le dernier paragraphe de la conférence.
    Il convient, selon moi, de renoncer à cette idée des sources dernières de la connaissance et de reconnaître que celle-ci est de part en part humaine, que se mêlent à elle nos erreurs, nos préjugés, nos rêves et nos espérances, et que tout ce que nous puissions faire est d’essayer d’atteindre la vérité quand bien même celle-ci serait hors de notre portée. On peut convenir que ces tentatives comportent souvent une part d’inspiration, mais il faut se méfier de la croyance, si vivace soit-elle, en l’autorité, divine ou non, de cette inspiration. Si nous reconnaissons ainsi qu’il n’existe, dans tout le champ de la connaissance et aussi loin qu’elle ait pu s’avancer dans l’inconnu, aucune autorité qui soit à l’abri de la critique, nous pouvons alors, sans danger, retenir cette idée que la vérité transcende l’autorité humaine. C’est là une nécessité, car en l’absence de semblable idée, il ne saurait y avoir ni normes objectives de l’investigation, ni critique des conjectures, ni tentatives pour sonder l’inconnu, ni quête de la connaissance.

  • Mars, mon amour

    Mars, mon amour

    Sébastien Damart, avec qui j’ai eu le plaisir de travailler il y a quelques années, signe avec « Mars, mon amour » un joli roman de science-fiction. A quelques petites maladresses stylistiques près, je trouve sincèrement que c’est un super roman. Je recopie ici le 4ème de couverture qui dit bien de quoi il s’agit.
    2045. Une année qui fait date dans l’histoire de l’exploration martienne. Les premiers pas de l’Homme sur Mars. Une première mission. Quatre astronautes. Initier un réchauffement de la planète toute entière et permettre de rêver au débarquement de futurs colons.
    Dès son arrivée, l’équipage est témoin d’étranges phénomènes. La géologie et la météorologie martiennes semblent jouer avec les explorateurs. L’un d’entre eux, en particulier, rapidement convaincu d’être en présence d’une forme de vie animée d’un sentiment amoureux. Ce genre de sentiment pur et infini qui vous rend indestructible et qui dure éternellement…
    Cinquante ans plus tard. Un convoi spatial. Direction Mars pour récupérer un minerai précieux. Mars s’est réchauffée. Elle s’est réveillée. A-t-elle seulement oublié l’être aimé ? Et surtout, qu’est-elle prête à faire pour le retrouver ?

    L’ambiance est super, et l’amateur de SF que je suis y a trouvé son compte. On est dans une sorte de mélange entre « Seul sur Mars » et « Life : origine inconnue ». Les personnages sont bien campés, et le style efficace. Certains scènes sont proprement glaçante, dans la lignée des meilleures passages de la SF à suspens (j’ai pensé à Ad Astra). J’ai dévoré ce livre dont le scénario est très original, et je vous en recommande chaudement la lecture.

  • Ce que le monde doit au protestantisme

    Ce que le monde doit au protestantisme

    Le livre de Jean Robin « Ce que le monde doit au protestantisme » est un drôle d’objet : mal édité, écrit en grande partie par ChatGPT, volontiers simpliste, il n’en est pas moins intéressant dans son propos. La thèse en est simple : si l’Occident a vu naître en son sein un certain nombre de grands progrès pour l’humanité, il le doit en grande partie à la réforme protestante qui a permis, encouragé, et soutenu l’essor des sciences et de la liberté, de la démocratie et de la tolérance.
    Or, comme nous allons le constater, il y a un avant et un après la Réforme protestante, dans quasiment tous les domaines qui comptent. Donc certes, le protestantisme n’est pas le début de l’histoire, et les protestants se sont appuyés sur des connaissances, des sagesses et des savoirs qui les précédaient. Mais le bond gigantesque que le protestantisme a permis comme aucune autre croyance auparavant, et comme aucune autre croyance depuis, en fait une spécificité qui la distingue de toutes les autres croyances qui existent dans l’univers, y compris l’athéisme (qui n’est pas une croyance mais un système de pensée). C’est parce que cette spécificité a été niée jusqu’à présent qu’il convient de lire ce livre avec raison et ouverture d’esprit, que vous soyez protestant ou pas.

    Mal foutu

    La thèse est connue (Jean Robin cite d’ailleurs un certains nombres d’auteurs qui ont mis en avant cette idée … ), et l’effort de l’auteur consiste ici à lister, dans différents domaines (sciences, technologies, philosophie, politique, arts & littérature, etc.), les créateurs majeurs protestants, ou qui ont baigné dans un monde protestant.
    Le texte de Jean Robin est très court, convaincant, et volontairement partial (ce qui du coup n’amène pas beaucoup de possibilités de discussions). Les parties écrites avec ChatGPT sont fastidieuses à lire, et le côté « liste » est vraiment dissuasif.
    J’avais en tête que ce serait un ouvrage philosophique, ou un éclairage sur l’histoire des idées, mais ce n’est pas cela. C’est une recension assez complète, et unique ?, de tous les génies protestants.

    Intéressant quand même

    Mais cela reste une somme intéressante : d’une part certains auteurs mentionnent tous ces créateurs/inventeurs sans jamais expliciter le fond protestant dans lequel ils ont baignés (notamment Yuval Noah Harari), et d’autre part les listes d’auteurs importants par domaines sont utiles, et la présence dans chaque chapitre de citations assez nombreuses me sera très utile pour ma collection.

    Un étrange objet donc, pas inutile, mais très perfectible dans sa forme.

  • Citation #164

    J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire « Guerre et Paix » en vingt minutes. Ca parle de la Russie.

    Woody Allen (1935), réalisateur, scénariste, écrivain, acteur, dramaturge et humoriste américain

  • La Révolution racialiste

    La Révolution racialiste

    Mathieu Bock-côté signe avec « La Révolution racialiste » un bel essai, sans appel, sur le wokisme et d’autres virus idéologiques (comme il les nomme très justement). Le problème avec Bock-Côté, c’est que j’écoute son émission chaque semaine en podcast : j’ai donc déjà entendu ses raisonnements toujours justes et équilibrés, percutants sans être caricaturaux. Le livre ne m’apporte pas tant que ça du coup. Mais si vous ne savez pas ce qu’est le wokisme, ou le racialisme, et si vous voulez le découvrir dans le détail ce livre est pour vous.

    Documenté et honnête

    Bock-côté, à l’instar d’un Finkielkraut, connaît ses adversaires, les lit, les comprend et analyse leur manière de raisonner. Jusqu’à la nausée parfois, car dans le livre, l’auteur cite abondamment les cinglés manipulateurs qui sont les porteurs de cette idéologie dangereuse. Le quatrième de couverture le dit bien :
    On ne saurait segmenter une société sur une base raciale sans condamner chaque groupe à s’enfermer dans sa couleur de peau, qui devient dès lors l’ultime frontière au coeur de la vie sociale.
    La vision racialiste, qui pervertit l’idée même d’intégration et terrorise par ses exigences les médias et les acteurs de la vie intellectuelle, sociale et politique, s’est échappée de l’université américaine il y a vingt ans. Et la voilà qui se répand au Canada, au Québec et maintenant en France.
    Elle déboulonne des statues, pulvérisant la conscience historique, elle interdit de parler d’un sujet si vous n’êtes pas héritier d’une culture, et vous somme de vous excuser « d’être blanc », signe de culpabilité pour l’éternité. Le racialisme sépare et exclut, n’apporte pas de libertés qui qu’en disent ses hérauts, et, plus dangereux, modélise une manière de penser le monde.

    Dis de manière plus directe : les woke sont des gros racistes anti-blancs. Toute la misère vient des blancs, seuls responsables de tous les maux. Tout cela serait ridicule, et risible, si une partie des gens n’y prêtaient pas le flanc, soucieux de surtout, surtout, ne pas paraître racistes. Affligeant en 2023 : ce qui pouvait se comprendre dans les années 1980, il y a quarante ans, est franchement un signe de véritable connerie, et de manque de structure intellectuelle.

    Egalitarisme radical et contre-universalisme

    Derrière cette soupe idéologique, on retrouve à nouveau une logique égalitariste radicale (prête à couper des têtes pour que toutes fassent la même taille), et dans le même mouvement une négation de l’universalisme (qui ne serait qu’une forme de racisme déguisé).
    Tout cela est bien inquiétant : cela confirme le constat que ceux qui ont le pouvoir sont soit cinglés, soit suffisamment manipulateurs pour surfer sur de telles inepties pour garder le pouvoir. En trahissant l’intérêt du peuple. Un petit extrait pour finir, mais ce livre, en confirmant ce que l’on voit, énerve par la justesse de son constat, et confirme la léthargie de la population française, qui se laisse, sur ce sujet comme sur d’autres, malmener.
    La société occidentale est engagée dans une dialectique mortifère : le « développement de la puissance politique indigène » est indissociable de la soumission des élites, fascinées et effrayées par l’agressivité décomplexée de ceux qu’elle voit comme les nouveaux damnés de la terre. Si le décolonialisme ne représente évidemment pas l’opinion dominante chez les populations associées à la « diversité », on ne fera pas l’erreur d’oublier que ce sont les minorités idéologiques les plus résolues qui font l’histoire.
    On rencontre le paradoxe multiculturaliste : souvent, ceux qui revendiquent leur identité de « racisés » sur un mode militant refusent d’être renvoyés à leurs origines mais ne cessent de les brandir. Le régime diversitaire et l’idéologie multiculturaliste favorisent l’exacerbation de l’identité d’origine en décourageant l’intégration substantielle ou l’assimilation.

  • La dernière avant-garde

    La dernière avant-garde

    Romaric Sangars est écrivain, essayiste et rédacteur en chef de l’excellente section Culture du magazine L’incorrect. J’ai eu la chance d’aller faire dédicacer son dernier ouvrage, « La dernière avant-garde » dans la librairie Philippe Brunet (et de passer une bien bonne soirée ensuite avec la bande de l’Inco). Je lui ai dit que je le trouve « bouleversant », et c’est ce que je pense. Je lui ai dit aussi que je trouve qu’il est un très grand passeur de symboles et de sens. Je vais essayer d’expliquer cela. En précisant en préambule que le style de Romaric Sangars, flamboyant, lyrique et romantique, précis également, est vraiment très agréable, avec les accents d’un auteur qui mêlerait Chateaubriand avec Philippe Muray. Un régal !

    S’appuyer sur le Christianisme et les cisterciens

    Le sous-titre le dit (Le Christ ou le Néant) : il s’agit pour Romaric Sangars de puiser dans les racines chrétiennes de l’Occident pour retrouver du ressort et faire revivre notre monde décadent, en lui réinsufflant désir, passion, goût du défi, projection vers l’avenir. Ce qui est passionnant, dans cet essai, c’est que le sujet est traité par le biais du prisme de l’art et de son histoire. Que nous dit l’art sur l’état de notre société ?
    L’auteur revient sur un moment particulier de l’histoire, chez les Cisterciens, avec Bernard de Clairvaux11. Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux, né en 1090 à Fontaine-lès-Dijon et mort le 20 août 1153 à l’abbaye de Clairvaux, est un moine bourguignon, réformateur de la vie religieuse catholique.. Il explicite en quoi, spirituellement, philosophiquement, ce moment a constitué un tournant majeur en Occident : Bernard de Clairvaux (et les cisterciens) ont re-interprété et donné une nouvelle perspective, humaniste, au symbole du Christ, et de l’incarnation. Parvenant à joindre les contraires dans un même symbole, faisant tenir les opposés en équilibre, la croix montre qu’il faut penser le corps spirituellement et l’esprit de manière charnelle :
    Ni simple matière, ni signe transparent, le corps crucifié renverse sa signification par une transmutation spirituelle. Le corps est un signe, mais un signe crypté, à traduire. Parallèlement, l’esprit est quelque chose qui s’incarne. Toute la spiritualité chrétienne est fondée sur cette permutation […].
    Pour sortir du dualisme, et pour réintégrer dans la pensée et dans l’art une visée qui sans nier le réel cherche à le transfigurer. Pour Romaric, les deux fruits de la crucifixion, symboliquement, sont « le réalisme transfigurateur et le déploiement de la personne ». C’est ce qu’a apporté Bernard de Clairvaux avec le « troisième avènement ». Le troisième avènement, c’est le Christ qui s’incarne en chacun de nous. Bernard a rêvé cela, et l’a traduit dans sa spiritualité en l’étendant à chaque être humain.
    Passant de l’universel à une personne précise et de l’absolu au relatif, le processus de l’incarnation venait de franchir un nouveau degré dans l’Histoire humaine en intégrant une articulation inédite. C’était désormais un phénomène aux échos infinis qui pouvait se répliquer en chacun, n’importe où, à n’importe quelle époque, et cette nouvelle interprétation de la kénose22. La kénose est une notion de théologie chrétienne qui signifie que Dieu se dépouille de certains attributs de sa divinité., son actualisation intime, Bernard allait la nommer « troisième avènement », ou « avènement intermédiaire ». Cet avènement intermédiaire, voilà ce qui allait nous offrir un destin. Ce qui avait lieu dans la grande Histoire sacrée avait désormais un reflet dans l’humilité de nos brèves existences. De là, des possibilités narratives jusqu’alors inconnues à l’humanité. De là, l’intérêt inédit, du moins à ce niveau, de représenter un visage singulier, un paysage réel, une aventure personnelle, alors que l’Esprit divin pouvait y reluire, justifiant tous ces sujets jugés autrefois dérisoires, mettant à disposition des artistes l’entièreté du monde créé.
    Il y a énormément d’autres choses passionnantes dans ce remarquable essai, que je relirai. Je n’avais à vrai dire jamais eu une explication si claire et si directe de la symbolique du Christ sur sa croix. Et un éclairage aussi limpide sur les implication philosophiques du Christianisme… à part dans Nemo.

    Le pendant charnel et sensible de Philippe Nemo

    Je ne peux pas faire d’éloge plus direct et plus sincère pour saluer cet essai : il résonne de toutes part avec l’excellent livre de Philippe Nemo « Qu’est-ce que l’Occident ?« . Nemo revenait sur chacun de ce qu’il appelle les 5 miracles de l’Occident, et notamment : la « Révolution papale » des XIe-XIIIe siècles, qui a choisi d’utiliser la raison de la science grecque et du droit romain pour l’inscrire dans l’histoire éthique et eschatologique bibliques, réalisant ainsi la première véritable synthèse entre « Athènes », « Rome » et « Jérusalem » ».
    Il y est question de l’énorme travail mis en branle par Grégoire VII, et les moines. On découvre aussi, dans Nemo, comment les réflexions, à la même époque que Bernard de Clairvaux, d’un Saint Anselme33. Anselme de Cantorbéry (en latin : Anselmus Cantuariensis), connu comme le « Docteur magnifique » (Doctor magnificus), est un moine bénédictin italien né à Aoste (Italie) en 1033 ou 1034 et mort à Cantorbéry (Angleterre) le 21 avril 1109. impulsent une bascule profonde dans la manière de considérer nos péchés, notre salut, et la valeur de notre action individuelle. Il s’agit de l’invention de la responsabilité (ni plus, ni moins) donc de la liberté :
    Résumons l’argument. La justice requiert que l’homme fournisse réparation du péché originel. Mais il ne le peut. Dieu le peut, mais il ne le doit pas. C’est pourquoi le rachat ne peut être accompli que par un homme-dieu, seul être qui, tout à la fois, le doive et le puisse. D’où l’Incarnation et la Croix. Or, celles-ci étant survenues, la question désespérante de la disproportion entre faute et salut est résolue. Le Christ, en effet, expie alors qu’il est totalement innocent ; il gagne, de ce fait, un excédent infini de mérites – un « trésor de mérites surérogatoires », comme on dira plus tard – désormais disponible pour abonder la dette infinie résultant du péché de l’homme. Ainsi, le salut n’est plus une simple perspective. La grâce de Dieu a été donnée. L’humanité est d’ores et déjà sauvée par le sacrifice du Christ. De cette doctrine anselmienne de l’expiation résultait implicitement un changement de perspective quant à la valeur de l’action humaine. Si le « péché originel » a été intégralement racheté, il ne reste plus alors à chaque homme qu’à racheter les « péchés actuels » accomplis pendant sa propre vie et dont il est individuellement responsable. […] Dans ce schéma, l’action humaine retrouve un sens, puisque, désormais, toute action humaine, quoique finie, compte dans le bilan. Quoi que fasse chacun, en bien ou en mal, cela importe réellement.
    Voilà qui complète l’éclairage de la symbolique de la crucifixion d’une autre manière.

    Le mot de la fin

    Vous pouvez aller écouter/voir Romaric parler de son livre chez Lignes Droites, ou lire son interview dans les pages de L’incorrect. Mais je lui laisse ici le mot de la fin. Cette foi dans la possibilité de perpétuer la lumière divine dans l’humain, exprimée avec force, et beauté, je la partage.
    Alors certes, la civilisation née du christianisme, poursuivie sous la forme profane et désormais dépassée de la « modernité occidentale », après s’être globalisée, est aujourd’hui en pleine crise. Pour autant, les vérités spirituelles dont cette civilisation s’est faite le véhicule avant de les dévoyer, ces vérités-là sont inarrêtables. Après leur manifestation, tout se trouve à jamais troué d’infini. A nous rendre fou, à nous faire totalement dérailler, à nous faire regretter l’ancien esclavage tant le vertige nous parait insoutenable. Comment assumer une telle liberté et une telle exigence que celles qu’a délivrées le Christ ? Comment supporter une telle dignité et ce à quoi elle nous oblige ? Et comme il est plus rassurant d’aller se terrer parmi les mammifères ou de se muer en zombie fanatique.
    Les anciens cycles ayant été définitivement débordés, la posture d’avant-garde ne se révèlera par conséquent jamais ni dépassée ni caduque, du moment qu’on ne se trompe pas de champ d’action. Il n’y a qu’un contexte plus ou moins opaque, qu’un rétrécissement temporaire sur la voie majeure, mais une seule ligne et aucune recommencement.
    La lumière lui quelle que soit l’épaisseur des ténèbres ; quelle que soit l’épaisseur des ténèbres, la lumière poursuit sa course. Et tout au long de sa course, afin de se révéler, la lumière réclame de pouvoir atteindre de nouvelles beautés. Car du point de vue du dieu que nous portons en nous, et qui s’incarne : c’est la beauté qui justifie la lumière. Que les nihilistes se déchaînent par leurres ou par balles, qu’enragent les iconoclastes, que se révoltent les somnolents, mais beaucoup de beautés nouvelles, encore, manquent à la lumière.
    Nous n’en avons pas fini.